Verzamelde werken. Deel 2. Nederland
(1948)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekend
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La physionomie morale de Philippe le BonGa naar voetnoot*C'est un problème de méthode assez curieux que de se rendre compte comment les données littéraires se rapportant à la description d'un personnage historique s'accordent souvent avec l'impression produite par les portraits sculptés ou peints, au point que nous nous en formons une seule image concluante et convaincante, où se fondent nos perceptions intellectuelles et esthétiques. Il va sans dire que cette harmonie potentielle de nos notions n'aboutit jamais aux formules d'une psychologie scientifique. Tout au plus ce sera l'une de ces visions à peine définies dont se compose le trésor de la pensée historique. Prenons le cas du duc de Bourgogne Philippe le Bon. On accordera qu'il vaut la peine, du point de vue de l'histoire de l'art comme de celui de l'histoire politique, de déterminer si nous possédons une image exacte et claire de ce personnage important et ambigu. Dans l'histoire du moyen âge, hors de l'Italie, c'est peut-être le cas le plus ancien où l'état de la tradition, tant iconographique que littéraire, nous permette de comparer assez de données, pour que notre investigation méthodique ait quelque valeur. La lignée des Valois de Bourgogne a été éminemment heureuse quant aux portraitistes qu'elle a trouvés. C'est le premier duc, Philippe le Hardi, avec sa femme Marguerite de Flandre, conservés vivants pour nous dans la sculpture de Claus Sluter à Champmol. C'est Jean Sans Peur, dont la figure maussade et énigmatique nous est présentée par l'exquis petit portrait de la main d'un inconnuGa naar voetnoot1, dont le musée d'Anvers possède la meilleure réplique ou copie. Philippe le Bon et Charles le Téméraire, tous les deux, seront peints par Roger de la Pasture, et décrits par Chastellain. Chose curieuse: Philippe le Bon, le plus fameux et le plus fortuné de tous, n'a pas trouvé dans l'art funéraire un monument digne de lui, alors que nous y rencontrons de si splendides effigies des autres ducs. Or tandis que le Charles Téméraire du musée de Berlin est censé être un original de la main de Roger, on s'accorde à ne voir que des copies dans les nombreux exemplaires du portrait de Philippe le Bon, | |
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1. rogier van der weyden, philips de goede (Madrid, Koninklijk Paleis)
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différents entre eux, mais dépendant tous d'un ou deux types presque identiquesGa naar voetnoot1. Il est clair que le portrait du prince a été l'object de reproductions assez fréquentes. L'exemplaire du palais royal de Madrid est tenu pour le meilleur du point de vue artistique. Il correspond presque absolument à celui du musée de Gotha. Ces deux tableaux, tout en n'étant que des copies, trahissent encore la main du maître. Quand on leur compare le portrait conservé dans le musée d'Anvers, il est évident que celui-ci en représente une variante assez différente. L'expression du visage surtout n'est pas la même. Pour le reste, les portraits du Louvre et de Lille représentent une série de copies d'un type où l'on a ajouté le chaperon, et parfois les mains; ils portent l'empreinte d'une exécution machinale et malhabile, qui a fait les traits rigides et sans vieGa naar voetnoot2. A côté de ce portrait peint, unique au fond, parce que tous les exemplaires en semblent remonter à un seul ouvrage de Roger dont l'original ne nous est pas connu, nous possédons des miniatures représentant le duc. Il en est une extrêmement précieuse; c'est la première feuille de la Chronique de Hainaut, qui représente le duc au milieu de sa cour, recevant l'offrande du livreGa naar voetnoot3. Cet admirable groupe de portraits très individuels est attribué depuis longtemps, et presque sans contredit, à Roger de la Pasture lui-mêmeGa naar voetnoot4. Nous aurions donc de ce grand maître deux portraits, différents entre eux de temps et de manière, et cependant d'une ressemblance si frappante quant aux traits du visage, que leur valeur comme documents physiognomiques ne pourrait être mieux assurée. La date de la miniature peut être fixée assez exactement: plusieurs des personnages portent la Toison d'or; le jeune comte de Charolais, né en 1434, y paraît un enfant d'environ dix ou douze ans. C'est donc Philippe le Bon dans toute la force de l'âge, approchant la cinquantaine (il était né en 1396), vigoureux, svelte et droit. Quoique il soit impossible de déterminer la date du portrait peint, il est évident qu'il nous donne le duc dans | |
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un âge plus avancé. Les rides, au coin de l'oeil et autour de la bouche, et surtout l'expression du visage sont d'un homme vieilliGa naar voetnoot1. Nous reste-t-il des images du duc le représentant dans sa jeunesse? M. Paul Post, de Berlin, voit les portraits de Philippe le Hardi, de Louis de Male, de Jean Sans Peur et de Philippe le Bon dans les quatre juges intègres chevauchant devant sur le retable de l'Agneau. Cette interprétation a trouvé assez d'adhésionGa naar voetnoot2. Ce serait donc un portrait du duc avant 1430. Une autre identification, par le même M. Post, ferait remonter notre documentation iconographique jusqu'à 1419. Il s'agit de la ‘Fontaine de Vie’ de Madrid, copie ancienne d'après Jean van Eyck, où il croit reconnaître Philippe le Bon dans la deuxième figure au second rang à gauche. Seulement cette hypothèse a rencontré plus de réservesGa naar voetnoot3. Or M. Post vient de retrouver, par une argumentation pleine de connaissances très variées et très solides, une troisième portrait de Philippe dans la figure centrale du tableau représentant une fête de chasse, dont le château de Versailles conserve une copie ancienne et de haute qualité, tandis que l'original a péri dans un incendie du palais du Prado près Madrid au commencement du XVIIe siècle. On peut dater cette pièce d'entre le 10 Octobre 1430 et le début de 1438Ga naar voetnoot4. Toutefois, quelque importantes que soient ces hypothèses pour l'histoire de l'art et pour l'histoire de la dynastie, elles manquent de certitude absolue pour être utilisées dans un argument d'ordre caractérologiqueGa naar voetnoot5. Pour cela il ne nous reste à comparer que les | |
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deux portraits de Roger de la Pasture, c'est-à-dire la miniature de la Chronique de Hainaut et le portrait peint dans ses meilleurs exemplaires, c'est-à-dire ceux de Madrid, de Gotha et d'Anvers. En se demandant quelle est l'impression de Philippe le Bon qui se dégage de ces ouvrages pris ensemble, non pas comme oeuvres d'art, mais du point de vue physiognomique, on est pris d'un doute. On connaît assez les fantaisies de ceux qui prétendent lire dans un tableau le caractère complet d'un individu, en ses profondeurs les plus mystérieuses, avec ses nuances psychologiques les plus fines. Rhétorique dangereuse, dont l'histoire ne tire point de profit. La nature fallacieuse de cette méthode se révèle dès qu'on se rend compte du fait que les différentes copies d'un portrait identique - pour ne pas parler de plusieurs portraits de maîtres différents - présentent tant de variantes souvent graves, dans les lignes et dans l'expression du visage, qu'une interprétation qui se prendrait au sérieux devrait aboutir à des résultats différents, en examinant l'une ou l'autre image. Regardez le type de Madrid et celui d'Anvers. Bien qu'ils se ressemblent, ce ne sont pas les mêmes traits, ce n'est pas le même caractère. Ce qui semble révéler dans l'un la dureté, se change en sournoiserie dans l'autre, etc. La possession de bons portraits peints d'un personnage historique est sans doute d'un intérêt extrême, elle est plus précieuse et plus indispensable même que l'analyse écrite la plus détaillée de son caractère, parce qu'elle nous fait voir. Seulement il ne faut pas trop vouloir réduire en mots la signification d'un tel portrait. La préoccupation physiognomique, en se fondant sur des effigies plastiques, ne laisse de nous conduire dans une impasse. Serait-il possible d'en sortir en tâchant de faire accorder les données des sources écrites à celles de la représentation picturale? Dans les cas des princes fameux nous avons d'ordinaire depuis Suétone, des essais d'iconographie littéraire s'appliquant à la description du physique, du caractère, des moeurs, des habitudes, bref de la personne vénérée ou haïe. Cette tradition écrite, en général, est aussi défectueuse et fortuite que l'autre. Sa valeur dépend du hasard de ce qui s'est conservé ou perdu, et aussi de la fortune qui a donné un biographe de talent à l'un et un compilateur à l'autre. Évidemment, | |
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ce que disent les panégyristes ou les tyrannicides ne saurait constituer le dernier mot sur la personnalité des princes. La question se pose donc de savoir s'il ne faut pas préférer à l'image contemporaine un troisième genre de portrait princier, c'est-à-dire celui que se forme l'historien moderne en se fondant surtout sur le jugement critique qu'il porte sur les actes politiques du personnage. Deux réserves sont à faire ici. D'abord il n'est pas toujours très certain que la politique émane directement du caractère personnel du prince. Plus grave encore est la part de la subjectivité de l'auteur dans ces jugements historiques. Philippe le Bon, par exemple, pour un Français, disons pour M. Petit-Dutaillis, par exemple, restera toujours l'homme qui a déserté la cause française et qui aurait pu sauver Jeanne d'Arc, tandis que pour M. Pirenne il sera en premier lieu le conditor Belgii, comme l'a nommé Juste Lipse. Cependant retenons que la vision romantique, plus efficace que l'image sobre de l'histoire scientifique, et en général peu favorable aux princes, nous a livré un Philippe le Bon signalé par la soif de conquêtes, l'avarice, la perfidie, la vanité, le faste et la luxure. C'est décidément en noir que l'histoire a coutume de le peindre.
Il est hors de doute que nous avons de Philippe le Bon un portrait littéraire contemporain de tout premier ordre. C'est celui que nous a laissé son historiographe en titre Georges ChastellainGa naar voetnoot1. On me dira: voilà encore un panégyriste. Un historiographe de cour est-il bien l'auteur digne de confiance, lorsqu'il peint son prince? N'est-il pas voué à l'apologie par le devoir même de son office? Surtout lorsqu'il s'agit de ce représentant complet du style bourguignon, plein de boursouflure et de grandiloquence! - Mais on a exagéré un peu les défauts littéraires de Chastellain, et, ce faisant, on a trop ignoré ses qualités d'homme et d'historien. C'est une nature sérieuse et sincère, et de plus un excellent observateur. Il a admiré et aimé son maître. Sans doute, mais faut-il donc lui préférer un Suétone? Il ne craint pas de blâmer son duc, s'il y a lieu. Son besoin d'équité et de vérité est incontestable. Notons, en outre, que les défauts du duc défunt lui servent pour avertir son successeur. | |
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Philippe mort, Chastellain se livre à des méditations, où il pèse les chances de son âme. Le duc n'a-t-il pas été trop heureux pendant sa vie ici-bas, pour mériter encore le salut éternel? Il n'avait pas craint, lui, de faire part au duc lui-même de cette inquiétude pieuse. Alors il se rappelle l'image du défunt. Le duc avait été pieux, humain, miséricordieux, intègre et bon. ‘Léal comme fin or’, tel il l'avait connu toujours. ‘Avoit toute condition de noble homme. Donc si les vices ont esté de plus grand poids que ses vertus, cela je ignore; le semblant au moins ne l'a point porté.’Ga naar voetnoot1 Ce n'est pas là le langage d'un vil adulateur. Et Chastellain dira encore: ‘Son dehors apparoit tout bon: son dedans pend en divin secret’Ga naar voetnoot2. Mais si la grâce de Dieu lui a ménagé cette ‘claire singulière fortune’ que l'on connaît, l'aurait-elle fait sans lui réserver la béatitude? ‘Terre ne suffiroit à complaindre, ne nature d'homme à pleurer telle perdition de telle âme et de tel prince, et dont l'enfer n'est digne assez ne bon pour le loger. O Dieu qui Trajan tiras d'enfer de trois cens ans pour une seule oeuvre juste, n'y souffre descendre cestuy, te prie, en tant de bontés maintefois redoublées.’ Que d'historiographes auraient fait monter droit au ciel leur prince aimé et vénéré! A part cela, Chastellain nous donne une leçon. Il ne prétend pas sonder l'âme de son prince jusqu'à ses profondeurs secrètes. Il nous décrira le dehors, les habitudes, le tempérament, mais il sait qu'en faisant cela il reste à la superficie. La psychologie moderne, quelquefois, pourrait tirer profit de cet exemple de modestie judicieuse. Si donc nous avons dans la personne de l'auteur quelques garanties de véracité de son image, il n'en manque pas non plus dans le portrait lui-même. La description de Chastellain nous fait l'impression de cohérence et d'homogénéité. C'est une image qui convainct. Elle n'est pas brodée sur le patron connu d'une figure de prince idéale. De plus, sur tous les points essentiels, le portrait que nous donne Chastellain s'accorde remarquablement avec les descriptions moins détaillées et riches du caractère de Philippe le Bon que nous ont laissées quelques contemporains de talent inférieur à celui de Chastellain: Jean Germain, évêque de Chalon, Guillaume Fillastre, chancelier de la Toison d'or, et Olivier de la MarcheGa naar voetnoot3. | |
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Voici, pour le physique de Philippe le Bon, le contenu du passage où le décrit ChastellainGa naar voetnoot1. Le duc est de stature moyenne, de membres bien proportionnés, svelte, plutôt maigre que gras, ‘gent en corsage plus qu'autre, droit comme un jonc, fort d'eschine et de bras, et de bonne croisure; avoit le col à la proportion du corps, maigre main et sec pied; et avoit plus en os qu'en charnure, veines grosses et pleines de sang’. Il a ‘le visage de ses pères’, assez long, le teint mat et brun. Jean Germain remarque que dans la colère son visage prend un teint bleuâtre. Le nez est ‘non aquilin, mais long’, le front ‘plein et ample, non calve’, la chevelure entre blond et noir. Il a ‘gros sourcils et houssus et dont les crins se dressoient comme cornes en son ire’. La bouche est de bonne mesure, les lèvres sont ‘grosses et colorées, les yeux vairs, de fière inspection telle fois, mais coustumièrement amiables’. C'est bien la figure qu'a dressée Roger de la Pasture dans le tableau comme dans la miniature. Le visage du duc est expressif. ‘Le dedans de son coeur se monstroit par son vis, et correspondoient toutes ses moeurs à la tournure de sa face. Avoit une identité de son dedens à son dehors.’Ga naar voetnoot2 Voilà une remarque qui au fond est très apparentée à des vues scientifiques modernes. Ce n'est pas seulement un visage de prince, c'est un air d'empereur, Chastellain prend soin de le noter. On le regardait ‘par admiration, non pour sa beauté, mais pour son semblant: nul prince n'avoit lieu emprès luy. En une estable sy eust-il esté ainsy comme une image en un temple’. En passant du physique proprement dit aux habitudes et manières, nous trouvons entre Chastellain et Jean Germain un accord parfait. Le duc reste chez les deux auteurs le même en matière de manger et de boire. L'hôte des banquets gargantuesques des ‘Voeux du faisan’ n'est, personnellement, ni glouton ni gastronome. ‘Souvent il laissoit les perdriz pour ung jambon de Mayence ou quelque pièce de beuf sallé’, dit Guillaume FillastreGa naar voetnoot3. Il mange lentement et proprement, en mâchant bien. Il ne prend que deux repas par jour, et boit peu de vin. Crapulas abhorret. On ne l'avait jamais vu ivre. Sa démarche est lente, il aime à être debout, et son port, alors, | |
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est admirable. On le voit rarement assis. En chevauchant il se tient aussi droit qu'en marchant. Il va toujours vêtu de noir. Son regard est vif et gai, il rit de bon coeur. On ne l'entend pas jurer, ni jamais user d'un langage grossier. Il ne parle d'ailleurs pas beaucoup. ‘Taisant regardoit les gens, et regardant se feignoit parler à ceux, ne parloit où qu'il fust, sinon à cause, et n'y avoit nul vuide en sa parole. Parloit en moyen ton, ne oncques pour passion ne le fit plus haut.’Ga naar voetnoot1 Il sait écouter, souvent avec beaucoup de bienveillance. L'image qui se dégage de l'ensemble de ces traits est celle d'un homme si assuré de la supériorité de sa personne, qu'il n'a aucun besoin de ‘jouer’ le prince ou d'accentuer sa noblesseGa naar voetnoot2. Cette attitude digne lui est parfaitement naturelle. Il n'est pas de ces gens qui chez eux ôtent leur maintien avec leur manteau. ‘Ne porta rien en son privé qu'il ne reporta en publique. Son entre-gent estoit de prince toudis, et son esseuler de grand homme.’Ga naar voetnoot3 Peu à peu on voit surgir cette figure d'une haute dignité extérieure. Notez bien d'ailleurs qu'aucun des attributs que nous avons entendu lui prêter n'exclut de graves défauts. C'est plus que dignité cependant, c'est une grâce qui conquiert tout. ‘Avoit ce don de Dieu en son aspect que oncques nul qui ennemy luy fust, ne le regarda qui ne s'en contentast.’ Philippe le savait et en faisait usage. ‘Là où il s'asséoit complaisoit volontiers.’ Il savait profiter de la ‘grâce d'amour de peuple envers luy’Ga naar voetnoot4. Sa manière modeste et humaine de prier lui valait des payements d'impôt ou des prêts abondants et faits de bonne grâceGa naar voetnoot5. Il sait parler avec tout le monde, étant ‘commun en plus noble manière que commune’Ga naar voetnoot6, ce qui est le secret des princes. Avec les siens il est débonnaire et simple; il ne fait pas de bruit, et prend soin de ne pas se moquer, ni de découragerGa naar voetnoot7. Il blâme rarement, et loue volontiers. Ce qui frappe peut-être le plus, ce sont ses délicatesses à l'égard de son entourage. Ayant une fois perdu cinq mille vieux écus sans savoir comment ou quand, il n'ose accuser personne et n'en parle même pas, jusqu'au jour où la chute de son valet infidèle, Jean Coustain, éclaircit le casGa naar voetnoot8. Un autre trait à noter, c'est son aversion pour les affaires vulgaires. Non seulement il répugne à toucher de l'argent, tout en aimant beaucoup les pierreries, mais il pousse cette répugnance | |
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jusqu'à ne pas vouloir connaître l'état de ses finances. Il y a peut-être là l'attitude d'un homme hautain et jouisseur, qui, par une défense d'autruche, cherche à écarter la réalité des choses menaçant son hédonisme.
Cette revue des habitudes et des manières nous a mené insensiblement aux couches plus profondes du tempérament et du naturel. Au contemporain, pour comprendre le caractère du duc, il suffisait de se rappeler qu'il était né sous le signe du lion en ascendanceGa naar voetnoot1. Le Grand Lion, c'est lui-mêmeGa naar voetnoot2. Comment ne serait-il pas au naturel l'homme plein d'activité et d'énergie qu'il s'est montré tant de fois! Sa valeur personnelle est hors de doute, bien qu'il ne s'en soit pas vanté. A Saint-Riquier, à Brouwershaven (Boussavre, disent les chroniqueurs)Ga naar voetnoot3 en 1426, où il monte le cheval d'un paysan zélandais qui passait, pendant l'émeute à Bruges, en 1437Ga naar voetnoot4, c'est toujours un courage du type tranquille et assuré. ‘Et en taisant tout quoy, se fit regarder par amiration.’Ga naar voetnoot5 A Amiens, en pleine épidémie de peste, il ne craint pas la contagionGa naar voetnoot6. Il est d'une disposition joyeuse et optimiste. ‘De tout temps avoit esté le plus reconforté du monde,... porta patiemment ce qui estoit nécessaire, avoit coutume de fuir mérancolie et toutes occasions de courroux, parce que les sentoit ennemies de vie humaine et aveugleresses de raison.’Ga naar voetnoot7 Il aime le sport, le tir à l'arc, le jeu de paume, l'équitation. Il ne joue jamais aux dés, aux échecs rarement. Quand il chasse, c'est au gros gibier ou à courre, et très peu souvent à l'oiseau. Il excelle à l'escrime. ‘Onques nul si riche en armes que luy, ne plus fier d'encontre à espée traite.’Ga naar voetnoot8 Il dort peu et n'a pas besoin de beaucoup de repos. Souvent il se couche à deux heures après minuit pour se lever à six heures. Il n'est jamais oisif. Pour éviter l'oisiveté, il lit: des chroniques, des traités de morale. Il est grand collectionneur de livres, et durant toute sa vieGa naar voetnoot9. | |
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Dans sa décrépitude, il s'amuse à repasser des aiguilles et à réparer de vieux couteaux. Toutefois cette activité continuelle ne dénote pas un véritable goût du travail. Philippe n'a pas été le travailleur que fut Charles son fils. Il dispersait son application un peu partout, sans la donner là où elle était le plus nécessaire: aux affaires d'Etat. Guillaume Fillastre laisse transpirer ce manque de goût pour les affaires, lorsqu'après avoir énuméré les occupations diverses du duc, il ajoute en dernier lieu: ‘ou au conseil de haultes choses quant le cas le requerroit’. Philippe lui-même, évidemment, ne se rendait pas compte de son insuffisance sur ce point. Chastellain rapporte une conversation qu'il eut avec lui le dimanche 1er août 1456 à Yselstein, près d'Utrecht, lors de l'expédition qui visait à la conquête de la Frise. Le duc dit au comte de Clèves, son cousin: ‘J'ay joué à la paume. J'ay perdu un compte lequel je veul mettre à part. Je le perdis hier, et aujourd'hui je recommence un nouveau jeu’. L'autre ne le comprit pas, mais Chastellain comprit que le duc faisait allusion aux soixante ans qu'il venait d'accomplir, et lui demanda, s'il espérait donc vivre une autre soixantaine. A quoi Philippe répondit qu'il ne souhaitait pas de longs jours, sauf pour le temps qu'il serait encore utile au bien public. ‘Et certes, conclut Chastellain, alors le faisoit aussi bel voir en armes comme le plus jeusne de sa maison.’Ga naar voetnoot1 Six ou sept années plus tard, l'affaiblissement sénile avait commencé et ne laissait bientôt plus de lui qu'une ruine, ce qui mettait dans le plus grand danger l'oeuvre de sa maison. Il nous semblera étrange, à première vue, de voir attribuée par les contemporains la vertu de tempérance à ce prince ‘durement lubrique’, doté d'une ‘moult belle compaignie de bâtards et de bâtardes’. Cependant ils n'entendent ni nier ni excuser ses habitudes polygames. Ils sont unanimes à condamner sa luxure comme le plus grand de ses défautsGa naar voetnoot2. Mais qu'y faire? ‘A souhait de ses yeux complaisoit à son coeur, et au convoit de son coeur multiplioit ses délits. Ce qu'il en vouloit en venoit et ce qu'il en désiroit s'offroit.’ Fillastre se console par le fait que du moins le duc savait éviter le scandale et qu'il n'y avait jamais de rapt. Sa tempérance, pour eux, c'est une certaine mesure qu'il tient même en cédant à la passion. ‘Avoit en luy la vertu de tempérance, | |
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qui oncques pour courroux, ne pour joie, ne pour accident contraire ne prospère, ne s'est trouvé ne vu estre desmesuré, ne despassé de mode ne de manière de prince.’Ga naar voetnoot1 C'est encore cette dignité innée qui ne le quitte pas, même dans ses éclats de rage. Sa colère est effroyable, mais elle tarde à le saisir. Il ne bat jamais un valet, il se possède, il s'abstient d'offenses et d'invectives, il punit rarement et pardonne à la première prière un peu humbleGa naar voetnoot2. ‘Avoit grâce de longanimité. Tranquille en soi, longuement et à tard mu et courrouché, à tard proférant, fust d'amour ou de haine; et tenant gravité tousjours en toutes ses affaires.’ Il est ‘tard à promettre, et plus encore à ire, mais esmu c'estoit un ennemy’. Fillastre l'affirmeGa naar voetnoot3: ‘Oncques ne fut prince moins courrouceux et failloit que moult grant injure et offence luy fust faicte avant qu'on vist en luy courroux, et se d'aventure il advenoit une seulle humble parolle en demandant pardon le rapaisoit’. Nous commençons à apercevoir des contrastes dans sa nature, et c'est une des premières choses dont on ait besoin pour saisir une personnalité. Chastellain nous a donné le récit extrêmement curieux d'un accès de colère éveillé par une altercation avec son fils, Charolais, en janvier 1457, dans l'oratoire du palais à Bruxelles. Affolé de rage, le vieux duc, le soir, s'en va, seul, à cheval ‘comme un homme troublé oultre la raison’Ga naar voetnoot4; il sort de la ville et va errer, la nuit, parmi les champs, pour s'égarer dans les forêts au sud de Bruxelles. Lorsqu'on le retrouve, la mission délicate de la ramener échoit à Philippe Pot, le chevalier à la mode d'alors. Le duc, plein de honte, et pensant toujours continuer son voyage en Bourgogne, a passé la nuit au château de Genappes, le logis du dauphin dans son exil volontaire. ‘Bon jour, monseigneur, dit le chevalierGa naar voetnoot5, bon jour, qu'est cecy? Faites-vous du roy Artus maintenant ou de messire Lancelot? Que veut dire cecy? Cuidiez-vous qu'il n'y ait nuls messires Tristans qui voisent par chemin et qui vous valent bien?’ Et plus tard, sérieux, il lui remontre que sur lui tombera la honte de cette querelle et de cette aventure, et le prie de ne pas s'obstiner davantage. Le duc veut bien retourner à Bruxelles, mais il n'entend pas pardonner à son fils sans lui avoir fait sentir sa colère. ‘Si d'aventure, dit-il, je retournoie comme vous me requérez... sy y ai-je un regard que je crains et pour | |
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lequel seul je le laisseroie, c'est que aussitost monseigneur et bellefilleGa naar voetnoot1 me vendront pendre au col pour faire la paix de Charles, à quoy je ne suis, ne ne seray enclin...’ Nous voilà au point où la structure du caractère de Philippe le Bon se complique des rapports personnels et des circonstances où il se trouve. Un caractère c'est une existence vécue et jamais un fait abstrait. Ici, comme si souvent, la corde sensible c'était la relation du père au fils, origine de toute sorte de malentendus, de honte, d'illusions déçues et de tendresses non avouées. Le bon psychologue avant la lettre qu'était Chastellain, l'a très bien vu. Il fait dire à Pierre de Brézé tâchant de réconcilier Charolais avec son père, après que la querelle s'était aggravéeGa naar voetnoot2: ‘Recongnoissez cui fils vous estes, ne quel haut et glorieux homme vous avez à père, lequel non ployé oncques, ne vaincu par les haulx puissans rois de la terre, à envis se doit ployer, ne souffrir vaincre de son propre enfant... Le duc est un prince de haut courage, et se fait mauvais jouer à luy. Il est à avoir par beau et par humilité; et pris par le bon bout, c'est le meilleur des bons. Il vous ayme de vraie amour; et par vertu d'excessif amour il se boute en aigre excessif courroux’. C'est surtout vis-à-vis du dauphin que le duc se sent gêné et honteux de cette brouille entre lui et son fils. Ce qui le fait encore plus désirer une réconciliation c'est son tendre amour pour sa belle-fille, Isabelle de Bourbon. Lorsque Philippe Pot parle d'elle, le duc ne se tient plus, ‘le coeur luy attendrit tout et lui en vindrent les larmes aux yeux bien grosses, et tout vaincu de pitié envers elle se rendy à demi confus’Ga naar voetnoot3. - L'image de Philippe le Bon ne manque pas de touches très humaines. Un mois plus tard, Isabelle de Charolais donna naissance à une fille qui sera Marie de BourgogneGa naar voetnoot4. Le vieux duc cependant ne voulut pas assister au baptême, parce que ce n'était pas un filsGa naar voetnoot5. Le souci de l'héritage bourguignon entrait pour beaucoup dans les manifestations de ce caractère. Le caractère, disions-nous, n'est pas une entité à part opérant seul d'après les lois immanentes de sa structure. Il ne se conçoit et n'existe que dans la position de la personne vis-à-vis de son milieu. Parmi les forces sociales aptes à faire décliner ou même à dompter les penchants naturels, il n'en est de plus forte que l'honneur. L'honneur formel et étroit, inculqué par l'éducation noble et princière du moyen âge, | |
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est un agent psychologique sans pareil. C'est l'honneur qui défend au duc de céder devant son fils, comme il l'oblige à venger son père. C'est l'honneur, encore plus que l'intérêt, qui le fait extrêmement sensible aux méthodes dont le roi Charles VII se sert pour lui rappeler sa position de vassal, en envoyant un huissier du Parlement au moment même où se célèbre quelque cérémonie de la Toison d'or. A Roye, en 1426, Philippe passe une nuit entière dans l'inquiétude, parce qu'il craint d'avoir compromis son honneur en refusant la bataille qu'on lui avait offerte par trois fois le même jourGa naar voetnoot1. Il va sans dire que le code de cet honneur est défini avant tout par les préceptes de la chevalerie, dont Philippe est tout imbu. Plus d'un trait le montre. Il sait apprécier les bonnes qualités de ses ennemis et écouter leurs élogesGa naar voetnoot2. Il sait oublier la honte d'autrui, il aime à parler bien des bons, et des mauvais avec pitiéGa naar voetnoot3. Le duc a un sentiment fort d'équité et de fair play, même au détriment de la gloire de son lignage. A la joute du 27 février 1452, à Bruxelles, le jeune comte de Charolais, âgé de dix-sept ans alors, fait ses premières armes contre le fameux chevalier Jacques de Lalaing. Celui-ci laisse le jeune prince frapper le droit centre de son écu, coup dont la lance se rompit: ‘Et messire Jaques courut hault, et sembla au duc qu'il avoit son filz espargné, dont il fut mal contant, et manda audit messire Jaques que s'il vouloit ainsi faire, qu'il ne s'en meslast plus’. Alors la rencontre est sérieuse, et les deux lances se rompent. ‘Et ce cop ne fut pas la duchesse contante dudit messire Jaques; mais le bon duc s'en rioit, et ainsi estoient le pere et la mere en diverse oppinion.’Ga naar voetnoot4 Philippe n'aime pas la flatterie et les louanges. Les écrivains sont d'accord là-dessus. ‘Et luy ai vu rebouter arrière de ses coudes ceux qui en telles vanités l'alosoient.’Ga naar voetnoot5 De sa piété aussi on dirait qu'elle se fonde sur les sentiments du chevalier. Elle est faite de fidélité et de confiance, c'est une religion d'empreinte féodale. Le duc a l'habitude des jeûnes sévères et des longues prières. Il ne veut pas manquer à son devoir. En même temps il vient tard à la messe. Souvent il la fait célébrer seulement à deux ou trois heures après-midi. Il avait une dispense à cet égard, et aussi il évitait de se montrer en public, afin d'échapper à tous ceux qui l'auraient abordé dès qu'il eût paru. Une fois dans sa chapelle et en | |
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prières, ‘il consumoit plus de temps chascun jour et ordinairement que en quelques aultres ses affaires’Ga naar voetnoot1. Le duc n'était pas superstitieux. Il n'observait pas, par exemple, la coutume qui interdisait de rien entreprendre dans chaque semaine le jour des Innocents, alors que Louis XI se conformait rigoureusement à cette règle superstitieuseGa naar voetnoot2. Il ne tenait rien des devins ou des signes. ‘En toutes choses se monstra homme de léalle entière foy envers Dieu, sans enquérir riens de ses secrets, fust de mort, fust de vie, comme qui à luy et en luy s'attendoit de tout son fait.’Ga naar voetnoot3 Après la surprise de Luxembourg, en 1445, le duc, étant à Arlon, armé de toutes pièces, après la messe du matin, resta en prières. On vient l'avertir: le danger n'est pas passé, qu'il vienne. Philippe dit: ‘Si Dieu m'a donné victoire, il la me gardera’, et continue ses prièresGa naar voetnoot4. Le plus curieux fait à noter à propos de sa piété est rapporté par Guillaume FillastreGa naar voetnoot5. Le duc avait coutume de faire célébrer, en secret, pour chacun de ses serviteurs défunts, des messes dont le nombre était réglé d'avance: 400 ou 500 pour un baron, 300 pour un chevalier, 200 pour un simple gentilhomme, 100 pour un varlet. ‘Et n'estoit si petit ne si grant qu'il n'eust sa porcion, dont le moindre, et fust varlet ou gallopin de sa cuisine, avait cent messes.’ C'est encore le sentiment féodal porté dans les choses de la religion. Chastellain, Jean Germain, Guillaume Fillastre, tous les trois, ne se lassent pas de louer le duc pour sa véracité, et pour sa foi à sa parole. ‘Oncques, je cuide, menterie ne luy partit des lèvres; et estoit son scel sa bouche, et son dire lettriage; léal comme or fin, et entier comme un oeuf.’ ‘Estoit léal comme or fin purgé. Tenoit son mot, son serment, son voeu et sa promesse, dont pour nulle affaire qui luy pust advenir ne fit enfreinte.’ Il se garde de promettre plus qu'il ne saurait tenir. ‘Du faisable faisoit promesse et du difficile suspense, envis refusoit rien, et donnoit à terme et à poids.’Ga naar voetnoot6 Eadem corde et ore gestit, nihil apud eum duplum; si intenderit promittit, si pollicitus intenditGa naar voetnoot7. Guillaume Fillastre qualifie cette propriété du duc par les mots | |
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‘netteté et intégrité de cueur’. ‘Jamais ne disoit ung et pensoit ung autre. Ce qu'il accordoit ou consentoit estoit ferme. En luy n'estoit variacion ne faincte aucune. Sa parolle valloit pour lettres scellées.’Ga naar voetnoot1 Partout où il n'a pas à craindre de promettre plus qu'il ne saurait tenir, Philippe est d'une indulgence extrême, voire dangereuse. ‘Requis pardonnoit volontiers, piteux estoit, miséricorde et clément après ire.’ Il donnait ‘graces et pardons à grans et à petis’Ga naar voetnoot2. Le grand nombre de lettres de rémission émanées de lui en témoigne. Cette indulgence tient à un trait fondamental, très caractéristique de sa personnalité et qui constituera une faiblesse dangereuse lorsqu'il s'agira des affaires publiques, c'est-à-dire une sorte de nonchalance hautaine. Les contemporains la lui ont vivement reprochée, et à bon droit, parce qu'elle a contribué plus qu'aucun autre défaut à diminuer ses mérites comme prince. Il donne sa confiance sans rechercher si elle est bien placée, et ne la retire pas, même lorsqu'il a eu sujet dès longtemps de se désabuser. Sa tolérance et son indulgence envers les gens de sa suite sont sans bornes. ‘Négligent estoit et nonchalant de toutes ses affaires, ce qui tournoit à grand playe à ses pays et subjects, en fait de justice, en fait de finances, en fait de marchandises et en fait de diverses iniquités, qui à telle cause peuvent sourdre et avoir cours, mesmes rompture et ruyne en sa maison.’ Il avait beau croire ‘que ceux qui son fait gouvernoient, en fissent et disposassent à l'honneur de Dieu, toudis, et au bien du peuple. Mais la réplique y est: que ceste fiance n'excuse point, car prince doit entendre luy-mesme et congnoistre ses affaires’Ga naar voetnoot3. Voilà donc un très grave défaut, où les fautes de sa politique touchent de très près à une faiblesse de son caractère. La conception généralement acceptée de la personne de Philippe le Bon, si je ne me trompe, est celle d'un prince très rusé, plein de calcul et de finesse, qui, par un zèle assidu et beaucoup de patience, aurait bâti pierre à pierre l'édifice glorieux de la puissance bourguignonne. Et sans doute on ne niera pas qu'il n'ait été avide du pouvoir, entreprenant et réfléchi, connaissant bien son intérêt. Mais au fond nous ne savons guère quelle part a eu sa nature personnelle dans la conduite de sa politique. Et si ceux qui l'ont bien connu et qui auraient eu occasion de le louer comme un grand esprit politique, s'il l'avaient estimé être cela, nous parlent au contraire de son extrême négligence ou de son manque | |
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de goût pour les affaires, il y a lieu de réviser un peu l'idée qu'on se fait du rôle politique du duc. Au lieu d'attribuer son succès à son énergie et à son application personnelles, comme voudrait M. PirenneGa naar voetnoot1, il faudra plutôt croire, avec M. Petit-DutaillisGa naar voetnoot2, que les circonstances - et ajoutons: le talent de ses serviteurs - y ont été pour beaucoup, ce qui n'implique pas d'ailleurs que lui-même n'y ait été pour rien. Ni travailleur, ni homme d'affaires, il a recueilli les fruits d'une fortune extraordinaire, préparée surtout par son grandpère le premier duc, en laissant le travail aux Rolin et à leurs collègues. Lui-même aimerait sans doute n'en rien connaître. Ses fidèles, sans chercher à le disculper, voudraient voir en cette abstention une preuve de sa bonté. ‘Souffroit longuement et dissimuloitGa naar voetnoot3; voyoit son maint dommage et le céloit par pure bonté de non vouloir ses gens reprendre; oncques nul ne destitua de son office, ne oncques à nul serviteur en son estat ne fit honte; se fioit en chascun, et chascun en son estat souffroit faire son preu; ne daignoit en basses choses tourner son haut courage; son corps et ses biens, tout commettoit en autruy mains; s'attendoit de ses affaires en main commise et à la conscience de ses prochains; réputoit chacun porter telle foy comme luy-mesme, et estre tel envers luy, comme luy envers les siens.’Ga naar voetnoot4 Lorsqu'il doit enfin abandonner à la justice son serviteur infidèle Jean Coustain, qui l'a trompé et trahi, il ne lui fait d'autre reproche que de lui dire: ‘Jehan, Jehan! je t'ay nourri trop gras’Ga naar voetnoot5. Ce n'est pas là l'image d'un vrai constructeur d'empire. De Philippe le Bon nous n'avons pas de lettres, comme nous en avons de Louis XI. C'est un homme de plaisir qui fuit la responsabilité en évitant le contact de tout ce qui lui serait ennuyeux. Insouciance qui, au fond, est lâcheté et faiblesse, en contraste remarquable avec les dehors vigoureux de cette nature d'une activité purement physique. L'évêque de Chalon, Jean Germain, n'a pas craint de lui reprocher ouvertement les deux fautes dans lesquelles il voyait le grand mal de sa conduite publique: sa négligence aux affaires et ses adultères. Le jour de Saint-AndréGa naar voetnoot6, 1437, au château de Hesdin, Jean Germain | |
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prononce un sermon allégorique, en présence du duc et de la duchesse, au milieu de la courGa naar voetnoot1. Ce sermon prend la forme d'une remontrance politique. L'auteur prétend avoir rencontré une dame appelée Haultesse de Signourie, qui, après avoir quitté l'Empire et la France, est expulsée de la cour de Bourgogne par quatre ‘garchons’, qu'il appelle: Incuria principis, Mollicies consilii, Invidia servitorum, Exactio subditorum. ‘Mauvais gouvernement est maistre d'ostel de la maison de Bourgogne.’ Suit une longue remontrance qui finit ainsi: ‘Pour Dieu, sire, veuilles penser quel prouffit advient de avoir cure et solicitude de ses affaires... Il vous plaise dores en avant entendre à voz affaires, soit administrer justice, conduitz de guerres ou aultres’. Et vous, serviteurs, de grâce, ne le flattez pas en lui représentant tout comme le meilleur train du monde! Quinze années plus tard, Jean Germain adressa, de Chalon, au comte de Charolais, à propos de son mariage prochain, son écrit intitulé Liber de virtutibus Philippi ducis BurgundiaeGa naar voetnoot2. C'est avant tout un éloge racontant dans un style latin pittoresque l'histoire des faits et gestes du duc. Cet éloge aboutit cependant à un avertissement. Que Charles, tout en imitant les vertus de son père, prenne soin de se garder de ses défauts. Évitez, lui dit-on, les mauvais serviteurs. Travaillez! Ne manquez pas à la loi du mariageGa naar voetnoot3. Gardez-vous des courtisans débauchés. Itaque si mores patris optimos assequi suaserimus, adversos tamen quosque respuendos comprobamus. Il n'est pas douteux que ce ne fut que pour lancer ses avertissements que Jean Germain a | |
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2. nederlandsch meester omstreeks 1446, jean wauquelin overhandigt de ‘chroniques du hainaut’ van jacques de guise aan philips van bourgondië (Brussel, Koninklijke Bibliotheek MS 9242)
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entrepris l'ouvrage. On ne voit pas que l'évêque de Chalon ait reparu à la cour de Bourgogne. Lorsque la santé du duc commença à fléchir, on vit s'aggraver son habitude de s'entourer de serviteurs indignes. On ne voyait autour de lui que des valets qui le gouvernaient en fermant les portes aux chambellans. ‘En chambre se tenoit clos avec valets, et s'en indignoient nobles hommes.’ Dans sa débilité le fond du caractère ressort toujours. Le vieux duc avait honte de ses infirmités. ‘Il avoit aucunes fois des accidents, pour lesquels il s'esseuloit, et desquels aux valets, non aux nobles gens, il appartenoit de congnoistre. Se fust esvergondé devant les nobles ce qu'il ne faisoit de sa privauté en basse main, car oncques de nobles hommes ne se souffrit oster soulier.’Ga naar voetnoot1 Seuls les Croy continuaient à exercer sur lui leur ancien ascendant, et ils en abusaient, en tant que leur politique à eux n'était pas celle que demandait la cause de la Bourgogne. En 1464, Philippe est malade, à Bruxelles. Le seigneur de Quievrain, Philippe de Croy, vient se jeter à ses pieds en se plaignant que sa vie est en danger, et qu'un complot est dirigé contre les Croy et leur influence par le parti du comte de Charolais. Le vieux duc malade se lève, prend un épieu et sort de la chambre en disant ‘qu'il verroit sy son fils vouroit tuer ses gens’. Il se mit à la porte de l'hôtel, comme s'il eût voulu la défendre lui-même, et ce ne fut qu'à grand' peine que sa soeur et autres dames de la cour parvinrent à le faire rentrerGa naar voetnoot2. Une autre fois, à sa table, il se plaint qu'on ne lui sert pas les mets ordinaires. Le voulait-on tenir en tutelle? Lorsqu'on lui répond que c'est pour observer la défense des médecins, le duc se fâche. Un peu après, à propos de son armée qui tardait à se former, il s'écrie: ‘Suis je donc mis en oubly?’ Il renverse la table et est pris d'un accès apoplectiqueGa naar voetnoot3. Il avait perdu le beau maintien qu'avaient admiré ses fidèles. Une année après, le 15 juin 1467, il mourut à Bruges, ‘par nuit, couché en ses fleumes, mal secouru et mal gardé’, quoique les médecins dormissent tout près de sa chambreGa naar voetnoot4.
Nous nous sommes borné à faire parler les contemporains en mettant | |
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un peu d'ordre dans leurs témoignages, mais sans trop les interpréter. Il se trouve que les trois témoins principaux: Chastellain, Jean Germain, Guillaume Fillastre, sont remarquablement d'accord. Nombre de traits bien marqués ressortent de leurs écrits. Nous croyons grâce à eux entrevoir la figure hautaine du duc. Le portrait que nous ont donné ces auteurs a quelque chose de vivant, de vraisemblable, de convaincant en un mot. Leur Philippe le Bon est bien un homme comme on croit en avoir rencontré. Aucun de ces auteurs ne s'est contenté de broder sur le patron du chevalier parfait, ou du prince fort et juste. Ils ont bien tâché de saisir le fond de sa personnalité. Mais enfin, quel type d'homme fut-il? Est-il possible, en embrassant d'un coup d'oeil l'ensemble des traits que nous venons de relever, de le classer dans quelque catégorie psychologique? Assurément cet homme n'est ni grand ni sage. Malgré le succès inouï de sa carrière politique, il nous a semblé ne pas mériter le nom d'homme d'Etat. Probablement ses qualités politiques, dans la fortune de sa maison, ont joué un rôle beaucoup moins important qu'on n'a coutume de se l'imaginer. L'opinion publique dans ses états, ou plutôt celle de son entourage, telle que l'ont retracée les écrivains de sa cour, lui a valu le surnom: le BonGa naar voetnoot1. Et bientôt après sa mort le temps du bon duc Philippe compta pour un âge de paix, de prospérité et de justice. Si on avait demandé à ces écrivains de définir un peu cette bonté qu'ils lui attribuaient, qu'auraient-ils dit? Ils auraient sans doute répondu par les louanges de ces grâces et ces charmes de sa personne qu'on vient d'entendre. Sa droiture de chevalier, son équité, ses manières affables et joyeuses, et surtout sa largesse un peu inconsidérée et son indulgence trop facile, formaient ce fond de bonté qu'ils aimaient en lui. Bonté entièrement séculière donc. Ils l'auraient accordé. Chastellain, nous l'avons vu, héstitait à juger de ses vertus chrétiennes. Il avait raison. Son point de vue, comme celui de ses collègues, aurait été que tout homme bon après tout reste un pécheur. Et c'est un point de vue qui, peut-être, vaut autant pour la caractérologie que pour la morale. La distinction des vertus et des vices, essence d'une sagesse millénaire dont l'origine remonte dans un passé bien plus haut que le dogme chrétien, comme mesure d'un caractère ou d'un tempérament, vaut | |
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toujours assez de psychologie moderne et scientifique. Ces auteurs, en faisant le compte des sept péchés capitaux, n'auraient pas craint de concéder que le premier de tous, l'orgueil, n'avait pas manqué à leur prince vénéré. Du reste l'orgueil, dans un prince, faisait à peine effet de péché. Nous avons entendu le jugement frappant qu'ils ont porté sur ses offenses de colère, et leur condamnation franche et nette de sa luxure. Restent l'avarice, l'envie, l'avidité (gula) et la paresse (acedia). Il faut convenir que le portrait littéraire du duc, à notre surprise peut-être, parmi les défauts de Philippe le Bon, n'a pas révélé une avarice prononcée. Au contraire nous avons relevé quelques traits qui témoignent plutôt de la vertu opposée. L'on objectera peut-être qu'on ne saurait acquitter facilement du crime d'avarice un prince qui n'a fait qu'amasser héritages et conquêtes par tout moyen qui s'offrait? Mais il faut se rappeler que l'action politique d'une dynastie et le tempérament personnel d'un prince sont choses bien différentes. Il est dangereux de dégager les traits du caractère de ce prince des résultats de son oeuvre politique. Nous ne savons pas au fond, à quel degré une oeuvre politique quelconque prend ses origines dans la nature psychologique de son promoteur principal. Une figure historique et l'homme comme type moral sont en réalité deux concepts différents. Nous n'avons pu signaler aucun trait qui, chez Philippe le Bon, dénonçât l'envie. Rappelons-nous qu'il parlait bien de ses ennemis. Malgré le faste insensé de sa cour, il était frugal. Fillastre l'a noté expressément. Resterait la paresse. Or ce mot, comme désignation d'un des sept Vices, rend très imparfaitement le mot étrange d'acediaGa naar voetnoot1. Il y aurait toute une dissertation à écrire sur la signification de ce terme, qui change au fur et à mesure qu'évoluent la pensée et la vie sociale à travers le moyen âge. En général c'est la défaillance d'une énergie louable tendant au salut de l'âme. Ce sera, tour à tour, la torpeur brute, le manque d'entrain, la mélancolie, le ‘Weltschmerz’, la peur de vivre et d'agir. Dans le cas de Philippe le Bon, le curieux est que cet homme actif et joyeux, tempérament plein de vigueur et de courage, est en même temps, très sûrement, un ‘accidioso’ typique. Il en représente le type, même dans le sens étymologique du mot, oublié et inconnu au moyen âge, ἀϰήδεια, par son insouciance coupable. Il a l'horreur des affaires, il ne veut pas connaître | |
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l'état de ses finances, et sans être jamais oisif, il ne travaille pas: bref il souffre de certaines phobies très funestes pour un homme d'Etat, et qui, du point de vue moral, rentraient tout à fait dans la catégorie de l'acedia.
Chastellain nous en avertissait sagement: ne portons pas un jugement sur la valeur de sa vertu. ‘Le dedans pend en secret divin.’ Assez de mérites, pour lui, sont renfermés dans cette grâce extérieure qu'il prisait dans son maître. Il y entre une part des vertus cardinales: la Force, et, sans doute, un élément, au moins, de Justice et de Tempérance. De la quatrième, la Prudence, nous lui avons trouvé peu de marques. Et voici qu'un contraste encore semble s'établir entre le caractère personnel et l'ensemble de la figure proprement politique. Au fond ce Grand Duc d'OccidentGa naar voetnoot1, de qui la fortune politique fut sans égale, paraît avoir manqué de prudence. Il ne serait pas difficile de le prouver même en ce qui concerne ses actions politiques. Par deux fois il interrompt une entreprise politique d'importance capitale pour de purs caprices ou du moins sans raisons formelles, en abandonnant la conquête de la Frise, d'abord pour une atteinte portée à sa susceptibilité à propos du Parlement de Paris, puis pour la venue du dauphin dans ses terres. Non, un prince sage, il ne le fut jamaisGa naar voetnoot2. Un heureux, un fortuné, parfois un habile, peut-être. Tout lui réussissait. Chastellain l'aurait attribué à cette grâce même dont le ciel l'avait béni. Nous avons déjà préféré l'opinion de M. Petit-Dutaillis, qui lui déniait le talent et le mérite politiques, à celle de M. Pirenne, qui voudrait voir en lui l'esprit dirigeant de cette oeuvre étonnante: l'oeuvre des ducs de Bourgogne. Il est possible que des recherches de détail mènent à renverser ou à modifier notre conclusion. L'état des sources, malheureusement, ne promet pas beaucoup de résultats exacts. Si cependant l'interprétation suivant laquelle il faut nier à Philippe le Bon les dons politiques se vérifie, alors l'histoire de la maison de Bourgogne contiendra un cas bien déconcertant pour les esprits politiques. Philippe, le nonchalant, le négligent, l'homme | |
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de plaisir et de magnificence, donnant son activité à ses amusements et à la splendeur de la dynastie, réussit à parachever glorieusement l'oeuvre de son grand-père. Charles, son fils, l'irréprochable, le travailleur à outrance, appliqué à la poursuite d'un idéal, perdra tout. Philippe le Bon n'est grand ni par le génie ni par l'âme. Toutefois il semble exempt de ce qui est petit et mesquin. Il ne montre pas de faiblesses ridicules, comme parfois on en relève chez des hommes beaucoup plus grands que lui. Ce qu'il a de vertus se rencontre dans les aristocraties. Les défauts dont il paraît excempt, ce sont ceux qu'une éducation noble tend à éliminer. Ses vices aussi sont ceux de la noblesse. Et le portrait que nous a dessiné Chastellain est en somme celui d'un type social observé dans la vie d'un individu qui représente l'homme noble de ‘style flamboyant’, avec sa droiture, ses grâces et ses réserves.
En nous étendant sur les sources écrites de ce ‘portrait moral’, nous avons risqué d'oublier les portraits proprement dits. Le retrouvons-nous, cet homme, tel que nous le rendent les écrivains, dans l'effigie de la main du peintre? Pourra-t-on lire maintenant, dans ce visage un peu terne, dont le regard absent semble se perdre dans le vide, une partie du moins de ces traits si personnels et si frappants de l'image littéraire? La question reste sans réponse. Il n'est pas de méthode pour vérifier les deux modes d'expression l'un par l'autre sans tomber dans la fantaisie ou dans la phrase. Cela ne veut pas dire que ce portrait peint, même dans les conditions insuffisantes de sa conservation, ne nous soit pas d'un secours incomparable. Nous y voyons ce qu'aucun mot ne nous révèle et ne saurait nous révéler. Seulement l'espèce de connaissance introspective qui résulte de l'image ne se laisse pas réduire en formules. Tout au plus pourrons-nous laisser s'absorber cette connaissance implicite et esthétique dans l'autre qui est explicite et intellectuelle. Une question reste encore: la comparaison des deux espèces de portraits, au lieu de laisser des impressions qui se confondent, nous mettra peut-être devant des contradictions insolubles. Quelqu'un nous dira: non, je ne reconnais pas le Philippe de Chastellain dans celui de Roger de la Pasture. Mais en serait-il autrement, s'il s'agissait de nos proches vivants, même de ceux que nous croyons connaître à fond? La question restera toujours sans réponse. Nous avons touché aux limites des facultés humaines de connaissance et d'expression, aux profondeurs où l'image reste muette et où les mots ne pénètrent pas. |
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