Madame Steveniers. Bruxelles.
Paris, 31 Juillet '70.
Chère Madame Steveniers!
Quel siècle que je n'ai rien entendu de vous! Et Papa qui est paresseux comme les autres, et ne m'écrit plus non plus! De sorte que je ne sais plus rien de vous, et cela dans un temps de misère comme celui-ci!
.........................
surtout dans ces jours-ci .............. qu'on n'entend parler que de maladie et de mort; que la guerre prend tout ce qui se porte bien et tout ce qui se sent jeune et fort, et ne laisse chez eus que les malheureux, cela nous fait du bien de savoir, au moins que nos amis se portent bien et n'ont rien à faire encore avec les misères qui nous menacent de ci près ici. Je ne me suis jamais sentie aussi heureuse d'être seule que maintenant. Quel bonheur de n'avoir ni parents, ni amis, ni connaissances même qui soyent obligés de prendre part à ce massacre horrible, qu'ils osent envisager ici comme une guerre glorieuse, au lieu d'y voir un crime monstrueux!
Parfois les français me paraissent plus spirituels que sensés, et dans ces moments ci plus fièvreux, plus fous encore que spirituels! Quelle nation sans volonté! Et quelle enthousiasme de feu de paille!Ga naar voetnoot1 Ces gens sont réellement faits pour obéir, pour être esclaves, malgré leur gaîté qui, sans leur donner le courage de se rendre libre, leur procure pourtant la satisfaction de rire de leurs propres misères!
La Marseillaise est chantée partout, aux boulevards, aux cafés, aux théatres, à l'opéra même, partout, et partout on l'acclame avec frénésie! Cette même Marseillaise qu'il était défendu de chanter, il y a quelques mois, et qu'on est obligé de chanter maintenant! Chez Monsieur Cabel aussi elle occupe la place d'hon- | |
neur depuis quelques jours, et tous les élèves doivent la chanter, au grand amusement du pauvre professeur, qui un jour, quand elle sera defendue de nouveau, la fera entonner encore, par pure habitude!
Papa vous aura bien dit, je pense, que mes vacances ne commencent qu'au mois de Septembre, donc, si la guerre n'en décide pas autrement, je serai à Bruxelles dans un mois. En attendant j'étudie de mon mieux et j'espère que Monsieur Steveniers sera content de moi et trouvera encore quelques heures de libre pour son ancienne élève, qui, à force de crier et malgré les querelles avec son professeur, commence pourtant à ne plus avoir peur des notes élevées, de sorte que Didon n'aura plus besoin de descendre pour maudire à son aise et mourir avec courage! Mr. Cabel est très bon pour moi et se donne beaucoup de peine pour m'apprendre mes roles; mais la scène, c'est quelque chose de terrible pour moi! Je ne sais pas pourquoi, car je n'ai jamais été ni timide ni peureuse, et là je me sens si grande, et si gauche, si gênée de moi-même enfin, que c'est comme si j'ai des jambes et des bras de trop et une tête qui n'est pas la mienne! Enfin, ça passeraGa naar voetnoot1 j'espère, en attendant ça ne passe pas vite!
.........................
Mina Krüseman.
|
-
voetnoot1
- Je n'ai compris que plus tard que toutes les nations sont faites pour obéir et que l'esclavage est le signe distinctif de toutes les corporations, de toutes les masses, et de toutes les foules. La Liberté est individuelle. Aussi, ceux qui ne sont pas faits pour obéir commandent, et tiennent quelques fois tout une nation au bout de leur plume. L'empereur Napoléon III a été de ceux-là, le Prince Von Bismarck l'est encore. Le Cardinal Antonelli ne s'est paa même contenté d'une nation toute entière, il lui a fallu l'anciclique et le dénier de St Pierre! Tous les catholiques lui ont obéi!
(Note de 1877.)
-
voetnoot1
- Et c'est passé le jour même où j'ai compris mon professeur. Monsieur Cabel, le mari d'une femme de talent, à laquelle il doit sa réputation, est un de ces professeurs bien vus, dont le mérite principal consiste à démolir. Ces messieurs à la mode ont un talent curieux, c'est celui de convaincre les élèves de ce qu'ils ne savent rien. Pour en arriver la ils commencent par donner à l'élève une partition de chant écrite trop haut ou trop bas pour sa voix; l'élève, plein de confiance dans son nouveau professeur, qu'il considère comme un homme de talent, obéit et crie ou hurle à pleins poumons, pour atteindre aux notes qu'il ne possède pas. Le professeur enchanté de son zèle, lui demande très naïvement pourquoi il crie si fort? L'élève ébahi lui répond que c'est pour être entendu. Le professeur, plus ébahi encore, lui dit qu'il n'a pas besoin de forcer la voix pour cela, qu'il chante assez fort, trop fort même, qu'il ferait mieux d'étudée les demie teintes, et de chanter mixte pendant quelques temps, (ce qui veut dire, de pousser des sons étranglés en fermant la gorge autant que possible.) L'élève, ne comprenant rien aux ruses de son professeur, les accepte comme des finesses et fait de son mieux pour atteindre aux mêmes notes impossibles sans voix. Il en résulte naturellement que l'élève s'enroue et devient poussif. Le professeur alors le met en scène et l'engage à ‘bien jouer’ son role.
L'élève, habitué à déclamer, monte l'estrade et ne doute de rien. Mais à la première phrase déjà la respiration lui manque.
‘Vous avez oublié de respirer,’ dit le professeur ‘recommencez-moi cela.’
L'élève recommence, mais s'il triomphe de la première phrase, il glisse à la seconde, grâce à une note trop élevée ou trop profonde pour sa voix.
‘Vous avez manqué un si naturel, ou un mi bèmol,’ dit le professeur, veuil-lez reprendre le tout.’
Et l'élève recommence, faisant pour la troisième fois le même geste, qu'il manque cette fois-ci parcequ'il pense à sa respiration, à son si naturel, ou à son mi bémol.
‘Vous avez manqué votre entrée’, dit le professeur, ‘allons, revoyez-moi tout cela, ne vous fatiguez pas, nous réglerons la mise en scène plus tard, c'est assez pour aujourd'hui.’
Et l'élève retourne chez lui, sans comprendre comment il se fait, qu'il devient de jour en jour plus bête!
Le voilà enfin arrivé au point où le professeur voulait l'avoir!
Il doute de lui-même!
Heureux de voir qu'il a perdu son aplomb, le professeur saisit ce moment propice pour lui dire en termes techniques qu'il ne vaut rien.
‘Vous aurez bien de la peine à parvenir.... vous n'êtes pas fort.... vous manquez de respiration.... vous avez la voix fatiguée.... vous devez être bien prudent.... ménagez-vous... ne forcez pas la voix....’
L'élève jeune, bien-portant, robuste même, est capable de se croire poitrinaire. Il n'est plus sûr de rien! Il est sur le point d'abandonner sa carrière d'artiste et de s'enroler dans l'armée pour être tué plus vite!
‘Mais non, mais non,’ dit le professeur prévoyant, ‘comme vous vous laissez abattre! Vous parviendrez,... patience;... il vous faut du temps, de l'étude, du courage.....’
S'il ajoutait encore: ‘Et à moi, il me faut de l'argent!’ l'élève comprendrait, mais c'est ce qu'il n'ajoute pas. Et l'élève chante toujours, se forçant la voix, se gatant la poitrine, se ruïnant de toutes les façons, jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien, ou bien.... jusqu'à ce qu'il devine sou maître et lui échappe!
Note ajoutée en 1877.
|