Mijn leven
(1877)–Mina Kruseman– AuteursrechtvrijA Mr. Gr. Cabel et à ses Élèves.
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donne un an pour me faire siffler, avant ce temps je ne m'avoûrai pas battue. J'ai voulu commencer par louer la grande salle de Steynway, pour y donner, au mois de Septembre, un concert à mes propres frais. Pas moyen, Mr. Steynway lui-même me l'a déconseillé, disant que j'aurais toute la presse contre moi, et qu'elle m'abîmerait tellement, qu'après une chute pareille je ne saurais plus jamais me relever dans l'opinion publique. ‘Vous ne seriez pas la première’, dit il, ‘elle en a fait tomber d'autres, des artistes de grand mérite, qui ont été obligés de retourner en Europe, ne pouvant rien faire ici.’ - Le fait est, que le public, qui est très intelligent et très sensé, ne sait rien de musique et l'avoue, de sorte qu'il ne juge pas. Il a un amour de son je dirais presque impitoyable; mais après avoir écouté, n'importe quelle musique, avec une attention presque religieuse, il se retourne de tous côtés et cherche quelqu'un à qui il peut demander avec confiance: ‘Dois-je admirer ou dédaigner ce que je viens d'entendre?’ Il faut donc, pour réussir, être sûre de ce quelqu'un, le public vient après. Strakosch est toujours le meilleur soutien qu'on peut avoir ici. Il est-à Londres, et ne vient à New-York que dans un mois. Il y a quelques jours, j'ai été à Long-Branch, ville de bain, à la mer. Je voulais voir s'il n'y avait pas moyen d'y faire quelque chose cet été. Tout le public de Long-Branch n'est que l'ombre et l'écho d'un seul homme.Ga naar voetnoot1 Cet homme possède l'hôtel, le théatre, l'église, le bateau à vapeur qui fait le service de New-York, etc. etc. Il est immensément riche, et amateur de musique enragé, toujours entouré d'artistes et mêlé à toutes les questions des théatres et des concerts. Rien de plus simple, diriez-vous, que de faire la connaissance de cet homme, et de m'adresser directement à lui. Non, pas possible, cet homme est le rival (en affaires) et par conséquent un peu l'ennemi de Monsieur S. et moi j'étais avec les S! Pas de chance, comme vous voyez! Puis j'ai maigri à bord du vaisseau, tellement maigri que mes beauxGa naar voetnoot2 bracelets ne tiennent plus! Encore un succès de moins! Moi qui comptais tant sur un succès de bracelets! - Si rien ne me réussit, je pars pour les Indes. Là au moins, je suis sûre de me faire une assez belle position en donnant des leçons, ça ne sera pas amusant, mais enfin, je me ferai une petite fortune qui me permettra, dans mes vieux jours, de rire de tous mes beaux rêves envolés! En attendant, je tourne la tête aux hommes ici, ce qui n'est pas difficile d'ailleurs, car ils sont toujours amoureux, ou prets | |
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à le devenir! Quand je chante, soit dans ma chambre, ou dans un des petits salons de l'hôtel, je fais les conquêtes les plus comiques, en voici une échantillon. J'ai deux jeunes gens pour proches voisins. Quand je suis venue ici, ils n'ont presque pas fait attention à moi, mais quand mon piano est arrivé et que j'ai chanté le soir, ils ont sifflé et dansé comme des enragés, jusqu'au milieu de la nuit! Le lendemain ils m'ont fait demander si je voulais les recevoir chez moi, parce qu'ils brulaient d'impatience de faire ma connaissance et de m'entendre chanter de plus près! (que la chambre d'à côté!) ils adoraient la musique! Et Monsieur Cabel, qui osé rire quand j'ai dit qu'ils pouvaient danser, si cela leur convenait! Voici une autre histoire. Un soir que j'avais chanté ‘La flamme brille’Ga naar voetnoot1 avec le trille en pointrine, une dame vient à moi, me met une main sur la pointrine et une sur le dos, et me dit, de l'air le plus doctoral du monde: ‘Quels splendides poumons vous avez! Je voudrais en avoir de pareils!’ - Et ces choses là se disent sérieusement, avec une expression d'extase dans le regard, qui vous tenterait de monter en pointrine jusqu'au ré dans les nues! C'est toujours à Monsieur A. que je parle, ne l'oubliez pas! Est-ce que Papa vous a envoyé la photographie de notre vaisseau, le Russia? Si jamais vous viendrez jusqu'ici, il faut écrire au moins un mois d'avance, pour avoir un outside-room, une de ces cabines que j'ai marquées au crayon, elles sont plus claires et plus spacieuses que les autres, et puis on y a des canapés, des trésors pour les pauvres gens qui ne vivent qu'à moitié. Encore autre chose. En arrivant à bord vous devez descendre aussi vite que possible dans le grand salon, derrière, y choisir une bonne place à table, le plus au milieu du vaisseau possible, parce qu'il y a moins de mouvement, et attacher une de vos cartes sur la nappe. C'est cette place là que vous garderez pendant tout le voyage. Et maintenant un mot pour P. Ma chère Monstertje, vous ne m'avez donné qu'une seule commission, et je l'ai bien mal faite, je l'avoue à ma honte, ou plutôt à la vôtre, car vous m'avez donné une lettre sans adresse, et New-York est si grand, que ce n'est pas possible, pour une étrangère surtout, de trouver une personne, si l'on ne sait pas le nom de la rue qu'elle habite et le numero de la maison. J'ai donc affranchie votre lettre et puis je l'ai mise à la boîte; si elle sera parvenue..... je n'en sais rien, espérons-le. Eh bien, Monsieur Cabel, êtes-vous content de ma lettre? En | |
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êtes-vous bien fier surtout? Je l'avais commencée avec de l'encre violette, il me semblait que c'était plus moi, c'était une petite coquetterie, que j'avoue de loin, mais quand j'avais fini une page, cela me parut trop beau, et puis je me disais: ‘ils ne le méritent pas, tous ces archi-paresseux qui n'écrivent pas, qui ne me répondent pas même! Je vais déchirer ma belle page violette et puis je vais leur parler en noir. Si ce n'est pas tout à fait moi, tant pis! Car moins je me ressemble et moins je vaux! Et puis c'est Monsieur Cabel qui fera la lecture de ce griffonnage sans fin, si je n'ai pas un peu pitié de ses vieux yeux, il va me jeter au feu; toute violette que je suis, sans dire à personne que je l'ai appelé trois fois paresseux!’ Et maintenant je ne vous ai pas encore dit comment je trouve New-York. L'arivée en rade est magnifique! Déjà à une bonne distance de la terre, la mer est parsemée de petites iles, dont quelques unes sont de vrais bouquets de feuillage, tandis que d'autres servent de forteresses et ne vous montrent de loin que des remparts et des canons. Plus on approche de la ville, plus on voit des vaisseaux à voiles, des bateaux à vapeur et de petits batiments de toutes formes et de toutes couleurs se suivre, se rencontrer et se croiser en tous sens. C'est charmant de vie et d'activité! Et comme on est heureux de revoir enfin la terre! De la sentir ferme sous ses pieds! Et puis les arbres, et les voitures! Ces mille choses qu'on remarque à peine dans la vie ordinaire, et qui paraissent si belles après un voyage sur mer! La mer est belle aussi; mais c'est si triste un voyage par mer, que je ne veux plus y penser. La ville de New-York m'a frappèe, comme jamais aucune autre ville au monde ne m'a frappée encore! Les rues sont belles avec de larges trottoirs, et les maisons toutes couvertes d'enseignes les plus différentes et les plus bizarres, ont toutes les formes que l'imagination plus ou moins ordinaire ou excentrique de leurs propriétaires a voulu leur donner. La circulation des voitures est immense, il y a des rues dans le quartier commerçant de la ville où les roues des voitures se touchent continuellement, de sorte que ce n'est pas une voiture mais un paquet, une seule masse de voitures qui s'avance d'une pièce. Puis les marchands ambulants avec leurs charrettes à sonnettes, et les autres qui poussent des cris impossibles pour attirer l'attention du public, et sur les trottoirs, les annonces, collées sur des morceaux de bois de toutes les formes; et les dames avec leurs éventails et leurs toilettes blanches; et les hommes, toujours affairés et polis. C'est étrange, et c'est orriginal, mais c'est sympathique. Au premier moment New-York me fit penser à Paris, mais le mouvement est plus actif ici, et, je dirais presque, plus honnête, plus comme il faut. Ce n'est pas l'oisiveté, c'est le travail qui circule. C'est la nécessité d'avancer qui fait courir le monde, | |
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l'espoir de devenir quelque chose de plus qu'on n'est, ou le désir de rester toujours ce qu'on est devenu à grande peine. Quelle force, quelle énergie, quelle vie et quelle activité! Jeunesse c'est le mot qui résume tout. Vous rirez peut-être de moi, quand je dis que j'aime ce pays, moi, qui y suis à peine, mais je n'y puis rien, je m'y sens chez moi, comme si je n'avais jamais été autre part dans le monde, et je cause avec les gens dans un langage impossible, comme si jamais de ma vie je n'avais parlé autre chose! Dieu sait pourtant ce que je leur raconte parfois! Quant à moi, je n'en comprends pas la moitié! Cependant je fais des progrès merveilleux en anglais et je vous défierais presque de vous tirer aussi adroitement d'affaire que moi je le fais. Je sors seule, je prends des omnibus, des chemins de fer américains, des bateaux à vapeur et j'arrive à une ville à l'autre côté de la mer, deux heures d'ici, où j'ai des visites à faire à des amies de Madame S.; le lendemain je reviens de même, je fais des commissions, je loue un piano, j'achète des chants nationaux prix d'artiste, et en revenant je raconte à la dame de la maison l'histoire de Faust et Marguerite, qu'elle trouve si touchante, qu'elle finit par pleurer en répétant toujours: ‘Poor thing! poor thing!’ Que dites-vous de ces merveilles? Pourriez-vous en faire autant, vous qui avez une bonne mémoire et qui m'avez dit que vous sauriez l'anglais avant moi? Ecoutez, entre nous, je suis plus adroite qu' instruite, et je gesticule plus que je ne parle parfois; le tout c'est d'oser être ridicule! - La famille S. a été toujours charmante pour moi. Madame qui, en vraie américaine, ne me plaisait pas énormément au commencement, est une de ces femmes fermes et bonnes qu'il faut connaître, pour les aimer. Monsieur est la bonté en personne, toujours prèt à rendre service à tout le monde, et pour lui-même toujours content de tout. Et les enfants sont aimables au possible, le petit garçon surtout, mon grand ami, qui s'est lèvé a six heures du matin l'autre jour pour me dire adieu, quand je suis partie de Long-Branch! - Alors Monsieur S. est revenu avec moi à New-York pour m'aider à chercher un quartier, que nous avons trouvé assez vite et où il m'a installée le soir même. Nous sommes douze locataires ici, qui déjeunons, dînons et soupons tous ensemble avec la dame de la maison. Pour le reste nous nous disons ‘bonjour’ et ‘bonsoir’ et c'est tout; car il va sans dire, que j'ai laissé mes deux jeunes gens à l'autre côté de notre porte commune! D'ailleurs nous n'avons que nos chambres à coucher; trois salons en bas sont à la disposition de tout le monde pour recevoir nos connaissances et nos amis. La dame de la maison est charmante pour moi et ne sait quoi faire pour m'être agréable. Quant à son enfant, une petite fille de trois ans, belle comme une gravure anglaise, elle vient | |
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me voir vingt fois par jour pour me raconter de longues histoires en anglais et se mettre à rire aux éclats, quand elle voit que je ne la comprends pas. Et maintenant, grande famille de paresseux, voici mon adresse: ......................... Vous pouvez bien m'écrire trois fois avant que je n'aie besoin de vous répondre, car les 14 pages que voici, ne sont pas une réponse mais une avance, qui me permet au moins deux mois de repos absolu! Le temps d'attendre la saison des concerts. Recevez tous mille et mille bonnes choses de ma part pour vous-mêmes ainsi que pour toutes vos familles; grondez-vous les uns les autres en mon nom et écrivez tous bien vite à votre dévouée
Mina krüseman.
PS. Je vous prie tous de ne pas dire à Papa que je vois si peu de chance de réussite ici, car du jour au lendemain je puis trouver quelque occupation et ce n'est pas nécessaire de l'inquièter inutilement. Je ne vous aurais rien dit non plus, si ce n'eut pas été que je voulais prévenir Mr. A. dont la position ne ressemble pas à la mienne et qui n'a donc pas besoin de courir si loin pour chercher le succès. |