Verzamelde werken. Deel 6. Biografie
(1950)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekend
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Ce qu'Érasme ne comprenait pasGa naar voetnoot*Ga naar voetnoot1Mélanchthon, dans l'éloge d'Érasme qui lui servit de thème pour une de ses célèbres Déclamations, a donné place, parmi le bref récit des faits de sa vie, à un épisode que ne rapporte aucune autorité contemporaine. Érasme, selon lui, voyant les maux qui frappaient la France et l'Italie par suite de la guerre que le Pape Jules II avait déchaînée contre Louis XII, aurait écrit sa Querela Pacis. On en aurait parlé au Pape, et celui-ci, furieux, aurait fait venir Érasme. Tous les assistants s'attendaient à une apostrophe violente contre le pauvre humaniste terrifié. Le Pape cependant se serait contenté de l'admonester doucement de ne pas écrire sur les affaires des rois. ‘Vous n'entendez pas ces choses là’ - lui aurait-il dit -, tu talia non intelligis. Comme autrefois, ajoute Mélanchthon, le tyran Phalaris l'avait dit au poète SimonideGa naar voetnoot2. L'anecdote ne peut être vraie, ou du moins elle n'est pas exacte. Lorsque Jules II se tourna contre les Français, pour ‘libérer l'Italie des barbares’ (1510-'11), Érasme avait quitté ce pays depuis plus d'une année. La Querela Pacis ne fut pas écrite avant l'été de 1516. Quant au fait même d'une entrevue personnelle avec le Chef de la Chrétienté, est-il probable qu'Érasme ou ses contemporains aient pu passer sous silence le souvenir d'un honneur si insigne? Pourtant l'anecdote de Mélanchthon n'a pas été inventée de toutes pièces. Érasme avait été plus ou moins mêlé à ces ‘affaires de rois’ de Jules II. Voici ce qu'il en rapporte lui-même. ‘Lorsque j'étais à Rome, j'ai déconseillé d'entreprendre la guerre contre les Vénitiens, à la requête du très révérend seigneur Raphael, cardinal du titre de Saint GeorgeGa naar voetnoot3, qui m'en pria au nom de Jules; car cette question se traitait alors dans le consistoire des cardinaux. Ensuite j'ai recommandé la guerre contre Vénise. Le dernier avis l'a emporté, quoique j'eusse traité le premier avec plus d'ardeur et de conviction. Par la perfidie de quelqu'un l'original de ce traité a été égaré. J'avais commencé de renoter de mémoire quelques points de l'argument, et je crois que | |
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ces notes se cachent quelque part parmi mes papiers.’Ga naar voetnoot1 - Il y revient aussi à propos de l'adage Dulce bellum inexpertis, rédigé en 1514, où il dit: ‘Nous traiterons ces choses plus en détail, lorsque nous publierons le livre auquel nous avons donné le titre d'Antipolemo, livre que nous avons écrit jadis à Rome à l'adresse du Pape Jules II, au temps où l'on délibérait pour savoir si l'on devait entreprendre ou non la guerre contre Vénise’Ga naar voetnoot2. Voilà donc Érasme sous un jour assez surprenant. Le grand pacifiste écrivant tour à tour contre et pour la guerre et qui confesse franchement d'avoir abandonné sa conviction intime pour défendre l'opinion contraire! N'est-ce pas là l'humiliation profonde dont il devait se venger si cruellement en écrivant le dialogue Iulius exclusus e coelis?Ga naar voetnoot3 - Cependant pour juger raisonnablement sa conduite il importe de se rappeler deux choses. D'abord il faut bien se représenter les circonstances. Il était bien difficile de résister à un esprit tyrannique tel que Jules II. D'autre part la cause à décider était ambiguë. N'oublions pas qu'Érasme n'a jamais professé un pacifisme sans réserve. Il a toujours reconnu la possibilité du bellum iustum, et même d'une vraie gloire militaire. Belli gloria tum verum habet decus cum ad id coegit necessitas aut patriae pietas. La gloire de la guerre est vraiment un honneur lorsqu'on y est contraint par la nécessité ou l'amour de la patrieGa naar voetnoot4. Définition trop vague, hélas! et susceptible, alors comme aujourd'hui, des interprétations les plus diverses. Il a donné un exposé assez systématique de ses idées sur la guerre juste dans le chapitre XI de son Institutio Principis christianiGa naar voetnoot5. Le bon prince n'entreprendra la guerre que lorsque tous les efforts faits pour l'éviter auront été vains. Et si la cause paraît juste, il devra encore considérer avec soins les sacrifices que cette guerre va exiger et il devra se demander si le but à atteindre vaut vraiment de tels frais. - Les princes s'imposent: ma cause est juste: il faut faire la guerre. Comme si jamais un titre manquait entre tant de traités et d'alliances or conclus, or rompus. - Les lois pontificales ne désapprouvent pas toute guerre. Saint Augustin et Saint Bernard l'ont approuvée. Cepen- | |
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dant l'enseignement du Christ, de Saint Pierre et de Saint Paul est tout autre. Pourquoi leur autorité a-t-elle pour nous moins de poids que celle de Saint Augustin ou de Saint Bernard? - On allègue qu'il ne faut pas délaisser le droit. D'abord ce droit n'est souvent que le droit particulier d'un prince, lequel lui vient de ses ancêtres et dont la poursuite ne vaut pas tant de maux pour le peuple. De plus c'est le consentement du peuple qui constitue une bonne part de la puissance souveraine. Pourquoi ne pas avoir plutôt recours à des arbitres? Il y a tant d'évêques, d'abbés et de lettrés, tant de graves magistrats, auxquels il vaudrait beaucoup mieux confier le litige que de le résoudre au prix de tant de carnage, de pillage et de désastres pour le monde entier... Malgré cela Érasme, plus tard, avait à se défendre contre le reproche d'avoir diffamé le métier des armes. ‘Je suis sévère envers la guerre, je la déconseille fortement et j'exhorte à la paix chaque fois que cela est possible. Cependant je n'ai jamais détesté la guerre au point de la condamner purement et simplement.’ Il ajoute: on me dit que Luther réprouve absolument toute guerre, et qu'il écrit que ceux qui résistent aux Turcs, résistent à DieuGa naar voetnoot1. En 1509, lors du conflit de la Ligue de Cambrai, il était bien permis à un simple humaniste d'hésiter en toute bonne foi pour savoir si la cause du pape guerrier était juste ou non. Ne condamnons pas trop sévèrement l'homme qui s'est absous lui-même de son manque de fermeté en la confessant. Il lui était permis d'hésiter encore, lorsque, beaucoup plus tard, en 1530, il fut invité à se prononcer sur l'utilité d'entreprendre la guerre contre les Turcs. Dans un long traitéGa naar voetnoot2 il reprend toutes ses argumentations et toutes ses lamentations exprimées tant de fois sur la folie de la guerre. Mais au moment de donner un avis définitif, il se dérobe. Vers la fin il imagine un interlocuteur lui disant: ‘Qu'est-ce que veut dire un discours si prolixe? Dites clairement: jugez-vous qu'il faut combattre ou non?’... Et il s'en tire en disant: ‘Je ne dissuade pas de la guerre, mais je voudrais qu'elle fût entreprise et menée heureusement’. Il entend, par un esprit chrétien, la conquête de l'Empire turc suivie par une politique patiente de conversion. Il rejetait l'opinion de ceux qui jugeaient défendue aux Chrétiens toute guerre quelle qu'elle fûtGa naar voetnoot3. C'était Luther qui avait pris ce point de vue, en | |
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appelant la guerre contre les Turcs une rebellion contre Dieu, qui punit par les Turcs les péchés des ChrétiensGa naar voetnoot1.
Tu talia non intelligis, ne vous mêlez pas des affaires des rois, vous n'y entendez rien. Si les mots n'ont pas été prononcés comme l'imaginait Mélanchthon, c'était bien le jugement qu'aurait porté le pape belliqueux que fut Jules II sur les opinions de l'auteur de tant d'écrits qui flétrissent la guerre. Et non sans quelque raison, tout bien considéré. Érasme ne fut jamais un esprit politique, dans aucun sens du mot. Il était de ceux qui se forment leurs jugements politiques en donnant libre cours à leur indignation morale d'une part, et à leur vision idyllique d'un bonheur parfait de l'autre. Si j'étais l'Empereur, dit le saleur de harengs du Colloque Ichthyophagia, j'aurais traité aussitôt avec le roi de France comme voici. Mon frère, un mauvais esprit a suscité entre nous cette guerre... Tu t'es montré un guerrier fort et énergique. La Fortune m'a été favorable et t'a fait captif au lieu de roi. (C'est après la bataille de Pavie, François I est en captivité à Madrid). Ce qui t'est arrivé aurait pu tout aussi bien m'arriver, et ton malheur nous avertit tous de la condition humaine... Eh bien, nous nous combattrons d'une autre manière. Je t'accorde la vie, je te donne la liberté, et, au lieu de te traiter en ennemi je te reçois en ami. Que tous les maux passés soient oubliés... et dorénavant ne rivalisons plus qu'en bonne foi, en bons offices et en bienveillance. - Ce n'est que le poissonnier qui le dit, Érasme le sait bien. Mais au fond ce sont bien là ses ideés. Quelle tâche pour le prince qui règnerait en temps de paix! L'histoire nous apprend, - dit Érasme -, que la plupart des séditions sont nées de trop fortes exactionsGa naar voetnoot2. Le bon prince ne doit pas irriter ses sujets par de tels agissements, ou du moins aussi peu que possible. Il tâchera de gouverner sans se faire rétribuer. Son office est trop haut pour lui permettre d'être marchand. De plus le bon prince a tout ce que possèdent ses sujets qui l'aiment. Il pourra donc se donner aux travaux de la paix: assainir les villes, bâtir des édifices publics, des ponts, des églises, des quais, dessécher les marais etc.Ga naar voetnoot3. | |
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Érasme a toujours pensé que la bonne volonté des princes pourrait suffire à assurer la paix du monde. Il ne s'est jamais rendu compte de la naïveté de ses idées politiques. Il a même eu très bonne opinion de l'importance de son oeuvre de pacifiste. Nous avons vu plus haut qu'il était porté à attribuer la décision des cardinaux, en ce qui concerne la guerre contre Vénise, à l'impression produite par son avis. Il se fait désigner par Charon, dans le Colloque de ce nom, comme un ennemi personnel bien susceptible de le priver d'une grande partie de ses revenus en diminuant fortement le nombre des ombres que les guerres amènent aux enfers: ‘un certain polygraphe, dit-il, qui ne laisse de traquer la guerre par sa plume et d'exhorter à la paix’Ga naar voetnoot1. Est-ce à tort qu'Érasme a attaché une si grande importance au côté pacifiste de son infatigable activité? - On ne saurait l'affirmer. S'il n'a, pas plus que d'autres avant ou après lui, su renouveler la face du monde, si la succession sans fin de guerres toujours nouvelles a continué jusqu'ici, il n'a cependant pas parlé en vain. Il a inspiré l'horreur de la violence injuste et l'amour de la concorde aux penseurs de toute une époque. Il a préparé le sol pour recevoir la semence, lente à mûrir, de l'oeuvre de Grotius.
Tu talia non intelligis. C'est la réponse que donneront toujours les esprits purement et étroitement politiques à ceux qui osent espérer, malgré tout, une politique dirigée vers un but plus haut que l'intérêt particulier d'un de ces minuscules organismes cosmiques que nous appelons États. Tu talia non intellexisti. Mais n'est-ce pas à cela que revient ce qu'Érasme fait, à son tour, répondre à Jules II par Saint Pierre, à l'entrée du royaume céleste? - Vous, pape, prince, peuple guerrier, vous n'avez pas compris ‘ces choses là’. Mais cette fois ‘ces choses là’ ne sont pas les maximes de conduite nécessaires pour conquérir un pays ou dompter un peuple libre, mais les principes mêmes d'une vie sociale qui élève l'homme au dessus de la bête. Ce n'est pas Jules II seul, ce sont tous ceux là que l'esprit d'Érasme flétrira toujours dans la satire la plus mordante et la plus mortifiante qui fut jamais écrite. |
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