Verzamelde werken. Deel 2. Nederland
(1948)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekend
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[Nederlandsche cultuurgeschiedenis]L'état bourguignon, ses rapports avec la France, et les origines d'une nationalité néerlandaiseGa naar voetnoot*IL'époque des ducs de Bourgogne de la maison de Valois marque une crise de croissance dans l'histoire de la France; dans celle des formations nationales et politiques qui se sont produites aux Pays-Bas, c'est la crise de naissance. Au cours de la période de 114 ans qui va de Philippe le Hardi à la mort de Charles le Téméraire, deux choses très importantes pour l'histoire de l'Europe se sont décidées: d'abord que l'unité nationale de la France ne serait pas rompue par un Etat hostile qui en aurait arraché la Bourgogne, la Picardie, peut-être la Champagne et la Lorraine; en second lieu, qu'au nord de la France les Pays-Bas auraient leur développement et leur histoire à eux, détachés de l'Empire germanique sans être englobés dans la France. Il sera utile de fixer un peu la valeur des termes dont se sert le titre de cette étude, ceux d'‘Etat bourguignon’ et de ‘nationalité néerlandaise’. L'Etat bourguignon, c'est l'héritage entier des ducs, dont la Bourgogne propre formait, on ne peut pas dire le centre, mais bien le point cardinal ou la pierre angulaire. Cet héritage s'était accru de tant de possessions diverses que sa puissance menaçait d'éclipser celle de la France. Qu'on se rappelle que le terme d'Etat bourguignon est moderne: il fut inventé par l'histoire scientifique de nos jours. Ce domaine des ducs ne devint vraiment un Etat qu'après que le duché qui lui donnait son nom en fut détaché et que la maison ducale fut éteinte. Un Etat bourguignon, dans le plein sens du mot, a existé de 1477 à 1579, de la rupture définitive avec la France jusqu'à la rupture définitive des Pays-Bas entre eux. Le mot ‘néerlandais’, dans les pages qui suivent, servira comme adjectif se rapportant à la totalité des Pays-Bas, soit germaniques soit wallons et picards, donc à la Belgique actuelle et au royaume des Pays-Bas pris ensemble. Il ne comportera pas un sens ethnographique ou linguistique, mais seulement un sens géographique. Il sera stricte- | |
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ment distingué du terme ‘hollandais’. Celui-ci sera réservé à désigner tout ce qui a rapport soit au comté de Hollande au moyen âge, soit aux Provinces Unies ou au royaume des Pays-Bas d'aujourd'huiGa naar voetnoot1. A la fin du seizième siècle une nation indépendante se dressera, dans la lutte contre cette même ‘Casa de Borgoña’, devenue espagnole, qui en avait bâti les fondements politiques au siècle précédent. La République des Provinces Unies ne sera que la moitié libre de ce fameux Etat bourguignon de courte durée. L'autre moitié attendra son existence indépendante jusqu'à 1830. Mais alors, dira-t-on, c'est d'une chimère qu'on veut nous parler, puisque cette nationalité néerlandaise dont il s'agit de tracer les origines n'a pas vécu. A peine formée, par l'oeuvre des ducs de Bourgogne, elle s'est dissoute dans les crises du seizième siècle. Comme résultat ultérieur deux nations se sont formées au lieu d'une, nations très inégales malgré leurs affinités anciennes et étroites, celle de la Hollande et celle de la Belgique. Plutôt que de la nommer une chimère, il faudra parler de cette nationalité intégrale de tous les Pays-Bas comme d'une existence coupée court, d'une possibilité historique manquée. La condition politique de cette partie de l'Europe a été déterminée par une série d'événements fortuits. L'oeuvre des ducs de Bourgogne, c'est une oeuvre doublement avortée: en 1477 par la mort de Charles le Téméraire, et en 1572 par la révolte des Provinces du nord contre l'Espagne. L'importance générale du sujet gît dans le fait qu'il nous rappelle fortement le poids de la contingence en histoire. On a coutume de parler de l'Etat bourguignon. Mais est-il bien sûr qu'il y ait lieu de parler d'un état? Cet édifice politique des ducs a-t-il jamais mérité, tant qu'il subsistait, le nom d'Etat, au sens propre du mot? L'objection à faire ne tient pas au fait que le terme et la conception de l'Etat, comme nous l'entendons aujourd'hui, ne se sont formés que depuis le seizième siècle. Le mot Estat, status, comme tout le monde sait, servait au moyen âge pour désigner une foule de choses très diverses, mais non pas l'unité nationale et politique, indépendante et souveraine, opposée à l'Eglise. Dans ce sens-là les langues de l'Europe ont emprunté le mot ‘Etat’ (et, à un certain degré, l'idée) aux Italiens. A un certain degré seulement. Si le moyen âge n'a pas | |
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connu le mot d'Etat dans son sens moderne, il en a très bien connu la chose. Pour exprimer cette unité de gouvernement temporel et de cohésion politique et nationale, le mot de Règne, plein de signification ancienne et d'associations augustes et saintes, suffisait assez bien. Evidemment le mot Règne, ‘regnum’, au moyen âge, opposé, entre autres, à ‘sacerdotium’, n'équivaut pas à notre conception de l'Etat. Mais il contenait toutes les notions de gouvernement et de puissance séculière que l'esprit de l'époque était capable de concevoir, et dont quelques-unes, essentielles alors pour exprimer la plénitude du pouvoir temporel, ne le sont plus pour nous. Or, en envisageant la puissance bourguignonne du quinzième siècle, il est clair que c'est justement le caractère de Règne qui lui fait défaut, et c'est là une des sources de sa faiblesse et de son insuccès. Qu'il soit permis de retracer en peu de mots l'histoire de la fortune inouïe de la lignée de Philippe le Hardi, premier duc de Bourgogne de la maison de Valois! Le duché, où venait d'expirer la lignée antérieure, issue elle aussi du sang royal de France, fut donné en fief par le roi Jean à son fils, en récompense, croyait-on, du courage montré à Poitiers. Faute impardonnable, a-t-on dit souvent, de ce roi à qui son manque total de prudence a valu le surnom de Bon. Mesure de politique très judicieuse, affirment quelques historiens modernes. Le jugement du cas ne nous concerne pas ici. Six années après, le jeune duc épouse Marguerite de Mâle, héritière de Flandre, d'Artois, de Franche-Comté, Nevers et Rethel. Quelle foison de fiefs français que ce mariage allait, semblait-il, rattacher, sinon à la couronne, du moins au royaume et à la maison de France, sans compter les terres d'Empire y comprises: Franche-Comté et une partie de Flandre. Assurer l'héritage de Flandre, en 1382, à la maison royale, cela valait bien un effort militaire français. Notez bien que pendant toute sa vie Philippe le Hardi reste, avant tout, le prince du sang, doyen des pairs, protagoniste très actif de la politique française, depuis que la maladie de Charles VI lui valait la première place dans la régence. En attendant, le double mariage avec la maison de Bavière qui régnait en Hainaut, Hollande et Zélande, a créé, dès 1385, de nouvelles perspectives, ou du moins des chances, là-bas, au nord, au delà du royaume, en terre d'Empire. Le premier duc, Philippe, vient seulement de mourir en 1404, lorsque l'héritage du riche et noble Brabant, assuré d'avance, tombe dans la maison ducale. C'était en 1406. Après la Flandre et le Brabant il faudra attendre ving-deux | |
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années avant qu'une nouvelle acquisition, celle du Hainaut, de la Hollande et de la Zélande, vienne accroître la puissance déjà inquiétante de la maison de Bourgogne. Entre ces dates de 1404 et 1428 le cours des événements politiques en France a fini par changer complètement la position des ducs à l'égard de leur parent, le roi. L'assassinat de Louis d'Orléans, la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, puis l'invasion anglaise: Azincourt, Rouen, enfin la mort de Jean Sans Peur sur le pont de Montereau, suivie du traité de Troyes, ont produit ce changement. Charles VI et Henri V d'Angleterre sont morts tous deux; Philippe de Bourgogne, allié des Anglais, assoiffé de vengeance, fait la guerre en France et contre la France. L'année qui verra sombrer la fortune de Jeanne d'Arc a vu, loin de la France, à Bruges, célébrer les noces de Philippe le Bon avec Isabelle de Portugal, sa troisième femme. Les fêtes sont illustrées par l'institution de la Toison d'or. Et la fortune du duc monte plus haut encore. Après que le Brabant, possédé d'abord par ses cousins, lui échoit par leur mort prématurée, il va acquérir Namur et Luxembourg. Il entreprendra encore de conquérir la Frise et de mettre la main sur l'évêché d'Utrecht. Mais ce qui pour l'intégrité de la France était bien plus dangereux que cette extension lointaine de la puissance bourguignonne, au nord, c'est la reconnaissance, par la paix d'Arras, en 1435, de la possession des villes de la Somme, en pleine Picardie, en gage de l'exécution des conditions onéreuses qui incombaient au roi. Voilà donc constitué ce domaine, moitié terre d'Empire, moitié fiefs de la couronne de France, auquel ne manquaient que la Champagne et la Lorraine pour former un territoire uni et solide, touchant la Loire et le Rhin, en communication ouverte avec les pays germaniques, en rapports étroits avec l'Angleterre, commandant, par la Bourgogne, les vieilles routes qui mènent du nord en Italie, et tout cela sans perdre sa cohésion directe, dangereuse désormais, avec la France, dont il sortait. Et c'est Charles le Téméraire qui se rendra compte de ce qui lui manque encore. Il mettra toute sa fougue imprudente à consolider ce domaine; il s'emparera de l'Alsace, il combattra le duc de Lorraine et les Suisses, pour trouver la mort à Nancy et laisser l'oeuvre inachevée de la maison de Bourgogne aux Habsbourgs qui en recueilleront l'héritage. Evidemment le danger pour la France de perdre son unité politique et nationale a été bien plus grand en 1467, lors de l'avènement de Charles le Téméraire, que jamais auparavant pendant les invasions | |
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anglaises. Car celles-ci ne laissaient pas de fortifier le désir d'unité nationale, de cette unité que la puissance bourguignonne menaçait de diluer et de rompre. Auguste Molinier, dans ce modèle de bibliographie historique qu'est le manuel intitulé Les sources de l'histoire de FranceGa naar voetnoot1, en traitant des chroniques du quinzième siècle, insiste sur le fait que la plupart des livres d'histoire remarquables qu'a produits ce temps, a été, sinon d'inspiration bourguignonne directe, pourtant plus ou moins de sentiment et de sympathie bourguignons. C'est Monstrelet, c'est le Religieux de Saint Denis, le Bourgeois de Paris (dans la première partie de son journal), Pierre de Fenin, Lefèvre de Saint Remy, Jacques du Clercq, pour ne pas parler des chroniqueurs officiels des ducs: Georges Chastellain, Olivier de la Marche, Jean Germain, l'évêque de Chalon-sur-Saône, Guillaume Fillastre, chancelier de la Toison d'or, plus tard Jean Molinet et l'ennemi acharné de Louis XI que fut Thomas Basin. Leur point de vue partial, dit Molinier, n'a pas manqué d'influencer d'abord les contemporains, puis les historiens modernes qu'ils ont ‘induits en erreur’. Michelet déclarait déjà: l'histoire s'est faite bourguignonne. Et, en effet, la génération des romantiques qui aimait à voir Louis XI tout en noir, fut, par ce seul fait, portée à justifier plus ou moins le rôle de son adversaire. ‘La maison de Bourgogne, - c'est encore Molinier qui parleGa naar voetnoot2 -, a été en somme bien payée de la protection accordée par elle aux lettrés et aux écrivains; tous ont chanté ses louanges et ont réussi à égarer l'opinion publique jusqu'à nos jours; de même, jadis, les pamphlétaires aux gages de Jean Sans Peur avaient fait excuser par les gens du quinzième siècle le crime de novembre 1407 et les massacres de mai 1418.’ - ‘Il n'y a pas cent ans qu'on est revenu à une appréciation plus intelligente des faits et qu'on a commencé à voir dans la maison de Bourgogne une maison étrangère et ennemie...’Ga naar voetnoot3. Il serait absurde de révoquer en doute le jugement bien fondé et solide qu'ont porté sur l'histoire de France tous les historiens français depuis Michelet: les Quicherat, les du Fresne de Beaucourt, les Petit-Dutaillis et tant d'autres. La seule question qui reste à poser est celleci: Est-il juste, si l'on se place au point de vue du quinzième siècle, de traiter en maison étrangère et ennemie ces ducs de Bourgogne, je ne dirai pas Charles, ni Jean Sans Peur, mais les deux Philippe, le | |
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Hardi et le Bon? Est-il raisonnable de mettre sur le même plan la justification ignominieuse de Jean Sans Peur par maître Jean Petit et l'oeuvre sincère et réfléchie d'un Georges Chastellain? Est-il fondé de parler à propos des chroniqueurs bourguignons d'erreur, d'égarement de l'opinion publique, de falsification de l'histoire, comme si ces écrivains de la cour de Bourgogne eussent bien su qu'ils ne faisaient que prêter une plume servile à une cause de traîtres? Remarquons d'abord que ce ne sont pas tous gens de la cour ducale qui témoignent de sympathies bourguignonnes. Il y a parmi eux des clercs, des bourgeois, des magistrats purement français vivant hors du domaine des ducs. Faut-il attribuer, comme Molinier est incliné à le faire, la fortune de ces opinions bourguignonnes à la supériorité littéraire des écrivains qui les ont énoncées? On pourrait facilement exagérer une telle vue: le public qu'atteignaient leurs ouvrages restait restreint, et la valeur littéraire des livres de cette nature ne comptait pas autant qu'on se l'imagine. Puis rappelons-nous que bien après que la cause de Bourgogne fut devenue celle des Habsbourgs, celle de l'Autriche et de l'Espagne, il y a eu bien des Français qui ne croyaient pas encore à l'avenir du royaume fort et uni que nous voyons comme la seule solution naturelle et salutaire. M. Hauser, dans le beau livre que nous devons à sa collaboration avec M. Renaudet, vient de nous avertirGa naar voetnoot1: ce n'est qu'une illusion d'optique qui nous amène à projeter dans le passé la notion d'un domaine que la géographie semble avoir attribué de tout temps à une nation, à le considérer comme voulu de tout temps par une Providence. C'est encore M. Hauser qui nous a prouvé que la protestation des délégués de Bourgogne contre le traité de Madrid en 1526 n'est qu'une légende et que dans le duché le sentiment bourguignon et le désir de rester hors de la France n'avaient pas disparuGa naar voetnoot2. Personne ne voudra nier que le connétable de Bourbon ne fût un traître. N'oublions pas cependant que ce fut Anne de Beaujeu, sa belle-mère, qui lui rappela l'ancienne alliance entre les maisons de Bourbon et de Bourgogne. N'oublions pas non plus qu'Anne de Bretagne, furieuse de n'avoir pas de fils, pouvait encore projeter, de concert avec Marguerite d'Autriche, un mariage de Claude de France avec Charles, le futur | |
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Charles-Quint, celle-ci apportant en dot la Bretagne, Gênes, Asti, le duché de Bourgogne et le comté de Blois, sans parler de Milan. Tous les Français qui, après comme avant, ont réagi contre les tendances d'unité monarchique, qu'ils s'appellent la Ligue ou bien Condé, peuvent servir plus ou moins à disculper à un certain degré la politique des ducs de Bourgogne. En histoire il importe avant tout d'être indéterministe. Il faut être capable de se représenter, à chaque moment, que les événements auraient pu tourner autrement aussi. La crise par laquelle a passé la France du quinzième siècle, s'est reproduite pendant les guerres d'Italie, puis pendant les guerres de religion, puis encore sous la Fronde. Plus il y a lieu pour tout le monde de se réjouir du fait que le principe de l'unité de la monarchie française est resté victorieux, plus il est prudent de se garder d'une condamnation absolue et sans appel de tous ceux qui n'ont pas eu les conceptions de nationalité d'aujourd'hui. Pour le sort politique des Pays-Bas, c'est à peu près la même chose, mais en sens inverse. Ici la cause de l'unité n'a pas vaincu. En 1477, à la mort de Charles le Téméraire, le nouveau royaume franco-germanique qu'avaient rêvé lui et son père, disparaissait comme possibilité. Cent ans plus tard il se décidait que les Pays-Bas ne formeraient pas non plus l'unité purement néerlandaise des dix-sept provinces. La première possibilité, celle du royaume de Bourgogne, ne reparut jamais. Celle d'un état néerlandais comprenant des parties de la Belgique actuelle réunies à la Hollande reparut lors du traité de Richelieu avec le StadhouderGa naar voetnoot1 pour le partage des Pays-Bas espagnols. Elle reparut encore pendant la guerre de succession d'Espagne. Elle fut réalisée pendant les quinze années qui s'étendent du congrès de Vienne à la révolution belge de 1830. Pourquoi déclarer impossibles ou funestes toutes les solutions que la situation politique d'un moment donné a pu sembler réserver à l'avenir? La science de l'histoire n'y gagne rien. Il faut toujours se dire que les choses auraient pu tourner autrement; en même temps il n'y a rien de plus inutile que de se plaindre du cours qu'elles ont pris, ou de spéculer sur les tournures qu'elles auraient pu prendre si..., si Louis XI avait été un sot, et Charles le Téméraire un génie politique... etc. Nous avons mieux à faire. L'historien doit se garder toujours de l'anachronisme. Eviter les | |
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anachronismes, c'est la moitié de la science historique. Or pour éviter l'anachronisme il n'est besoin que de se placer au point de vue des contemporains. Les contemporains, dira-t-on, mais ils étaient bornés, ignorants; il leur manquait les vues générales qui nous permettent de juger la situation; ils étaient pris dans leurs illusions loyalistes ou féodales. Il me semble que c'est justement ces illusions qu'il importe de connaître afin de bien comprendre l'histoire. Parce qu'au fond ce sont les illusions qui dominent les actions politiques du moyen âge bien plus que n'ont fait la raison, le calcul, l'intérêt bien compris. Il faut admettre la possibilité d'une formule plus ou moins marxiste d'après laquelle on objecterait: tout cela n'a été que les idéologies sous lesquelles se cachaient les véritables forces motrices de l'histoire, économiques ou autres; tout en croyant servir leurs desseins avoués, ces gens-là, princes, nobles, ecclésiastiques, écrivains, ont obéi aux lois d'une évolution historique inéluctable et inconnue. Nous voilà de nouveau en plein déterminisme. Qu'il suffise ici de répondre: et s'il en était ainsi, il importerait toujours de regarder la surface avant de vouloir découvrir ces courants profonds de l'histoire. Comment les sujets français des ducs, dans le duché même, ont-ils pu oublier si tôt qu'ils appartenaient à une grande nation française qu'il fallait conserver et développer? Parce que pour eux le concept de nation était encore très vague, changeant, peu circonscrit. Le mot servait à la fois à désigner les groupements les plus larges et les plus hétérogènes comme les plus étroits. Dans la langue universitaire, la Natio Anglica, à Paris, pouvait indifféremment comprendre des Allemands et des Anglais. D'autre part le mot ‘nation’ s'appliquait à la population d'une simple province ou même à des groupes nullement ethniques, comme dans le cas où les métiers de Bruxelles sont divisés en neuf ‘nations’. S'il fallait attribuer au mot nation, tel que l'entendait le quinzième siècle une signification générale, ce serait celle qu'exprime Commines, quand il parle de gens ‘d'un habit et d'ung langaige’Ga naar voetnoot1, c'est-à-dire de façons de vivre et d'un parler régional identiques. Au quinzième siècle le mot nation, la plupart du temps, se trouve appliqué aux Picards, aux Champenois, aux Bourguignons, aux Flamands, aux Liégeois, aux Bretons, en dehors de toute préoccupation soit politique, soit ethnographique ou linguistique. Une nation, c'est un we-group, un groupe qui dit nous, comme l'appellent les sociologues américains d'aujourd'hui, et rien de plus. Mais cette | |
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diversité de sens même implique que de temps en temps l'emploi du mot peut s'élever à signifier justement ce que nous entendons par une nation, c'est-à-dire les habitants d'un domaine politique, réalisé ou désiré, unis par tout ce qui leur est le plus cher, et prêts à combattre pour la cause de cette unité et de cette vie nationale. C'est un peu la même chose pour le mot patrie. Au quinzième siècle, il ne fait que s'annoncer; on est en train de l'emprunter au latin, et on l'emploie d'ordinaire pour une circonscription restreinte, la région où l'on est né et dont on a le parler. La nation ou la patrie, au sens ordinaire du quinzième siècle, a relativement peu à faire avec le sentiment politique et avec le loyalisme. Témoin l'homme qui sera pour nous le représentant le plus fidèle et le plus explicite de la cause bourguignonne, Georges Chastellain, historiographe en titre de Philippe le Bon et plus tard de Charles, son fils. Chastellain était né flamand, et même en terre d'Empire, dans le comté d'AlostGa naar voetnoot1. ‘Natif flameng, dit de lui Olivier de la MarcheGa naar voetnoot2, toutes fois mettant par escript en langaige franchois.’ Tout permet de croire qu'il avait dû apprendre tardivement le français, et que sa langue maternelle était le thiois. Dans sa modestie d'auteur il s'appelle lui-même ‘homme flandrin, homme de palus bestiaux... ygnorant, bloisant de langue, gras de bouche et de palat et tout enfangié d'autres povretés corporelles à la nature de la terre’Ga naar voetnoot3. Cependant ce Flamand n'hésite pas à se dire ‘François de naissance’ et en même temps prie ses lecteurs ‘de quelque party qu'ils soient, François, Bourgongnons ou Anglois, que sur moy leur plaise oster toutes partialités, suspicions et faveurs, et me juger tel que me proteste: léal François avec mon prince’. Et ailleurs: ‘Je n'ay amour à région chrestienne que à celle de France’Ga naar voetnoot4. | |
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Ah! dira-t-on peut-être, le voilà déjà, le traître bourguignon, l'hypocrite servile et tendancieux, le rhétoriqueur avec sa boursouflure et sa grandiloquence grotesque qui ont fait de lui la risée de la littérature française. Le jugement serait inconsidéré. Il importe de montrer avec quelque développement l'esprit politique qu'est Chastellain. Il vaudrait même la peine de le réhabiliter, tant soit peu, comme écrivain, mais cela serait ici hors de propos. Chastellain est un idéaliste. Comme chez tout idéaliste, son esprit connaît des oscillations de grande amplitude entre des sentiments ou des convictions qui nous sembleraient s'exclure. Son appréciation des affaires de son temps présente des contradictions apparentes qui ne s'expliquent que par l'atmosphère d'illusion politique où il aime à vivre. Tantôt il vantera les projects de croisade de son duc, entreprise surannée. Une autre fois il dira des choses qu'on ne serait pas étonné de trouver dans Machiavel. En parlant de l'avis sur la croisade qu'avait dressé Guillaume Fillastre, chancelier de la Toison d'or, Chastellain (en l'appelant ‘le bon prélat’) conclut: ‘Et pour ce dit-on que ces grans théologiens et ces gens dévots qui riens ne savent des affaires du monde, ne sont experts des humaines convenabletés... et ne sont communément point profitables à royaux consaux, ne en affaires de princes, pour ce que leur spéculation et leur jugement gisent tout là haut en l'air, et n'ont point de pieds sur quoy ils reposent en terre, certes, parce qu'ils n'y ont point de vocation, ne de pratique, ne maniance de publique nécessité, avecques qui toute divine loi et escript dispensent et ploient’Ga naar voetnoot1. Comparez cette autre réflexion, digne de Commines: ‘On dit vulgairement que les princes, pour venir à leurs fins, prennent bien en gré les trahysons, mais de la mauvaiseté du nom et de leur mauvaise nature, ils en haient les facteurs’Ga naar voetnoot2. Voici encore une de ces oscillations entre des points de vue opposés. Quoique plein d'une admiration sans bornes pour les princes, pour la noblesse, pour la chevalerie, Chastellain n'hésite pas à proférer le thème obligé du ‘povre menu peuple’ pressuré par le prince. Il peindra en noir les princes de son temps, qui ‘coustumièrement sont à mal donnés aujourd'hui’... ‘enivrés en péchés et desrèglemens’; ils ‘dorment en lit de machination perverse, veillent en ruyne et en effusion de sang par fraude, et songent en turbation du povre innocent peuple, sans pitié et sans miséricorde’.Ga naar voetnoot3 Ainsi il | |
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parlera tour à tour en loyal Français et en partisan de Bourgogne, selon la matière qui l'occupe. Comme beaucoup d'idéalistes, Chastellain est un esprit simple, d'une bonté naturelle qui se trahit à chaque instant, d'un besoin de sincérité incontestable et d'une naïveté qu'on ne saurait prendre pour sournoise habileté. Le plus clair qu'il connaît à propos d'idées politiques c'est ‘Publique nécessité’. C'est pour elle que sont institués les princes de la terre. Il fait dire à ‘Publique nécessité’ personnifiée: ‘Je suis celle en qui pend la conservation du monde’Ga naar voetnoot1. ‘Ne fait à ignorer que la seule et souveraine félicité des princes pend en la félicité de leurs subjets.’ Leur ‘vocation est d'estre le refuge du peuple’Ga naar voetnoot2. Décoction faible, si l'on veut, de doctrines proclamées depuis mille ans par l'Eglise. Pourtant c'est la trame de l'esprit politique de Chastellain, et c'est cela qu'il s'agit de connaître. Regardons de plus près Chastellain comme ‘léal François avec son prince’. L'idée fondamentale à laquelle se rattachaient, pour lui comme pour tous les autres Bourguignons ou Français, toutes leurs conceptions de souveraineté, de loyauté, de fidélité, toute notion d'existence nationale, c'était toujours la couronne de France. Terre de France, couronne de France, maison de France, ce sont, pour eux, trois concepts qui se confondent et se remplacent. Ces ducs issus de la souche royale depuis un demi siècle seulement, comment eussent-ils pu oublier les fleurs-de-lis et la gloire du royaume? Encore en 1478, lors du baptême de l'enfant de Maximilien d'Autriche et de Marie de Bourgogne, une fleur de lis d'or se trouve parmi les cadeaux pour le nouveaunéGa naar voetnoot3, qui cependant n'était plus un Valois de sang paternel. Les écrivains bourguignons, à moins qu'une intention politique ne les fasse réfléchir, ont l'habitude de compter les terres des ducs tout simplement comme une partie de la France, même après que la plupart d'entre elles se composaient de terres d'Empire. D'autre part le héraut de France, dans Le débat des hérauts de France et d'Angleterre, qui n'était pas Bourguignon, cite comme preuve de la puissance maritime de son maître, le roi de France, qu'il a ‘le havre de l'Escluse qui est ung des plus beaulx havres de crestianté’Ga naar voetnoot4, comme si le roi était encore maître des possessions du duc de Bourgogne. Chastellain | |
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dit de Charles VII défunt qu'il ‘fit de grans faits, qui tout son thrône, hors-mis Callais, remit en sa franchise’Ga naar voetnoot1. Il ne tient donc pas compte du fait que, non seulement la Flandre et l'Artois, mais aussi les villes de la Somme restaient détachées de la couronne. Si ces hommes oubliaient si facilement la réalité des choses pour la théorie féodale, on ne s'étonnera pas de trouver chez les auteurs bourguignons la profession d'un idéal politique qui revient à l'espoir d'une concorde générale et finale dans la maison royale et dans le royaume de France. Chastellain, à plusieurs reprises, nous parle de ce bonheur futur en termes pathétiques. Malgré toutes les déceptions il espère le voir réalisé par le traité de Péronne; quelle naïveté! Voici quelques vers du Mystère qu'il fit alors pour célébrer la concorde du roi et du duc:Ga naar voetnoot2 ‘Leur coeur s'est tout délibéré
Après tout cas considéré
De vivre en alliance,
Et ont serment à Dieu juré
De veillier en coeur assuré
Au commun bien de France.’
Il s'imagine qu'une fatalité déplorable a toujours empêché Charles VII et Philippe le Bon de se voir, ce qui aurait été le moyen de résoudre le malentendu funeste qui les tenait étrangers l'un à l'autreGa naar voetnoot3. Naïveté encore! Commines était d'avis tout contraire; il jugeait, comme on sait, que ‘deux grans princes qui se vouldroient bien entreaymer, ne se devroient jamais veoir’Ga naar voetnoot4. Tous les écrivains bourguignons ne se lassent pas d'assurer que les ducs n'ont jamais cessé d'être ‘bon et entier Franchois’. Olivier de la Marche, quoique beaucoup moins royaliste que Chastellain, dit de Philippe le Bon, par deux fois: ‘de sa nature fut vray, bon et entier Franchois’, ‘il vesqit et mourut noble et entier François, de sang, de cueur et de voulenté’. Bien après le commencement de l'hostilité ouverte entre la France et la puissance bourguignonne, il formera encore, pour le jeune Philippe le Beau, fils de Maximilien, le souhait ‘qu'il ait cause de demourer bon et entier Franchois’Ga naar voetnoot5. C'est la même prétention de loyauté française qui porte Chastellain à accentuer | |
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la haine que Philippe le Bon à toujours nourrie pour les Anglais. Le duc, dit-il, a déploré pendant toute sa vie qu'il ne lui fut pas permis de combattre du côté français à Azincourt, où tomba son oncle Antoine, duc de BrabantGa naar voetnoot1. C'est pour éviter l'étreinte anglaise et rester fidèle à la France qu'il a érigé l'ordre de la Toison d'orGa naar voetnoot2. Philippe désire pour son fils un mariage dans la maison de France, il craint les sympathies anglaises de sa femme Isabelle de Portugal, issue de Lancastre par sa mèreGa naar voetnoot3. Il ne veut pas de la médiation d'Edouard IV lorsque celui-ci s'offre pour le réconcilier avec son fils Charles, comte de CharolaisGa naar voetnoot4. On sera d'accord qu'il y a, dans ces affirmations de loyauté française de Philippe le Bon, exprimées par ses serviteurs, une arrière pensée de bien servir la cause du duc devant la postérité. Mais s'il fallait condamner comme hypocrite et faux tout point de vue politique qu'un parti ou une nation a proclamé, pour la seule raison que le cours des événements l'a prouvé impossible, où en serions-nous? On irait trop loin en niant de fond en comble la sincérité de ces aspirations bourguignonnes d'une concorde française. Il me semble qu'étant données la tournure générale de l'esprit politique du moyen âge finissant, puis la nature très vague et très simpliste des idées politiques et les racines très fortes qu'avaient dans cet esprit les notions féodales et monarchiques, le point de vue bourguignon, pris dans son premier aspect, ne représente que la forme naturelle et inévitable que devait prendre l'opinion publique dans ce milieu français de sang, de droit et de langage. Ce sont là les idées générales, théoriques, si l'on veut, des contemporains. Cependant leur pensée politique ne finit pas là. Nous allons entendre des notes très différentes, d'abord celle de la cause de Bourgogne contre la France, la cause de la vengeance de Montereau; puis celle de l'état bourguignon indépendant et ennemi de la France. Le pape Pie II, c'est-à-dire Eneas Silvio Piccolomini, l'humaniste éclairé, passant en revue les princes de son temps, lorsqu'il vient à parler de Philippe le Bon, le loue en ces termes: ‘un prince sur tous me semble digne d'éloge, c'est Philippe, duc de Bourgogne... Il possède des richesses immenses... Il est un prince pieux qui aime la Mère Eglise. Il désire venger le meurtre de son père, et suivre les | |
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traces de ses ancêtres’Ga naar voetnoot1. Notez-le bien, pour ce pape humaniste qui connaissait l'Europe de son temps mieux que personne, l'essentiel de la position politique de Philippe le Bon, c'est son désir de vengeance. On ne saurait exagérer l'importance qu'avait pour les hommes du moyen âge le besoin de venger l'honneur flétri. On a beau parler de raisons économiques et de calculs subtils, pour expliquer le fond de leur politique, on commet une faute de premier ordre en négligeant comme force motrice primaire de cette politique les sentiments d'honneur et de vengeance. Rien ne défend d'admettre que ces motifs se compliquaient, plus ou moins consciemment, d'intérêts dynastiques et économiques. Il n'en reste pas moins utile pour nous de connaître ce que les contemporains ont vu comme le but manifeste de la conduite de leurs princes. Même si ce but avoué n'avait été qu'un mot d'ordre, il serait toujours utile de le connaître, pour comprendre l'histoire. Or pour le quinzième siècle ce motif qui, aux yeux de tous, justifiait la politique de Bourgogne, s'exprimait dans une seule notion: la vengeance du meurtre de Montereau. Le duc, pour Olivier de la Marche, c'est ‘celluy qui pour vengier l'outraige fait sur la personne du duc Jehan... soustint la gherre seize ans’Ga naar voetnoot2. Les états de tous ses pays, prétend-il, ‘avecques luy queroient et demandoient vengeance de ceste offense et oultraige desordonnée’Ga naar voetnoot3. Le duc, dit Chastellain, avait juré qu' ‘en toute criminelle et mortelle aigreur il tirerait à la vengeance du mort si avant que Dieu luy vouldroit permettre, et y mettroit corps et âme... plus réputant oeuvre salutaire et agréable à Dieu de y entendre que de le laisser’Ga naar voetnoot4. Pour ces esprits-là l'obligation de la vengeance suffit pour expliquer toute l'histoire de leur temps. L'auteur bourguignon inconnu de la chronique violente que l'éditeur Kervyn de Lettenhove à intitulée Le livre des trahisonsGa naar voetnoot5, écrivant après 1461, attend toujours la vengeance pour le fait de Montereau. De ce fait ont surgi, selon La Marche, selon Thomas Basin, tous les maux, toutes les misères qui sont venus frapper la France et déchirer les pays de la couronne. ‘Et qui pes est, ceste dolente et douloureuse playe ne se peult ou ne se scet guarir, qu'elle ne soit d'an à aultre et de saison en saison renouvellée.’Ga naar voetnoot6 | |
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La domination des ducs n'avait pas pour base l'idée d'un vieux règne chrétien glorieux et puissant qu'elle représentait. Mais leur cause recevait sa forme idéale de ce motif de la vengeance. Cette forme est bien forte elle aussi. La cause de Bourgogne est celle d'un parti, c'est une querelle. L'idée de former un parti est un des moteurs les plus primitifs dans l'histoire de la civilisation. Le sentiment, une fois conçu, d'une obligation mutuelle de s'entr'aider et de se soutenir contre quiconque et à tout prix, est un fait sociologique primaire qui n'a pas besoin d'être expliqué par des raisons ultérieures, économiques ou autres. Les conflits de partis abondent dans l'histoire partout et toujours. On pourrait affirmer cependant que l'âge d'or des luttes de parti en Europe a été la période qui va du treizième au quinzième siècle. Ce sont des partis couvrant tout un pays de guerres sanglantes et acharnées, interminables, comme les Guelfes et les Gibelins; ce sont des partis régionaux et locaux dans chaque province ou dans chaque ville. On en trouve partout, sans qu'il soit possible de déterminer les causes de ces conflits. Car, quoi qu'ils soient, ce ne sont pas de simples conflits de classes. On ne niera pas qu'il y ait là-dessous des intérêts opposés d'ordre économique. Ils ne manquent jamais. Mais intérêts économiques ne veut pas dire intérêts de classe. L'envie, l'avarice, l'orgueil et la colère suffisent parfaitement à expliquer ces haines, autant qu'il est possible en histoire d'expliquer. S'ils désignent des vices capitaux, ces concepts expriment aussi des faits sociologiques de premier ordre. Il me semble dangereux de chercher, dans ces luttes de parti, des raisons économiques cachées, lorsque une explication sociologique très simple s'offre. Le fait qui se produit, dans les divers pays de l'Europe, depuis le XIIIe siècle, c'est que les grandes crises politiques, de quelque nature qu'elles soient, excitent, parmi les innombrables guerres privées, querelles de famille, etc. se continuant depuis le haut moyen âge, un processus qu'on pourrait appeler de polarisation, d'agglomération, de concentration. Les familles et les partis se rangent sous l'un des deux grands ennemis, ils se coalisent par groupes, prenant désormais leur mot d'ordre d'un contraste quelconque. Tantôt ils se réclameront de deux principes universaux comme du pape et de l'empereur, tantôt de deux familles, de deux couleurs, ou de deux sobriquets, comme les Houx et Cabillauds du XIVe siècle en Hollande. Qu'on admette ou non ce point de vue plutôt sociologique, personne ne nie qu'au XVe siècle le sentiment de parti ait été singulière- | |
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ment violent pour ne pas dire virulent. Ce sentiment de parti alors n'a pas encore passé complètement du cercle des idées juridiques à celui des idées politiques. Il ne faut jamais oublier que le moyen âge restait toujours enclin à regarder toute fonction publique comme un acte de justice. Légiférer c'est rendre une sentence. Un parti, c'est tout d'abord une partie devant un juge. Il est porteur d'une querelleGa naar voetnoot1, d'une plainte. Je sais bien que ce mot de querelle, en français du quinzième siècle, est déjà en train de perdre cette couleur juridique pour exprimer seulement ce que nous appelons la cause. Mais le mot cause aussi a ses origines dans le domaine des idées juridiques et ne sert qu'à prouver ce que je viens de dire. Querelle donc signifie tout simplement cause politique, mais avec un reste de cette notion juridique et primitive. La cause nationale est une querelle. On parle de la querelle du roi de France aussi bien que de la querelle du duc de Bourgogne. Jeanne d'Arc écrit aux Tournaisiens, le 25 juin 1429: ‘Dieu soit garde de vous et vous doinst grâce que vous puissiés maintenir la bone querele du royaume de France’Ga naar voetnoot2. Qui n'entendrait pas ici la note juridique vibrant encore dans ces mots? Eh bien! pour les Bourguignons, dont la cause ne réprésentait pas celle d'un saint et vieux royaume mais seulement celle d'un parti dans ce royaume, la conception juridique de leur querelle n'en était que plus forte. Leur querelle, c'était la plainte qu'ils portaient, à droit ou à tort, contre le roi de France, pour la mort de leur duc, Jean Sans Peur. C'est là l'idée fondamentale dont ils se rendaient compte en poursuivant leur politique. Que ce fût en même temps une politique d'avidité territoriale visant à la conquête, personne ne le niera. Le désir du pouvoir n'est jamais absent dans les rapports d'une puissance à une autre. Politique de vengeance, politique d'expansion territoriale, voilà les deux aspects, l'un avoué, l'autre non avoué mais très manifeste, sous lesquels se présente l'oeuvre des ducs de Bourgogne. C'était le poids même de cet héritage surprenant qu'ils venaient d'amasser qui les poussait dans la voie de conquêtes nouvelles, pacifiques ou militaires. Ce sera la Picardie, retenue en gage depuis le traité d'Arras, le pays de Namur, acheté, celui de Luxembourg, conquis, enfin la Gueldre et la Frise qu'ils s'efforcent de gagner. L'idée d'un nouveau royaume en train de sortir de la terre de France et de celle de l'Empire com- | |
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mençait à s'imposer. Le rôle que s'attribuaient les ducs d'être les défenseurs d'intérêts français, de la couronne même, contrastait toujours plus avec la réalité des choses. Donc mensonge, hypocrisie, calcul, trahison, toute cette politique bourguignonne depuis le traité de Troyes jusqu'à la guerre du Bien public! Je le veux bien, si l'on tient à soumettre les actions politiques très complexes et très diffuses aux généralisations simplistes de la morale. Pourtant il vaut la peine de voir un peu, comment la situation est apparue à ceux qui ‘portaient la querelle du duc’. Pour les esprits du moyen âge beaucoup de choses, qui pour nous sembleraient s'exclure, ne s'excluaient pas. La conception féodale permettait dans une certaine mesure aux ducs, tout en prétendant rester bons Français, d'aspirer à la formation d'un état constitué aux dépens de la France et s'étendant hors d'elle. La fierté d'être du sang royal de France était forte bien sûr; ainsi l'était le sentiment de la fidélité féodale que l'on devait au roi, en théorie. Mais bien forte aussi était la conception de l'héritage dynastique considéré comme un patrimoine qu'il fallait augmenter. Une notion cependant, très essentielle aujourd'hui, faisait défaut: celle d'appartenir à une nation et à une seule. Les idées politiques d'une époque sont presque toujours en retard sur la réalité présente pleine de dangers inconnus et de possibilités salutaires. Une inertie mentale inévitable fait survivre la figuration donnée d'une situation politique, longtemps après qu'elle a cessé de répondre aux faits. Au temps du premier duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du roi Charles VI, lorsqu'on ne parlait pas encore de Bourguignons et Armagnacs, il avait été très naturel de regarder le duc comme le prince du sang, doyen des pairs, qui mieux que les autres était capable de maintenir l'équilibre chancelant de la royauté et du pays. Le parti bourguignon, à sa naissance, dans le conseil du roi, à Paris, vers 1390, prétendait être, à plus ou moins bon droit, celui de la réforme des abus éternels, celui d'un gouvernement solide et équitable. Ses tendances démocratiques s'étaient accentuées depuis le moment où Philippe le Hardi avait commencé à perdre du terrain au profit du duc d'Orléans. En mai 1402 Philippe présente au Parlement une lettre contenant une vive protestation contre la lourde taille qu'on venait de lever. Il désire que cette lettre soit lue en public. Il se pose comme un ami sincère du peuple, défenseur du ‘commun prouffit et utilité de ce | |
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royaume et de son peuple’. Il a refusé de toucher les cent mille francs qu'on lui avait offerts pour consentir à la tailleGa naar voetnoot1. Nous croyons entendre un écho du mot d'ordre bourguignon dans les deux pièces d'Eustache DeschampsGa naar voetnoot2 qui rendent si bien l'idée du bien public telle qu'on devait la concevoir au quartier des Halles, centre de la popularité des ducs de Bourgogne. Le bien commun doit tout homme garder
Et préférer devant touz autres biens.
Qu'est bien commun? Ce qui puet regarder
Proufit de tous, jeunes et anciens,
Garder la loy, son pays et les siens
Justice avoir, sur tout mettre ordonnance.
Un pris, un poys, une aulne, une balance,
Mesure aussi et délivrer tout un
Aux achateurs, sans faire decevance:
Ainsi se doit garder le bien commun, etc.
Dès ce temps on voit apparaître, sous la plume de tous ceux qui admirent ou servent le duc de Bourgogne, l'invocation du Bien public comme le motif qui inspire sa politique. Telle Christine de Pisan dans son Livre des fais et bonnes moeurs du sage roi CharlesGa naar voetnoot3. Elle déplore la mort de Philippe, en 1404, comme tendant ‘à grant préjudice du bien propre de la couronne de France et grief et perte de la publique utilité commune’. C'est sous cette image qu'il vivra dans le souvenir de ChastellainGa naar voetnoot4. ‘Ton ave - ainsi le rappelle-t-il à Charles le Téméraire - fils du roy Jehan de France, en la dignité de sa nature s'acquit par commune voix le titre du bon duc... Luy, joveneur et le derrain des quatre (frères)... disposa et tourna son entendement à preud'hommie et toutes ses oeuvres et conclusions à l'intégrité de ce royaume et de publique salut. Avoit le coeur à l'honneur de Dieu et du sien, et en ce regard gouvernoit seul ce royaume dessoubz son frèreGa naar voetnoot5, et portoit le thrône de France, dont il estoit pillier, sus ses espaules.’ | |
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Cette devise du Bien public, chez les Bourguignons, restait obligatoire pour caractériser la politique des successeurs du premier Philippe. Le partisan farouche qui a consacré (après 1419) à Jean Sans Peur la satire politique sous forme pastorale nommée Le PastoraletGa naar voetnoot1 n'hésite pas à le louer comme un prince ‘qui en son temps fu moult preux et vaillans, et tant loialment ama le roy Charles Sisime, le roialme et le bien de la chose publique, qu'en la fin en morut’. En effet, Jean Sans Peur se réclame toujours de son grand amour pour le bien public du royaume et de sa compassion pour le peuple mal gouvernéGa naar voetnoot2. Il va sans dire que l'accusation des Orléans, lue au château du Louvre en novembre 1408, traite ces prétentions démocratiques de pure hypocrisie et calculGa naar voetnoot3. Cela n'empêche pas que pour justifier les actions politiques de Philippe le Bon ce mot d'ordre du Bien public revient encore. ‘Quéreur du bien public’ l'appelle Chastellain en parlant de l'institution de la Toison d'orGa naar voetnoot4. Si, en 1430, il n'hésite pas à s'emparer du Brabant comme d'un héritage qui lui est dévolu, c'est le bien public qui le meutGa naar voetnoot5. S'il entend introduire son bâtard David dans l'évêché d'Utrecht, c'est le bien public qui le justifieGa naar voetnoot6. S'il désire une couronne royale, c'est encore pour le bien publicGa naar voetnoot7. ‘Tenoit le salut de France en sa clef et la tranquillité d'Occident en sa main’, ainsi résume Chastellain l'oeuvre salutaire de sa vieGa naar voetnoot8. On voit donc que longtemps avant Montlhéry le bien public avait été une espèce de devise sous laquelle les sujets des ducs s'étaient habitués à regarder la politique de leurs princes envers la couronne. Vient alors l'aventure de 1465, avec son succès plus que douteux pour les ligueurs. Le point de vue du comte de Charolais était très simple et très conforme aux idées générales du temps. Chastellain, écho fidèle des sentiments qui inspiraient la politique bourguignonne, l'exprime ainsi. ‘La chose que (le roy) plus devroit désirer et de quoy par raison plus se devroit esjoyr, ce serait de voir bon amour, concorde et union entre les princes de son royaume, considéré que c'est le bien et la seurté de luy et de son estat; car tant que les princes de son royaume seront bien unis en bonne amour ensemble, et eux | |
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avec le roy, il n'aura que faire de quérir estranges alliances, ne de requerre ses ennemis de paix, ne de trêves.’Ga naar voetnoot1 Il est curieux de noter que la Ligue en train de se former prend plus ou moins les formes d'un de ces jeux de chevalerie et d'aventure si populaires parmi l'aristocratie du XVe siècle. Olivier de la Marche, bon bourguignon lui, parle de cette alliance comme d'une ‘Emprise’, le mot qui désignait ces fameux Pas d'armes fantaisistes du temps. Elle est prise ‘soubz umbre du bien publicque’Ga naar voetnoot2, ‘et disoit on que le Roy gouvernoit mal le royaulme et qu'il estoit besoing de le refformer’. Le signe secret auquel se reconnaissent les ligueurs: une aiguillette de soie à la ceinture, n'est pas seulement porté par les princes et les seigneurs, mais aussi par chevaliers, écuyers, dames et demoiselles. La besogne a l'air de n'être pas complètement sérieuse. Le grave Chastellain ne l'approuve pas. Après la guerre qui s'ensuivit et qui n'avait fait que mener les rapports de France et de Bourgogne d'un état de tension dangereuse à celui d'hostilité ouverte, Chastellain en regardant tous les maux qui venaient frapper les terres du duc soupire: ‘Et tout cecy venoit et mouvoit, hélas! de ce maudit Bien Publique, pratiqué et mis sus du costé mesme des François contre leur roy, et contracteurs depuis de ce jeusne prince Charles à leur bende; et lequel, quand il s'y est trouvé et fourré, l'ont laissé et abandonné en l'estroit, et luy ont mis sur son dos tout le pesant du fardeau; par quoy seul malvoulu du roy, seul s'est trouvé constraint de soy recomforter et de quérir refuge’Ga naar voetnoot3. Hypocrisie tout cela ou plutôt illusion et phrase? On est libre de l'interpréter comme on veut, si l'on croit possible, en histoire, de porter des jugements péremptoires de ce genre. A nous, cet appel de Charolais et de ses alliés au salut du pays dont leurs menées menaçaient l'unité paraît absurde, trop absurde pour être sincère. Mais ce jugement dépend du fait que nous connaissons toute l'histoire qui allait suivre. Nous la voyons prolongée, cette histoire, jusqu'aux temps modernes, et nous constatons que pour la France moderne la politique vraie, salutaire, nationale n'a pu être que celle de Louis XI. Ce point de vue manquait aux contemporains. Leurs idées politiques étaient vagues, mal définies, trompeuses comme le sont les généralisations colorées par la passion. Ils vivaient dans des conditions souvent contradictoires, confuses, mal résolues. Ils étaient gouvernés bien plus par le sentiment féodal que par une idée nationale. Il importe d'éviter | |
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une erreur capitale dont les historiens modernes ne se sont pas toujours gardés. C'est celle de se représenter les deux puissances opposées de France et de Bourgogne comme ayant formé dès lors des entités politiques nettement séparées l'une de l'autre. Cette séparation complète n'existait pas. Les deux puissances continuaient à se pénétrer et se confondre. Le sujet de la continuation de cet article sera de démêler et de décrire comment cette séparation s'est effectuée graduellement. | |
IILes ducs de Bourgogne, en théorie, pouvaient toujours prétendre être loyaux Français. Ils n'avaient nullement oublié qu'ils étaient du sang royal de France. Au temps de Philippe le Bon les deux puissances n'étaient pas encore étrangères l'une à l'autre. La puissance bourguignonne était encore comprise dans le royaume, sans pourtant y rentrer complètement. Le duc pouvait à son gré accentuer sa condition de bon Français ou son indépendance envers le roi. C'est cet état de rapports très ambigus, tel qu'il a existé avant que Charles le Téméraire le changeât en celui de guerre ouverte, qu'il s'agit maintenant d'analyser. Le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre et d'Artois faisaient toujours partie du royaume, exactement dans le même sens qu'en faisaient partie le Berry, la Normandie, la Bretagne. Le duc était toujours doyen des pairs de France. Plusieurs de ses nobles tenaient des terres du roi et du duc, plusieurs avaient servi tour à tour ou même à la fois l'un et l'autre. Tant que les villes de la Somme restaient dans la possession de Bourgogne, les deux pays se reliaient par une zone qui devait effacer toute idée de frontière marquée. Après que la paix d'Arras, en 1435, eut rétabli les relations, le duc avait repris la coutume de se faire valoir dans la politique française. Il était lié par des rapports d'amitié étroite à la maison de Bourbon, très puissante au centre de la France, dont les membres quoique princes du sang, étaient parents assez éloignés avec les Valois. Le peuple de Paris était lent à oublier ses sympathies bourguignonnes d'autrefois. Lors de l'entrée de Louis XI à Paris, en 1461, où il fut accompagné par Philippe le Bon, on avait défendu expressément aux Parisiens (s'il faut en croire Chastellain) de crier Noël pour le duc de Bourgogne. | |
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Les Parisiens, dit-il, s'en abstinrent à peineGa naar voetnoot1. Le duc alla se loger dans son hôtel d'Artois qu'il n'avait pas visité depuis vingt-neuf ans. Là, au quartier des Halles, sa popularité durait toujours. Jacques du Clercq raconte que lorsque le cortège royal traversa le quartier des halles, on entendit un boucher s'écrier: ‘O franc et noble duc de Bourgogne, soyez le bien venu dans la ville de Paris: il y a longtemps que vous n'y êtes venu, quoique vous y fussiez fort désiré’Ga naar voetnoot2. Paroles plus vraisemblables que celles que le bon Chastellain prête aux nobles français ‘qui oncques n'avoient vu ce duc que maintenant’, se montrant dans toute sa magnificence un peu indiscrète. ‘Hà! - leur fait-il direGa naar voetnoot3 - véez cy où repose l'honneur de France! Vecy où gist abscond tout le précieux et le chier des fleurs de lis, la force plus redoutable de ce royaume, et en qui plus se doit quérir et espérer salut pour sens et gravité de conduite.’ Louis XI avait compris qu'il fallait extirper ces sentiments de fidélité à la cause bourguignonne là où ils existaient en France propre. Il voit qu'il ne sera possible de combattre le danger bourguignon qu'en substituant à cette zone commune entre les deux puissances en Picardie une frontière nette qui obligera chacun à choisir entre la France ou la Bourgogne. Charles VII n'avait fait que préparer le champ en semant un peu la discorde, en se retirant toujours plus de son parent le duc, en le traitant avec une méfiance prononcée. Les serviteurs du duc se rendent compte de cette attitude du roi et s'en affligent. Quoi, le roi méconnaît les intentions loyales et salutaires de Philippe, il ne voit pas que c'est de lui que la France doit attendre son salut et sa force? Il se forme, dans leur esprit, une interprétation très curieuse des relations entre le duc et la France, tout illusoire et même fallacieuse, si l'on veut, mais qui pourtant a inspiré à Chastellain l'expression la plus noble et la plus pathétique du point de vue bourguignon. Il sent ‘mélancolie sur France’. Elle est ‘en vil point’. Ses fils présomptueux et aveugles vont la perdre. Le roi (c'est-à-dire Charles VII) est bon et vertueux, mais ses mauvais conseillers calomnient le duc, et les Français haïssent leurs vrais amis, les Bourguignons. Qu'ils prennent garde, ces malveillants! Il se pourrait que par leur faute la France allât à sa perte. Les cinquante ans qui sont passés lui ont apporté déjà assez de désastres. Une fois perdus, ce sera trop tard. | |
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‘Dieu ne fit oncques deux Troyes ne deux Romes,
Ne fera-il deux Frances, quant faillie
Sera la nostre, assez jà affoiblie.’Ga naar voetnoot1
C'est une pensée qui revient sous sa plume plus d'une fois. Il a peine à croire que l'avenir promette encore ces temps meilleurs de concorde entre Bourgogne et France qu'il désire tant, ‘là où les coeurs et les diverses nations tous sous un sceptre s'entr'aimeront et seront unis ensemble’Ga naar voetnoot2. C'est de cet état d'âme mêlé d'indignation et de présages mélancoliques qu'est sorti le meilleur poème qu'a produit l'esprit lourd et prolixe, mais sérieux et sincère de Chastellain. C'est une protestation politique, à laquelle l'éditeur des oeuvres de Chastellain, le baron Kervyn de Lettenhove, a donné le nom de Dit de VéritéGa naar voetnoot3. L'auteur lui-même nous apprend ailleursGa naar voetnoot4 qu'il faut dater ce poème peu avant la mort de Charles VII. Il y a soixante-dix huitains, ce qui est un peu trop sans doute. On voudrait couper le long développement moral et historique du prologue et beaucoup de couplets indifférents encore. Il resterait alors un chant qui ne manque pas de force ni de grandeur. Si l'on parvient à se placer au point de vue de l'auteur, donc au point de vue bourguignon de 1460, on lui trouvera un accent de défense patriotique d'une dignité incontestable. Le premier huitain nous expose le point de départ dans le sentiment que je viens de décrire: c'est la politique du roi qui empêche la concorde désirée. ‘Puisque d'amour ne de léal racine
Là dont honneur très humble se présente,
Ne se peut traire aujourd'hui fruit ne signe
En quoi l'amant s'aperçoive ou consigne
D'aucun espoir d'utilité présente,
Bien il faut donc délaisser cette sente
Et non en perte humilier sa face,
Et qu'au surplus on quière qui le face.’
Suit le long prologue moralisant qu'il prie les Français de lui pardonner: | |
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‘Vous et vos faits m'en sont cause foncière.’Ga naar voetnoot1
Puis il leur représente: ‘Vous et nous, tous, jadis fûmes ensemble
Un corps uni sous un divin gouverne;
Mais venue est celle heure, ce nous semble,
Qui vous de nous distrait et désassemble
Par vieil venin et envie moderne,
En quoy chascun qui entend et discerne
Et du sentier du vrai droit ne desvoie,
S'aperçoit clair de vostre oblique voie.’Ga naar voetnoot2
Il développe dans plusieurs couplets cette pensée: pourquoi s'envier la puissance et la gloire? On y entend l'accent offensé d'un parti qui se sent méprisé par l'autre: ‘Vostre orgueil grant et hautaines manières,
Vos coeurs essours en nouvelle fortune,
Avec mespris de nos povres tannières
Que vous pensez fouler de vos bannières
Si Dieu gardait pour nous telle infortune....’Ga naar voetnoot3
Peu à peu il prend une attitude de défense résolue: ‘François, François, remitigez vos ires,
Ramodérez vos passions non saines
Et gouvernez vos haulx nouveaux empires....’Ga naar voetnoot4
C'est la France qui vient de chasser les derniers Anglais du sol de la patrie (excepté Calais) et qui, militaire désormais, pourrait se tourner contre d'autres ennemis. ‘Guerre à ce lez ne vous est besoingneuse,
Sinon que las soyez jà de longue aise.
Trop a esté de vostre part coûteuse....’Ga naar voetnoot5
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Du côté bourguignon la France n'a rien à craindre: ‘Nous, quant à nous, nous désirons à vivre;
Nous quérons paix et ami voisinage,...’
‘Nous vous voudrions aimer, servir, deffendre,
Croistre, exaucier et porter vos querelles,
Mais qu'il vous plust agréable le prendre,
Et bonne amour récompenser et rendre
Semblablement par amours naturelles;
Mais en usant de fiertés corporelles,
Disant: Vilain, tu le dois faire, adoncques,
Nous sommes sourds et ne vous vîmes oncques.’Ga naar voetnoot1
Qu'ils y viennent! ‘Coeur nous est gros, et avons roide eschine,
Force et pouvoir, et bras pour les conduire,
De quoy jamais ne faudra la racine,
Pour quelque effort que coeur d'homme y machine,
Ne que vos mains y pourroient produire.
Sy n'y faut point s'esbattre, ne déduire
A l'assayer, pour faim que coeur en aye,
Car la folie en rendroit dure playe.’
‘Cestui point seul notez que je vous touche;
Cestui point seul vous cause vostre envie:
Si nous fussions l'un borgne et l'autre louche,
Mols et chétifs, bridables en la bouche,
Lors nous seroit vostre amour appleuvie,
Et diroit-on: Dieu vous doint bonne vie!
Comment vous va? vous plaist-il venir boire?
Mais garde après du coup de la cachoire.’
‘Mais à Dieu los! qui de sa bonté large,
Et par l'envoi de ses grâces tant maintes,
Nous a donné tel champion et targe,
Que son haut coeur nous affranchit et targe
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Contre les mains de vos aigres estraintes
Car ne seroit par menaces, ne craintes,
Riens tant soit peu, jà-soit-ce qu'on le cuide;
Mais périlleux y feroit estre guide.’Ga naar voetnoot1
Dieu merci, nous avons notre duc comme champion et targe. ‘Il est tout clair, et le congnoit toute âme,
Mais douleur m'est qu'ainsi je l'assaveure;
Rien n'y a trop qu'un homme en ce royaume,
Lequel, si Dieu l'avoit mis sous la lame,
Vous auriez lors tous vos bras au desseure,
Ce vous semble-il, mais sachez de celle heure
Bien dure à vous, quand il définera,
L'honneur du siècle entier se périra.’
‘Affectez fort sa mort et sa ruine,
Et lui plaindez sa vie bienheurée;
Mais onc sur vous ne chut telle bruyne,
Ne si amer, ne dolante pluyne,
Comme en sa mort vous sera préparée,
Laquelle après avoir assez pleurée,
Vous congnoistrez à coup par vue experte,
Com douloureuse en tournera la perte.’Ga naar voetnoot2
Il s'attendrit en louant la gloire et la puissance de Philippe le Bon: ‘C'est des régnans la perle et l'outrepasse,
L'aigle et soleil qui tous les bons survole....’Ga naar voetnoot3
Son heure viendra: ‘Meure et s'en voist quant il plaira au Sire!
Rendre une fois lui convendra ses armes;
Mais tant dis bien: que France et tout l'Empire
Y perdront tout et en auront du pire,
Et en plorront, plus que ne pensent, larmes.’Ga naar voetnoot4
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Viennent encore dix couplets d'apologie fervente et émue pour Philippe. ‘Lui mouvoir guerre, il vous est bien possible,
Dont le pourfit gît célé en fortune;
Mais si la cause en est juste et loisible,
Ne s'elle est moins à faire ou plus taisible,
Cela sçait Dieu qui règne sur la lune.
Mais soit ou claire ou noire ou toute brune,
Quand vous viendrez pour sa hauteur confondre,
Il est non roy, mais duc pour vous respondre.’Ga naar voetnoot1
‘Montez, régnez, ampliez vos clostures;
Estendez mains en terre et en mer fières;
Faites sentir vos fers et vos armures,
Trembler pays, peuples et fermetures,
Dont nous, com vous, savons bien les manières;
Mettez à l'air venteler vos bannières
Et acquérez le monde en ceste queste;
Mais de cestui n'atouchiez la conqueste.’Ga naar voetnoot2
Vers la fin le poème reprend ce ton d'une mélancolie résignée si propre à Chastellain, pour clore ainsi: ‘Dieu mène à mieux ce qui est mal en voie,
Et mette en paix ce qui pend en discorde;
Et à tous ceux qu'amour duit et convoie,
Dieu, en l'estroit de leur cas, leur envoie
Honneur, salut, grâce et miséricorde,
Dont, au regard de ce que je recorde,
Fruit y a povre, et encor moins délit:
Mais tel l'ay fait, angoisseux, en mon lit.’Ga naar voetnoot3
Quant à ce lit, il est à supposer qu'il s'agit cette fois d'une véritable maladie qui paraît avoir aiguisé les facultés du poète, et non pas du thème obligatoire des visions littéraires fondées sur un songe imaginé. Chastellain eut à se repentir de sa franchise importune. Il nous parle plus d'une fois des embarras que lui avait causés son Dit de véritéGa naar voetnoot4. | |
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Il lui fallait écrire une longue Exposition sur vérité mal priseGa naar voetnoot1, toute allégorique et très ennuyeuse, qui tient autant d'une révocation que d'un commentaire. Evidemment, à la cour de Bourgogne, il y avait beaucoup de gens qui n'aimaient pas à être rappelés trop franchement au fait de l'hostilité croissante entre la couronne de France et le duc. Chastellain, tout en se déclarant bon Français et s'efforçant de montrer la concorde comme la voie du salut pour les deux partis, n'avait pas dissimulé qu'au fond il s'agissait déjà de deux pays, de deux nations en conflit. Coup sur coup il lui échappe de les opposer l'une à l'autre, dans le mode exclusif: vous et nous, vous Français, nous Bourguignons, ‘nous meschans bons-hommeaus en nos granges’Ga naar voetnoot2. Cinquante ans plus tôt on était Bourguignon ou Armagnac, deux partis dans le royaume, que le nom français continuait à couvrir. Maintenant c'était Bourguignon ou Français. Bien sûr il y avait encore bien des gens en France qui tenaient le parti de Bourgogne, comme il y avait des sujets du duc inclinés à la cause royale. Mais la réalité ne répondait plus à la fiction d'unité et de loyauté si chère à Chastellain. Il avait beau commenter le couplet XVII de son Dit de Vérité par les mots: ‘L'acteur recongnoit ici que la gloire et félicité des François est icelle des Bourguignons et que la nation de deça vit et emprunte de la plénitude de l'autre’Ga naar voetnoot3. Mais ses propres termes le démentaient. La nation de deçà? Qu'est cela, cette nation sans nom propre? C'est une nouvelle entité nationale en train de sortir des circonstances plutôt que de la politique voulue des ducs de Bourgogne. Malgré lui Chastellain se rend compte parfois de la réalité menaçante. Il se contredit. Ordinairement il fait dériver toute la splendeur de la maison de Bourgogne seulement de France, et semble ignorer le fait que la plupart des pays du duc ne mouvaient pas de la couronne. Mais voici qu'il se rappelle le vrai état des chosesGa naar voetnoot4. Ce n'est pas de France exclusivement que vient au duc cette haute fortune, cette puissance et cette gloire. ‘Dieu l'a pourvu de multiplication de seigneurie nouvelle sur la vieille qui était haute.’ Pas plus que ses vertus cette richesse ne vient ‘du tronc de France’, ‘mais viennent nuement du don de Dieu, de haute amie juste fortune, de vraie naturelle succession légitime du tronc de l'Empire, du sang tout autre de France, d'autre condition, d'autre tenement’. Et voilà que, dans sa pensée, cette appellation de nation, vague jusque là et de peu d'envergure, s'élargit et prend un sens nouveau. Voilà qu'il trouve | |
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le nom qui servira pendant un siècle à désigner cette entité politique et nationale nouvelle. Il ne parle pas, dit-il ailleursGa naar voetnoot1, par envie ou haine contre qui que ce soit, ‘mais pour donner vraye vive déclaration du temps, quel il estoit lors, et avoit duré quarante ans devant moy, entre ces deux natures de nations, François et Bourgongnons, tous toutes voies d'un royame, - et non pas seulement entends-je Bourgongnons pour cause du pays de Bourgogne, mais j'entends Bourgongnons de tous les divers pays qu'il avoit portans sa querelle’. Cette unité naissante d'un état bourguignon a manqué toujours d'un symbole frappant auquel l'idée d'unité pouvait se rattacher. Au moyen âge plus encore qu'aujourd'hui tout sentiment de solidarité, de quelque nature qu'elle fût, avait singulièrement besoin de s'attacher à un signe visible ou appellatif: soit un nom, un emblème, un blason. Or l'état bourguignon, qui n'avait pas de racines dans la tradition ininterrompue d'un règne ancien, cherche encore à se fixer sur un symbole frappant qui exprime et pour ainsi dire légitime son existence. N'en ayant pas un qui soit définitif et convaincant, on en emploie plusieurs tour à tour. Il est difficile d'exagérer l'importance qu' avaient pour l'esprit du moyen âge ces symboles. Les devises, les cris, les écussons, les croix avaient une valeur à peu près totémique. Qu'on me comprenne bien, je n'émets par des hypothèses ethnologiques hasardées, je veux dire seulement que toutes sortes de sentiments primitifs d'attachement et de dévouement étaient liés ensemble par un de ces signes. Une fois adopté, le signe exerce une force unissante primaire. L'homme du quinzième siècle vit dans une atmosphère héraldique, où les lions et les aigles ont une vie à eux qui les fait comparables aux figures personnifiées des moralités ou aux nymphes et satyres de la Renaissance. Tant que la cause de Bourgogne n'est que celle d'un parti, ces signes servent à chacun à reconnaître les siens et à se rallier. Au fur et à mesure que le parti devient une puissance politique, un État, ces signes prennent une valeur plus essentielle. D'abord, c'est la croix Saint André. Avec quelle passion ne s'était-on pas disputé, à Paris, la question de la croix droite ou en biais, lors des jours sanglants de 1411 et de 1418! Le traité d'Arras prévoyait que tous ceux ‘qui par cy devant ont porté en armes l'enseigne de mondit seigneur (le duc), c'est assavoir la croix Saint André, ne seront point contrains de prendre ne porter autre enseigne’, même pas en la présence ou dans | |
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le service du roiGa naar voetnoot1. La croix Saint André devient le signe principal de l'état bourguignon. Ses chroniqueurs s'efforcent de prouver qu'en Bourgogne l'instrument de martyre de l'apôtre saint André avait été porté comme signe de tout temps, depuis que la Madeleine elle-même avait converti ses roisGa naar voetnoot2. Les troupes espagnoles qui combattaient aux Pays-Bas vers 1600 la portaient toujours sur leurs drapeaux. A côté de la croix, comme emblème de leur maison, les ducs se donnent un signe plus personnel. Le rabot de Jean Sans Peur, avec la devise flamande Ic houd, visait le bâton noueux que s'était choisi Louis d'Orléans. On voyait le rabot brodé en or sur les pennons et bannières, jusqu'au jour où Philippe le Bon le remplaçait par le fusil avec sa devise Aultre n'aray. Le fusil et le briquet, qui formaient la chaîne de la Toison d'or, se prêtaient à merveille pour être employés comme figures ornementales. Ils ont eu une fortune inouïe dans l'art décoratif d'inspiration bourguignonne. Le briquet ressemblait à la lettre B, et mis sur son côté plain, à une couronne; il pouvait enlacer de ses volutes la croix Saint André. On le retrouve partout où a passé la maison de Bourgogne, au mausolée de Brou comme sur la cheminée de l'hôtel de ville de Gand. Pourtant il y a un emblème qui, plus particulièrement que la croix ou le fusil, sert à désigner le duc lui-même comme rival et adversaire du roi de France. C'est le lion. La figure du Lion était déjà d'usage pour le premier des ducs, Philippe le Hardi. Lorsqu'en 1386 le duc de Bourgogne, dans le port de l'Ecluse, fait équiper sa flotte merveilleuse destinée à servir à une invasion de l'Angleterre qui ne se fit pas, Eustache Deschamps lui dédie une ballade avec le refrain: ‘Noble lyon, pourvoiez vostre gent’Ga naar voetnoot3. Dans le traité satirique nommé Le Pastoralet, où une calomnie politique venimeuse se cache sous l'habit d'une bergerie innocente, Jean Sans Peur figure comme ‘Léonet fils de Léo’, ‘le pastour au lyon’, ses partisans comme ‘Léonois’. Après la mort de Philippe le Bon, ‘celui qui se nomme le grand duc et le grand lyon’, Chastellain compose une ballade qui retentit comme un défi et qui fera fortune comme expression des sentiments de BourgogneGa naar voetnoot4. C'est là que se trouve pour la première fois la figure de l'araignée pour désigner Louis XI. | |
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‘Lyon rampant en crouppe de montaigne,
Mort immortel en honneur triumphant,
Lyon fameux, tryacle contre araigne,
Trempé en fer, vertueux et vaillant,
Lyon aux fiers, aux doulx humiliant,
Et corps absent et présent en mémoire,
Lyon transy tout refulgent en gloire:
O! et comment ose-l'en entreprendre
Blasmer celuy que tout mort on espoire
Second Hector et derrein Alexandre?’
Leo fortis, Leo magnus occidentis, ce sont les noms préférés dont se servent les chronogrammes pour indiquer Charles le Téméraire, lors de sa mortGa naar voetnoot1. Il n'est pas douteux d'où vient cette figure du lion. C'est le lion noir de Flandre. Dès 1385 Philippe le Hardi en avait chargé son écu écartelé de fleurs de lis à la bordure d'argent et de gueules, et des barres de Bourgogne bordées de gueules. Cette appellation de lion gagnait en propriété à mesure que les terres des Pays-Bas, l'une après l'autre, s'ajoutaient au domaine des ducs. Presque toutes ces terres portaient un lion: le Brabant, le Limbourg, la Hollande, la Zélande, le Hainaut, le Namurois, le Luxembourg. Aux fêtes des noces, à Bruges, de Charles de Bourgogne et de Marguerite d'York, en 1468, on vit la représentation d'une femme tenant son giron plein de lions, avec la devise: ‘Leo et pardus se mutuo invenerunt et amplexi sunt se invicem sub lilio’Ga naar voetnoot2. Un de ces lions de la maison des ducs cependant ne venait pas des Pays-Bas, mais de France: le lion de Charolais, d'or sur champ de gueules. Charles le Téméraire l'a porté avant qu'il fût duc. Pendant les séjours assez prolongés qu'il a faits en Hollande, lors de la dissension avec son père, la Hollande, où le comte de Charolais semble avoir été très populaire, a dû considérer ce lion or sur gueules comme le blason de son prince. Or, plus d'un siècle plus tard, les Provinces Unies, en s'érigeant en République, ont adopté comme armoirie le lion d'or sur champ de gueules. Je le soupçonne toujours, ce lion tenant le glaive et le faisceau de sept flèches, d'être au fond un rejeton | |
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du lion de Charolais. N'est-il pas possible qu'il y ait là-dessous une réminiscence du temps de 1460? Je n'ai jamais trouvé le temps d'en chercher les preuves. Cependant, quelle que fût l'importance de ces emblèmes, une formation politique ne vit pas de symboles. Les ducs, pour affirmer leurs aspirations de pouvoir et pour justifier leur politique, avaient besoin de formules plus explicites que le langage des figures héraldiques. L'idée que se faisait Philippe le Bon de son pouvoir peut être appelé nettement impérialiste. Bien plus que ne se l'imaginait son historiographe Chastellain, le duc visait à faire valoir cette position unique qui lui permettait de se rappeler tour à tour, selon les circonstances, ses liens avec la couronne de France, ou bien ceux qui le rattachaient à l'Empire, ou bien ni les uns ni les autres. Déjà en 1420, lors de l'entrée solennelle dans Paris des deux rois Charles VI et Henri V, on avait vu ‘le duc bourgongnon (ce sont les paroles de Chastellain)Ga naar voetnoot1 non roy, mais de courage empereur, tenant son rang seul’ qui ‘chevauchait à senestre costé de la rue, un peu moins avant que les deux roys, environ le long de leurs chevaux’, lui et toute sa suite vêtus de noir (en signe de deuil pour Jean Sans Peur) se tenant ensemble et à l'écart des Français et des Anglais tous les deux. A la naissance du premier né de Philippe (qui n'a pas vécu) à Bruxelles, les habitants se réjouissent, selon Chastellain ‘disans que l'enfant estoit impérial et digne de parvenir au sceptre du monde, parce que né estoit en l'Empire, et futur duc de Brabant, exempt entièrement de la couronne’Ga naar voetnoot2. Plus tard il était convenu, à la cour de Bourgogne, de se représenter le duc comme ayant refusé nombre de dignités et de principautés qu'on lui aurait offertes à l'envi. Par trois fois il aurait décliné la dignité impériale, après la mort de l'empereur Sigismond, puis après celle d'Albert II, puis encore du temps de Frédéric III. Guillaume Fillastre, le chancelier de le Toison d'or, prétend avoir été présent lorsqu'il refusa la première foisGa naar voetnoot3. Les monographies que j'ai pu consulter sur les élections impériales de ce temps n'en savent rien; elles ne parlent même pas d'une candidature du duc de Bourgogne. De même il aurait refusé les seigneuries de Milan, d'Epinal, de Metz et de Gênes. Tout en s'appuyant sur les bases que sa domination avait dans | |
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l'Empire, il n'en manqua pas moins à faire hommage à l'Empereur pour toutes les terres qu'il tenait de lui. Le traité d'Arras, d'autre part, l'avait personnellement affranchi de la suzeraineté de Charles VII. Mais l'application du traité laissait à désirer. Notamment le Parlement de Paris ne semblait pas tenir compte de cette exemption en faveur du duc, et continuait à recevoir des appels de la Flandre, même de la partie impériale du comté. En 1446 un huissier du Parlement était venu à Gand, au jour de Saint André, au moment même que toute la glorieuse compagnie de la Toison d'Or, comptant le duc lui-même et Charles d'Orléans, allait se mettre à table ‘en salle non d'un duc, par semblant, mais d'un empereur’. Il voulut présenter un exploit ajournant Philippe à comparaître en personne devant la Cour, et cela à cause d'un obscur ancien chef d'EcorcheursGa naar voetnoot1. Depuis cette offense infligée à son honneur, Philippe haïssait le Parlement plus que toute chose. Une autre fois un sergent du Parlement vint à Lille, tandis que le duc y était ‘joignant à six maisons près’, pour ‘rompre à marteaux de fèvre la prison du duc’, afin d'en tirer ‘un garnement le pire des autres’Ga naar voetnoot2. En 1456 Philippe interrompt son voyage en Hollande, voyage politique de première importance, pour aller, par un temps dangereux, dans la semaine avant Pâques, de Rotterdam à Lille, par mer, parce qu'un huissier du Parlement est venu se mêler d'une affaire assez curieuse qu'avait le duc avec un brasseur obstiné qui refusait de donner sa fille en mariage à un archer du ducGa naar voetnoot3. Il semble que le roi ainsi que le Parlement aient choisi pour ces choses les moments où ces ordres devaient exaspérer l'extrême susceptibilité du duc sur ce point. C'était à Gand encore qu'en 1458 le duc, qui venait d'y faire une entrée triomphale, reçut l'ordre de comparaître à Montargis, pour siéger au procès du duc d'Alençon, parmi les pairs de FranceGa naar voetnoot4. Le duc, indigné, en rejetait la faute sur ceux du Parlement et se plaignit d'eux en termes amers. Il réunit son conseil, où son fils le jeune comte de Charolais offrit d'aller en France venger cet outrage, ce dont son père rit de bon coeur. Philippe le Bon dut se contenter d'une vengeance plus modeste et un peu tardive. Ayant accompagné à Paris le nouveau roi Louis XI, en 1461, Philippe y reçoit les politesses de tous les seigneurs français qui lui restaient bienveillants. Par commandement exprès du roi, l'évêque, l'Université et le Parlement eurent à aller eux aussi lui présenter leurs | |
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hommages. Aux adresses de l'Université, ‘parées de sentences et de haut savoureux langage servant au cas’, Philippe répondit plein de modestie et de bienveillance. Aux gens du Parlement il ne dit que ces mots ‘et encore à bouche non gaires riant’: ‘Or, bien grand merchis! Et ayant dit le mot, tourna le visage et s'en alla’Ga naar voetnoot1. On sent bien pourquoi cette question du Parlement qui tant de fois vint rappeler aux ducs le point faible de l'édifice politique qu'ils avaient élevé, a tant irrité Philippe le Bon. Il manquait aux états du duc, pour se consolider, pour s'enclore comme puissance définitive et reconnue, un centre naturel, une unité quelconque, géographique ou linguistique, enfin un nom ancien. Or le quinzième siècle, au seuil de l'humanisme, était prêt à chercher ce nom dans l'histoire. Un souvenir historique pourrait justifier ce nouveau domaine bourguignon, lui donner son titre d'unité, peut-être de royaume. Pour nous, avec nos connaissances nettes et bien classées de l'histoire, il pourrait sembler évident que l'oeuvre des ducs de Bourgogne eût dû s'inspirer soit du souvenir de l'Austrasie, soit de celui du royaume de Lothaire, ou de tous les deux ensemble. Par deux fois, dans un temps historique pas trop reculé, cet état moyen entre la Gaule et la Germanie, participant de toutes les deux, s'était réalisé. Dans l'état bourguignon la Lotharingie, telle que l'avaient possédée les successeurs du premier Lothaire, semblait en train de renaître. Charles de Bourgogne a déjà réussi à s'emparer de l'Alsace. Il vise à la conquête de la Lorraine. ‘Ayant ceste petite duchié (comme s'exprime Commines)Ga naar voetnoot2, il venoit de Hollande jusques auprès de Lyon tousjours sur luy’. Pourquoi ce royaume des Lothaires reconstitué ne pourrait-il pas se réclamer du traité de Verdun? Cependant les notions historiques du quinzième siècle étaient loin d'être claires ou arrêtées. Quand on faisait appel à l'histoire on préférait les souvenirs plus fabuleux. Je ne trouve aucune allusion à l'Austrasie des temps mérovingiens. Quant à l'exemple de la Lotharingie, il a été invoqué, mais sans qu'on y ait beaucoup insisté. Lors des premiers pourparlers, à la cour impériale à Vienne, en 1447, sur la constitution en royaume de la puissance bourguignonne, Philippe le Bon a agité ce point sans ambages. L'instruction d'Adrien van der Ee, qui partait pour Vienne pour traiter de ce sujet, portait d'exiger que le nouveau royaume à ériger serait aussi important que celui de Lothaire. Le mémoire qu'il remit au chancelier impérial Kaspar | |
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Schlick et au comte Ulrich de Cilly, en parle en ces termes: ‘Au regard de la définition des frontières du dit royaume et de ses fiefs il nous semble que mon dit seigneur le duc de Bourgogne pourrait tenir et posséder ce royaume à titre égal et par une division de l'Empire semblable à celle qui a été faite autrefois au temps du roi Lothaire qui tenait son règne par un partage avec ses frères, les successeurs de l'empereur Charlemagne’Ga naar voetnoot1. En 1460, l'instruction pour Maistre Anthoine Hanneron, envoyé du duc de Bourgogne aux cours de Vienne et de Rome, portait: ‘L'on treuve par anciennes croniques que l'Empire ne souloit s'extendre que jusques au Rin, et entre le Rin et le royaulme de France estoit ung royaulme bel et grant contenant plusieurs belles et grandes villes et citez que l'on nommait le royaulme de Lothier... scitué entre l'Escaut et le Rin et entre Bourgoingne et la mer de Frise’Ga naar voetnoot2. Qu'on se souvienne que les ducs de Brabant, successeurs de ceux de la Basse Lotharingie, avaient toujours porté le titre de duc de Lothier, mais sans qu'ils aient pensé au royaume de ce nom. Philippe n'a même pas hésité à faire briller l'arme dont se serviront, un siècle plus tard, les Guise, c'est-à-dire la prétention d'un droit fondé sur la descendance directe de Charlemagne, au détriment tant de la maison de Hugues Capet que de celle de l'EmpereurGa naar voetnoot3. Il paraît cependant que pour baptiser le royaume futur du duc de Bourgogne on n'ait pas voulu emprunter son nom à ce vieux ‘règne’ des Lothaire. Ce nom-là n'avait jamais bien vécu. Dans sa forme française de Lorraine il s'était attaché à un pays spécial, et que les ducs ne possédaient pas. Ce nom de Lotharingie, Lothier ou Lorraine, qui seul aurait pu résoudre dans un souvenir historique la disparité des pays à réunir, devait rester stérile pour la diplomatie bourguignonne. Mais l'arsenal de l'histoire en contenait d'autres. Les débuts de l'Humanisme font reparaître les souvenirs classiques. La traduction, faite pour Philippe le Bon, des Annales Hannoniae de Jacques de Guise (mort vers 1400) avait remis à la mode le nom des Belges. On ne s'en tenait pas, sur leur compte, aux commentaires de Jules César. C'est | |
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un Troyen nommé Bavon de Phrygie qui a fondé le royaume de Belges, ou bien c'est le roi David lui-même, dont il tire ses origines. C'est là qu'a régné le fabuleux Brunehaut (au masculin) fondateur des vieilles routesGa naar voetnoot1. Les écrivains officiels ne s'adonneront pas à ces fables romantiques: un mémoire sur les droits de Marie de Bourgogne, par Jean d'Auffray, parle seulement des ‘parties de Gaule hors les metes du royaume de France, comme sont les duchez, comtez, etc., deça le Rhin, que l'on dict de parte Galliae Belgicae’Ga naar voetnoot2. En même temps la fantaisie des Bourguignons de Bourgogne propre s'exerce sur le thème des Allobroges et des Burgondes. Le royaume des Allobroges a été détruit jadis par la violence injuste des prédécesseurs du roi de France, pourquoi ne serait-il pas ‘ressours en dignité pristine, assavoir royalle’?Ga naar voetnoot3 Les premiers rois de Bourgogne sont venus d'Hercule qui, passant par le pays, s'y serait marié à une princesse nommée Alise, fondatrice d'Alesia. Olivier de la Marche a une notion vague et exagérée de l'étendue de ce royaume de Bourgogne qui fut conquis par Clovis, et qu'il confond avec la Gaule belgique du temps romain. Ces auteurs bourguignons n'oublient pas que c'est à la Bourgogne que la France doit la foi chrétienne, d'abord par la Madeleine qui aurait converti le pays, plus tard par Clotilde la femme de Clovis. Jean Jouffroy, dans une harangue au pape Nicolas V, lui rappelle que les monastères de Cluny et de Cîteaux sont l'oeuvre des ducs de BourgogneGa naar voetnoot4. Il ne paraît pas douteux que, s'il fallait ressusciter un ancien titre royal, c'était celui de Bourgogne qui s'imposait. Pourtant, pas plus que l'Austrasie ou la Lotharingie, la Bourgogne n'a fourni le titre dont on a d'abord voulu se réclamer. Il était question d'autres noms. Le chancelier impérial, Kaspar Schlick, avait eu à intimer aux envoyés bourguignons qui avaient précédé Adrien van der Ee, le roi d'armes Henri de Heessel et son fils Guillaume, que le royaume projeté ne pourrait pas porter le nom de Frise, mais bien celui de Brabant. Evidemment Philippe le Bon a d'abord pensé à se nommer roi de Frise. Le chancelier proposait que la Hollande et la Zélande fussent | |
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inféodées comme duchés, dans ce Brabant royal projeté. On désirait, à Vienne, laisser intacts les droits impériaux sur la Frise, pour le cas où l'Empereur plus tard entendrait les faire valoir. Van der Ee cependant demandait plus que n'offrait le chancelier. Le duc ne se contenterait pas d'une inféodation de ses autres terres sous le Brabant. Il voulait que le noyau de sa puissance au nord, en tant que terre d'Empire, c'est-à-dire le Brabant, la Frise, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, Namur, formât désormais une union complète sous la couronne à créer; tous ces pays nommés devaient être ‘unita sub monarchia dicti regni’, tandis qu'un nombre d'autres territoires basallemands, possessions futures, en pourraient mouvoir comme fiefs. L'empereur aurait à renoncer à ses droits sur la Frise orientaleGa naar voetnoot1. Frédéric III était disposé à créer le duc roi de Brabant, mais non pas à détacher des pays du corps de l'Empire. Les négociations se rompirent, et le titre royal resta en suspens. Le pape Pie II y revint, en 1463Ga naar voetnoot2, pour réchauffer le zèle du duc pour la croisade, mais sans succès. Voilà pour les aspirations royales de Philippe le Bon. Sous son fils, le Téméraire, elles prennent une forme différente. Dès son avènement, en 1467, l'Empereur et le Pape avaient fait miroiter à ses yeux l'illusion d'être élu roi des Romains. La ténacité de Charles le Téméraire lui a défendu de renoncer à cette idée. L'Empereur lui-même l'a désiré pour successeur, écrira-t-on au duc Sigismond d'Alsace. Mais l'Empereur s'était repenti depuis longtemps de cet allèchement imprudent, et la politique de la cour viennoise sera désormais obligée d'employer tous les moyens pour faire renoncer le duc au mirage de la royauté romaine. C'était l'Empereur qui maintenant revenait sur les vieux projets du temps de Philippe et faisait proposer à Charles, par le duc Sigismond, de le créer roi, avec le titre de celui de ses pays qu'il voudrait choisir lui-mêmeGa naar voetnoot3. Le secret de l'entrevue célèbre de Trèves, en 1473, ne s'est jamais complètement révélé. Il semble que ce soit là que Charles ait renoncé à son désir d'être roi des Romains, pour se contenter d'un titre moins élevé. L'Empereur était prêt à lui conférer un double titre royal: de Bourgogne et de Frise, donc les deux noms qu'on avait voulu éviter en 1447Ga naar voetnoot4. | |
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Si ce double royaume de Bourgogne et de Frise se faisait, deux royaumes d'autrefois seraient rétablis. Car la Frise, elle aussi, comptait parmi les ‘dix-sept royaumes chrétiens’Ga naar voetnoot1. Nos informations sur le projet élaboré sont défectueuses. Ce qu'on en sait est de nature à confirmer l'autorité d'une source pas entièrement contemporaine qui en rapporte quelques détails. Renier Snoy, chroniqueur hollandais du seizième siècleGa naar voetnoot2, raconte que Charles aurait voulu répartir ses pays sous les deux couronnes comme ceci: le royaume de Bourgogne contiendrait, outre le duché et le comté de ce nom, le Luxembourg, l'Artois, la Flandre, les évêchés de Châlon, Toul et Verdun. Le royaume de Frise serait formé de la Frise propre, encore à conquérir, puis de la Hollande, Zélande, Gueldres, Brabant, Limbourg, Namur, Hainaut et des évêchés de Liége, Cambrai et UtrechtGa naar voetnoot3. Bien que tout cela n'ait jamais dépassé l'état de chimères, ces projets ne sont pas sans intérêt, à les voir sous la lumière de ce qui s'est développé au cours des siècles suivants. N'est-il pas curieux, qu'on ait pu concevoir dès la fin du quinzième siècle ce double royaume bourguignon-néerlandais, dont la partie septentrionale s'appellerait Frise, comme si l'on se rendait déjà compte de certaines raisons qui la destinaient à une existence politique séparée de celle des parties méridionales? - En même temps le projet tel qu'il a été agité à Trèves nous montre le chemin qu'avaient parcouru les choses depuis le milieu du siècle, c'est-à-dire l'état d'hostilité ouverte entre la Bourgogne et la France qui avait remplacé l'état d'une connexion discordante. Philippe le Bon avait encore voulu ménager les droits de la couronne de France, en laissant en dehors de son royaume de Brabant les pays de Bourgogne, de Flandre et d'Artois. Charles au contraire eût voulu séparer son double royaume du corps de France et du corps de l'Empire tous les deux. Il semble avoir compris que son domaine ne pourrait jamais former une unité nationale ou politique. Mais tandis que ce royaume de Bourgogne, tel qu'il le possédait, restera à l'état de fragments dispersés, la forme conçue du royaume | |
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de Frise préfigurait déjà, quoique imparfaitement, un état indépendant néerlandais qui ne se réalisera que beaucoup plus tard et sous une forme différente. Le royaume de Bourgogne n'aurait pu vivre à moins de s'étendre et de se consolider aux dépens de la France. Le couronnement de Charles à Trèves n'eût fait qu'accentuer par un titre la politique de conquérant qui allait le perdre. Une telle oeuvre aurait-elle pu résister? Il est trop facile en histoire de nier d'emblée la possibilité des solutions que les événements n'ont pas réalisées. Notre certitude à cet égard ne va pas plus loin que de constater les tendances qui se sont opposées à telle solution manquée. Dans ce cas-ci, il y en a de graves. D'abord l'esprit et le tempérament de Charles le Téméraire, embrouillé, précipité, aveuglé par les échecs au lieu d'en tirer les leçons. Il est curieux de noter l'inquiétude qu'exprime, dès 1467, Chastellain dans son Advertissement au duc Charles. ‘O! non plaise à Dieu que ce glorieux édifice de si longue main fabriqué et parfait, tu n'ayes plus chier que ta vie! Tes pères, hélas! l'ont cuidié édifier sempiterne, et tu, si Dieu plaist, ne frustreras point leur haute expectation par petit y entendre’Ga naar voetnoot1. Et plus loin: ‘O Charles, Charles, entends droit-cy!... Ne deviens pas de ceux, hélas! qui pervertissent le bien en mal, ne qui muent paix et salut des hommes en turbation de courages... Ne faut riens doncques fors que raison te gouverne et que tu portes empire sur ta volonté’Ga naar voetnoot2. C'est comme si Chastellain avait déjà compris que ce travail opiniâtre auquel s'adonnait le nouveau duc, n'était pas le zèle d'un esprit sain. Ailleurs il dit de Charles: ‘Comme en autre cas son sens toudis a dominé sur luy jusques à présent, espoir m'est qu'en allant avant en son règne, son sens aussi mettra modification en telles labeurs qui ne luy sont séantes’Ga naar voetnoot3. Bien avant que personne n'eût pu soupçonner les dangers que comportait la nature de Charles de Bourgogne, des voix menaçantes avaient présagé l'écroulement prochain de l'édifice bourguignon et le grand règlement des comptes avec la France. En 1458, au moment où Charles VII tenait son lit de justice à Vendôme pour juger le duc d'Alençon, on avait trouvé dans l'hôtel du duc de Bourgogne quelques vers politiques mis dans la bouche de Philippe le Bon, de Charles VII, et de Henry VI d'Angleterre. Le pamphlétaire inconnu faisait dire au roi de France s'adressant au duc de Bourgogne: | |
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‘Lyon, les bras n'as pas si au desseure
Qu'à part toy seul puisses un monde faire.
Branle où tu veux, mais pense à ton affaire:
Cent ans as cru, tout se paie en une heure’Ga naar voetnoot1.
Le sentiment armagnac d'autrefois avait fini par s'élever à la hauteur d'une loyauté vraiment nationale, doublée d'une haine féroce contre le vieil ennemi bourguignon, qualifié de traître. ‘Si Bourguignons et Sarrasins estoient en bataille l'un contre l'autre, avait dit un noble homme de France, il se tireroit de la part des Infidèles contre les Bourguignons’Ga naar voetnoot2. ‘Envie et hayne, dit Chastellain, sont nées avecques François encontre ta maison. Les mères en respandent le lait en la bouche de leurs enfants au bers, et est chose si connaturelle à eux qu'il convient ou que France produise une nouvelle génération toute autre que ceste ou que ta maison de Bourgogne soit foulée aux pieds et toute démolie’Ga naar voetnoot3. Mais la nouvelle génération, c'était justement celle de 1461, et Louis XI avait compris que l'heure était venue d'en finir avec le semblant de concorde qu'eût voulu maintenir à tout prix Philippe le Bon. Il l'avait compris bien avant, lors de son exil comme Dauphin à la cour du duc. Dès ce temps les nobles bourguignons s'étaient plaints que le dauphin défendît à ses serviteurs de les fréquenter. A son avènement, en 1461, il s'empresse de récompenser quelques-uns des plus familiers du duc de Bourgogne: un Croy, Lisle Adam, Jean Coustain, le valet parvenuGa naar voetnoot4. Beaucoup de gentilshommes alors, que le service du duc n'empêchait pas d'attendre des faveurs du dauphin devenu roi, se présentaient pleins d'espérances. Ils furent déçus. Après ces premières récompenses inévitables et bien calculées, le roi ne donne plus aucun signe de sa grâce à un gentilhomme bourguignon. Evidemment Louis XI a compris qu'il fallait avant tout tracer une démarcation nette séparant ses sujets fidèles de ceux du duc. La zone | |
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large qui permettait de se nommer loyal Français et bon Bourguignon à la fois devait cesser d'exister. Ce sont les Croy, ayant leur politique à eux, très peu fidèles à la maison qu'ils servaient, qui persuadent au vieux, duc affaibli de consentir au rachat des villes de la Somme, appelées mieux ‘terres et seigneuries de Picardie’Ga naar voetnoot1. C'était un coup porté au coeur de la puissance bourguignonne. On s'en rendait très bien compte. ‘C'estoit le droit garant des pays du duc’, dit ChastellainGa naar voetnoot2. Thomas Basin, témoin peu suspect dans ce cas, nous affirmeGa naar voetnoot3 que les Picards, notamment les bourgeois d'Amiens et d'Abbeville, étaient merveilleusement contents de retourner sous le droit de la couronne royale auquel ils devaient appartenir comme à leur empire naturel. Ils étaient bien fous de se réjouir, dit Basin, car ils s'étaient beaucoup enrichis sous la domination bourguignonne, et n'avaient qu'à regarder les villages, les visages et les habits de leurs voisins sujets du roi, pour savoir sous quelle servitude ils allaient se trouver. Mais ce n'était que le petit peuple, dit-il encore, qui se réjouissait si follement. Les gens de bien étaient mieux informés. Il n'est pas improbable qu'en effet la bourgeoisie aisée de ces contrées limitrophes ait eu des raisons de préférer la domination bourguignonne à celle du roi. Pour les nobles, c'était autre chose. Le grand exode va commencer qui fera passer tant de forces précieuses du service de Bourgogne à celui de Louis XI, et dont Philippe de Commines restera le représentant le plus illustre. En jugeant la conduite, soit des Croy qui abandonnaient les ducs, soit de Thomas Basin qui délaissait le roi, il faut se garder d'accentuer trop le mot de trahison. Sans doute les contemporains s'en servent à chaque instant, mais leur jugement à eux était coloré par la passion du conflit. Quicherat, dans son édition de Basin, l'a remarquéGa naar voetnoot4: ‘Le temps n'était pas encore venu où ceux qui souffraient de pareilles atteintes (comme en essuyait l'évêque de Lisieux) pussent s'y résigner en considération du bien qu'elles devaient produire. Attaqué dans ses prérogatives, Thomas Basin se persuada que décidément la France allait à sa perte, et dès lors il se trouva prêt à accueillir tous les moyens de résistance essayés contre un gouvernement odieux.’ D'autre part les Bourguignons placés par le roi devant le choix d'opter pour lui ou pour le duc avaient à considérer toute la casuistique de leur conscience féodale. Le seigneur d'Esquerdes, plus connu sous le nom de Crèvecoeur, | |
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‘délibera de faire le serment au roi... considerant que son nom et ses armes estoient deça la Somme’, dit ComminesGa naar voetnoot1. Ces scrupules féodaux plus tard ne vaudront pas pour déterminer la conduite personnelle de Commines. Chastellain désapprouve la conduite de Jean de Chassa qui ‘se transporta en France’, ‘car estoit nuement subjet du duc et de sa souveraineté, et de toute sa chevance estoit tenu au duc’Ga naar voetnoot2. ‘Monseigneur, dit Antoine de Croy au médiateur qui veut le réconcilier avec le comte de Charolais, voulez-vous que je vous die pour toute conclusion et sans plus battre vent: je ne veux pas cesser le service d'un roi de France pour un comte de Charolais. Pardonnez-moi et adieu’Ga naar voetnoot3. Il y en avait aussi qui répondaient aux offres royales comme ce seigneur de Moreul, dont Chastellain rapporte les parolesGa naar voetnoot4: ‘Sire, je cognois bien que mes terres se tiennent de vous nuement et que vous estes mon souverain seigneur, et est bien raison que je vous serve et obéisse; mais je ne tins oncques que un parti et ne congnois que un prince par service, a qui me sois donné. Sy me seroit chose étrange, si demain ou après me convenoit estre contre celuy-là où mon affection est assise... Je renoncerai plustost à tout ce que j'ay vaillant, si à cela venoit, que jamais ne serve, contre ma nourriture, François ne autres.’ Cependant les Croy, Saint Pol, Nevers furent suivis par bien d'autres passant au service du roi. Ce sera le fils du célèbre chancelier de Bourgogne, Nicolas Rolin; ce sera l'un des bâtards de Philippe le Bon; c'est encore Jean de Neufchâtel, et c'est le chevalier à la mode messire Philippe Pot; ce sera, plus tard, Jean d'Auffray, naguère maître de requêtes du Grand Conseil de Malines et défenseur des droits de Marie de Bourgogne. A la veille de la bataille de Nancy les désertions nobles du camp bourguignon se multiplient. On ‘se rend François’ pour éviter la catastropheGa naar voetnoot5. A Bois-le-Duc, en 1481, dans un chapitre solennel de la Toison d'or, on avait à procéder à la triste cérémonie de rayer les chevaliers infidèles, au nombre de cinqGa naar voetnoot6. A la cour de Bourgogne on appelait ces transfuges par un nom qui beaucoup plus tard devait servir encore une fois à désigner un groupe politique en France, mais en sens inverse. Les bonapartistes à outrance | |
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du Second Empire ont été appelés ‘les Mamelucks’, évidemment en l'honneur de Roustan, le fidèle laquais de Napoléon Ier. Au quinzième siècle le même nom a servi pour flétrir comme infidèles les serviteurs de fraiche date de Louis XI. On les appelait Mamelucs, parce que Mameluc signifiait apostat, renégat. Voici une strophe de la chanson sur la journée de Guinegate: ‘France soustient tirans et Mamelutz,
L'euvre et le nom tesmoigne ce que c'est.
Barbarins, Turcs et Tartarins veluz
Ont plus beaulx noms et sont pyteux trop plus
Que Crièvecoeur, Chassa, Maigny, Clochet....’Ga naar voetnoot1
Ces défections achevaient de réaliser ce que la politique royale de bonne heure avait jugé inévitable, ce que la politique bourguignonne avait toujours prétendu nier à quelque droit, savoir le fait que la puissance de Bourgogne était devenue un corpus alienum dans l'organisme français, un mal qu'il fallait combattre à moins d'en languir. Mais en même temps ces défections, pour la cause de Bourgogne, avaient signifié une épuration qui la laissait plus convaincue de son droit, plus libre d'agir. C'est de 1477 qu'il faut dater l'existence d'un état bourguignon au vrai sens du mot, tandis que la lignée directe des ducs disparaissait. | |
IIIA partir de 1477 l'héritage des ducs de Bourgogne a constitué un véritable Etat étranger à la France. Cet état allait devenir un des éléments les plus actifs, sous bien des rapports, dans l'histoire de l'Europe du seizième siècle. Il venait de perdre à la fois la dynastie qui l'avait fondé, et le duché qui lui avait donné son nom. Ce nom de Bourgogne lui restera à cause du prestige inouï qu'il avait acquis pendant cent ans, et aussi à défaut d'un autre nom qui pourrait exprimer l'unité de tout ce qui restait de l'héritage de Charles le Téméraire. | |
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Elle était d'ailleurs bien faible, cette unité, pour ne pas dire qu'elle était impossible, déjà géographiquement. La Franche Comté, seul pays vraiment bourguignon au sens propre du mot, restait isolée du centre de la puissance, là-bas à Bruxelles. Tout le reste faisait partie de cette masse vague et diverse de comtés et de seigneuries situés sur le cours inférieur et aux bouches du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, qu'on commençait seulement à désigner par le nom de Pays-Bas. C'était encore à peine un nom propre. Il n'est ni fixé ni constant. Il n'est pas le seul dont on se sert pour désigner cet agrégat. Pourtant dans cet État imparfait un sentiment national s'est produit, presque sans nom, mais plein de ferveur. On ne peut pas encore parler d'une nationalité néerlandaise. Ce n'en est qu'un prototype. C'est toujours de 1477 qu'il faudrait en dater les origines. Signalons quelques faits qui nous témoignent de l'existence d'un sentiment bourguignon bien différent de celui qu'avait exprimé Chastellain sous Philippe le Bon. Ce sentiment nouveau est franchement anti-français. Charles de Bourgogne n'avait jamais caché, dès le temps qu'il fut comte de Charolais, ses sympathies plutôt anglaises que françaises. ‘Car estoit devenu tout d'autre nature que française et tout à sa cause.’Ga naar voetnoot1 Il ne se proclamait plus ‘vrai, bon et entier Franchois’, comme avait fait son père. Sa mère Isabelle de Portugal s'était toujours sentie la fille des Lancastre. Elle eût préféré pour son fils un mariage anglais à celui qui serra les liens entre Bourgogne et Bourbon. Dans une altercation avec un envoyé de Louis XI, le comte de Charolais dit une fois: ‘Entre nous Portugalois, avons une coustume devers nous, que quand ceux que nous avons tenus à nos amis, se font amis à nos ennemis, nous les commandons à tous les cent mille diables d'enfer’. Ce n'était pas bien dit, remarque le grave Chastellain, ‘pour ce qu'il y avoit de mauvais agoust pour commander tacitement un roy de France à tous les cent mille diables’. Outre cela la cour s'indignait du fait qu'en se nommant Portugais il avait méprisé le nom de français sans oser se dire Anglais, ‘là où le coeur luy estoit’Ga naar voetnoot2. Tandis que Chastellain professe toujours son loyalisme français, ayant en horreur l'alliance anglaise de Philippe le Bon, Olivier de la Marche ne craint plus de recommander librement à Charles de s'en tenir à l'‘Angleterre où par droit vous vous devez appoyer et soustenir en voz affaires’Ga naar voetnoot3. Plus tard encore Jean Molinet, Boulonnais, succes- | |
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seur de Chastellain comme historiographe de la cour de Bourgogne, hait la nation dont il écrit la langue. ‘O fleur de lyz plaine de scorpions, tu ne scauras tantost quel sainct requerre.’ Il parle de la France comme de l'Antéchrist, il glorifie Azincourt et le couronnement de Henri d'Angleterre à ParisGa naar voetnoot1. Après l'avènement de Maximilien d'Autriche, d'abord comme mari de l'héritière de Bourgogne, plus tard comme mainbour et régent des pays, une vénération, assez affectée, pour l'Empire reparaît dans les écrits des sujets bourguignons. Molinet exalte ‘le très saint aigle impérial’, ‘le très sainct Empire d'Allemaigne, dont le royaume d'Angleterre est descendu, le royaulme de Lombardie engendré et le royaulme de France extraict’Ga naar voetnoot2. Il reproche aux Français d'avoir déserté le Saint Empire. Il parle de ‘la francigène nation portée au ventre de Germanie et nourrie entre le Rhin et la Dunoe en la cité sicambrienne’Ga naar voetnoot3. N'est-ce pas comme la thèse de Montesquieu avant la lettre? Il s'était déjà formé une sorte de légende à propos de Philippe le Bon et de son temps. Ce passé récent faisait figure déjà d'un âge de paix et de prospérité. A la naissance du fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne on prie l'archiduc ‘que l'enffant eust nom Philippe, en mémoire des biens et de la tranquillité que les pays eurent du temps du bon duc Philippe’Ga naar voetnoot4. La guerre longue et dure que Louis XI avait infligée aux pays bourguignons contribuait plus qu'aucune autre chose à donner au sentiment de la cause l'accent pathétique d'un patriotisme épuré par la souffrance. Cette note s'entend chez Molinet, sous l'éclat de son style habituel de rhéteur précieux. Ses fidèles portent ‘la croix Sainct-Andrieu empraincte secrètement en leurs coraiges, au plus noble secret de leurs coeurs’. En 1488 les Bourguignons reconquirent Saint-Omer. ‘Et firent crier à haulte voix ces très douch mots Vive Bourgogne, qui longtemps avoient estez tenus en silence.’ Suit toute une litanie sur le thème du nom de Bourgogne. En 1493 Marguerite d'Autriche, fiancée répudiée de Charles VIII, revient de France. A Cambrai le peuple la reçoit à hauts cris de Noël. Elle dit: ‘Ne criez pas Noël, mais Vive Bourgogne’Ga naar voetnoot5. | |
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C'est la guerre aussi qui achevait de créer un germe de solidarité politique entre les différents pays des ducs, ou plutôt entre ceux de la moitié néerlandaise, car la Franche-Comté, trop loin des autres, vivait sa vie politique à elle. On exagère parfois l'aspiration expresse qui aurrait poussé les ducs de Bourgogne à consolider et unifier le système politique qu'ils avaient réussi à agglomérer tant bien que mal. Avant la mort de Philippe le Bon, aucune mesure centraliste n'avait été prise. En ajoutant à son domaine quelque nouveau territoire, le duc s'était contenté d'en fortifier un peu la structure politique en faveur du pouvoir souverain. Les riches pays de la Belgique actuelle, Flandre, Brabant, possédaient depuis longtemps les institutions propres à assurer le degré d'équilibre politique que permettaient les conditions générales du moyen âge. En Hollande, les comtes de la maison de Bavière, dont allait hériter celle de Bourgogne, venaient de réformer le gouvernement des villes dans un sens oligarchique favorable au prince. Dès que Philippe le Bon a évincé la malheureuse Jacqueline de Bavière, il institue dans le comté de Hollande un conseil central à la Haye, composé d'abord de membres nobles, plus tard de légistes, où se confondaient encore les fonctions judiciaires et politiques. Ces nouveaux domaines de la Hollande, Zélande et Frise Occidentale reçoivent comme lieutenants ou gouverneurs des nobles flamands ou hennuyers. C'est là la seule chose à peu près qui relie ces parties au pouvoir central. La coutume de réunir des Etats généraux de tous les pays du duc n'existe pas encore. C'est à peine s'il l'on peut parler d'assemblées d'Etats particuliers de Hollande et de Zélande. Les Chambres des comptes, à Lille, à Vilvorde, tâchent à étendre leurs compétences sur plusieurs pays, sans cependant devenir centrales. Ce n'est qu'en 1473 que Charles le Téméraire, en se justifiant par l'argument de la rupture du traité de Péronne, se déclare exempt de toute juridiction du Parlement de Paris, et érige le Grand Conseil de Malines, premier organe vraiment central du nouvel état. Car les assemblées d'Etats Généraux, qui depuis 1463 vont se répéter, peuvent à peine être appelées un organe constitutionnel. Ce n'est qu'une mesure occasionnelle prescrite par l'urgence des besoins financiers, urgence doublée plus tard du danger d'une invasion française. En retenant le duché de Bourgogne, à la mort de Charles le Téméraire, Louis XI n'avait fait que le premier pas dans la politique qui devait assurer la France contre le retour du danger bourguignon. Tant | |
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qu'il restait, au nord du royaume, des pays de langue française ou wallonne, où le roi n'était pas maître, ce danger pourrait reparaître. Mais c'étaient terres d'Empire, le Hainaut, Namur, l'évêché de Liège. N'importe, il y avait des points litigieux dans le droit féodal. Et le voilà qui fait valoir des droits sur l'Ostrevant et sur le Hainaut. Mais voilà aussi que se manifeste, pour la première fois, un désir des sujets de Bourgogne de rester unis contre l'ennemi qui ravageait le pays. Aux Etats Généraux tenus à Gand, en 1482, après la mort de Marie de Bourgogne, les députés de Brabant remontrèrent, ‘qu'ilz prioient ausdiz Estas que on volsist estre frères et unis ensemble, et par une vraye union et accord, avoir bonnes voullenté et corage de garder les pays et seigneuries, en disant que, quant vous et nous, et nous et vous, serons d'une opinion et accord, sans division, le roy ne nous pora nuyre, que ne y résistons, et, si ne sommes unis, il porra grever et nuyre aucuns des pays, et poroit estre la totalle destruccion de nous tous; et ainsi il nous fault, pour nous et vous préserver, estre en vraye union et sans discorde, et vivre et morir en la deffence l'un pays de l'autre’Ga naar voetnoot1. C'est le langage d'une nation en train de prendre conscience de son être. Mais c'est une existence encore purement potentielle. Mille tendances de désagrégation s'opposent encore à la formation d'une unité nationale des Pays-Bas. C'était justement le plus fort de ces pays, la Flandre, et surtout la ville de Gand qui n'avait pas oublié ni ses rébellions ni ses humiliations d'autrefois, c'était, dis-je, Gand et la Flandre qui ne désiraient pas l'unité sous la croix de Saint-André. Par opposition au régime ducal, la Flandre semblait préférer à celui-ci une liberté espérée, fondée sur un rapprochement avec le roi de France qui était toujours son suzerain légitime. Pendant la première régence de Maximilien, Gand et la Flandre formaient le grand danger qui menaçait la solidité de l'héritage bourguignon. Tous les Etats, même lorsqu'ils voulaient rester unis pour leur défense commune, entendaient en même temps garder intacte leur autonomie particulière. Le degré d'unité auquel ils pouvaient aspirer était celui d'un fédéralisme très lâche. Jusque là les pays des ducs s'étaient estimés heureux d'échapper à la servitude que l'autorité royale, toujours plus forte, avait imposée à la France. Mais ils savaient trop bien qu'il n'avait tenu qu'aux circonstances que le duc n'eût pas encore pu imiter le roi dans sa marche vers l'absolutisme. Thomas | |
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Basin, ici encore un témoin digne de foi, ditGa naar voetnoot1: ‘Si Charles le Téméraire avait été vainqueur au lieu de vaincu, il aurait sans aucun doute essayé bientôt de soumettre ses pays à une tyrannie semblable à celle de la France’. Le duc les en avait avertis lui-même, en 1475, dans une remontrance aux Trois Estats de Flandre. ‘Puisque sesdits subgectz avoient mis en nonchaloir estre gouverné soubz lui comme enffants soubz père... ilz seroient gouvernez et viveroient doresenavant soubz lui comme sugectz soubz leur seigneur, au plaisir son Créateur, de qui et non d'autruy il tient sa dicte seigneurie.’Ga naar voetnoot2 M. Pirenne, dans le troisième tome de sa magistrale Histoire de Belgique nous a peint le conflit de ces deux tendances opposées qui allait régir l'histoire des Pays-Bas au siècle suivant, pour empêcher la réalisation de leur unité générale qui avait semblé sur le point de se faire sous Charles Quint: d'une part la conscience croissante de leurs intérêts communs, de leurs affinités, sinon de race, du moins de moeurs, de droit, d'institutions, de civilisation en un mot: un gouvernement national qui s'inspire des intérêts du pays, c'est tout ce qu'ils désirent pour rester fidèles à la ‘Casa de Borgoña’ que représente désormais un roi d'Espagne, empereur germanique; et d'autre part cette maison de Habsbourg, qui aspirait à la monarchie forte et illimitée dans tous les pays sur lesquels elle régnait. Cette aspiration, en soi, n'empêchait nullement une politique vraiment nationale, au contraire. Les Tudors allaient le prouver en Angleterre. La maison de Habsbourg cependant fut entraînée par sa fortune étonnante dans une politique européenne qui lui défendait de se vouer au salut de chacun de ses pays en particulier. Les Pays-Bas, à cause de leur haut développement économique, avaient besoin plus qu'aucune autre région d'une politique stable et pacifique. Mais justement leur état économique leur valait d'être mis plus qu'aucun autre pays à contribution pour la politique universelle de Charles Quint. Puis, sous Philippe II, dans ce corps enflammé par la fièvre des dissensions religieuses, la rupture se fait. Après bien des vicissitudes et, comme un résultat incomplet et imprévu, deux formations politiques en sortiront: la République libre des Provinces Unies et les Pays-Bas espagnols et catholiques, la Belgique d'aujourd'hui. Ce seront deux nations au lieu d'une. Si l'on se demande laquelle des deux, au 17e siècle, continue à représenter le principe bourguignon, assurément c'est celle du sud, les Pays-Bas espagnols. On ne saurait leur refuser | |
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ni le nom d'une nationalité, quoique hétérogène, ni celui d'un Etat. Les Habsbourgs, après tout, y avaient dû reconnaître l'utilité de l'instrument politique qu'étaient les Etats du pays, en leur laissant un semblant d'autonomie, du moins provinciale. Mais il leur manquait la plénitude des biens de la nationalité et de l'existence politique, l'indépendance. La République calviniste, au nord, formait une nation dans un sens plus haut que ne le faisaient leurs voisins et frères, parce qu'elle avait la liberté. Comme Etat, comme structure politique, elle a fait assez bonne figure parmi les Etats de l'Europe du dix-septième siècle, qui a été son grand siècle à tous égards. Regardé de près cet Etat présente, à nos yeux, des défauts extraordinaires. Son principe dominant était l'autonomie provinciale, le pur fédéralisme. Ce principe entravait tout le temps son action politique, en causant des dead-locks insolubles. Le type politique de l'Etat était archaïque plutôt que moderne. Sa victoire avait été une victoire de la liberté telle qu'on l'avait entendue au moyen âge. C'était pour se défendre de la monarchie moderne et absolutiste, salutaire à bien des égards, que les Provinces-Unies avaient soutenu la guerre contre l'oppresseur espagnol. Sans doute leur épanouissement général, leurs prospérité et tranquillité admirées et enviées ont prouvé que la monarchie absolue n'était pas le seul remède possible aux maux de la vie publique et de la civilisation. Cependant les Provinces-Unies n'auraient jamais joué ce rôle de puissance maritime et commerciale de premier ordre, si elles n'avaient pas eu du moins quelques organes compétents et efficaces de gouvernement central et actif. Ce peu de machinerie politique moderne, elles le devaient à leur passé bourguignon. Si le gouvernement de Bourgogne-Autriche n'avait pas achevé du moins une partie de son oeuvre d'éducation et de construction politique, avant que la rupture se fît, les Provinces du nord auraient été destituées de tout moyen, de toute faculté de s'assembler, de se lier, de développer un organisme politique capable de tenir. Il fallait qu'au moins une d'elles, la province de Hollande, eût profité assez de cette école de Bourgogne, pour pouvoir former le coeur et la tête de la République, afin de prendre la conduite de cette Union d'Utrecht qui, tant bien que mal, leur allait tenir lieu de constitution. Il reste à consacrer quelques pages à la question de savoir à quel degré la coalescence des Pays-Bas était préformée dans les conditions générales, indépendantes de l'action politique de la maison de Bour- | |
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gogne. On se figure trop facilement que la situation géographique aurait suffi pour déterminer cette cohésion. Si c'est le fait de former une région d'embouchures de fleuves qui les relie, on ne voit pas pourquoi cette force aurait opéré justement de l'Escaut à l'Ems, et non pas, par exemple, de la Somme au Weser, ni pourquoi elle aurait englobé des parties nullement maritimes comme le Brabant et la Gueldre. Il serait moins fondé encore de chercher dans une affinité ethnique l'élément qui destinait ces pays à l'unité. Il n'y a aucune raison ethnographique pour expliquer le fait qu'une partie des Picards et tous les Wallons ne sont pas restés attachés à la France, et que la plus grande partie des Frisons et un petit contingent de Bas Saxons se sont joints aux Francs du delta du Rhin et de l'Escaut. Il y a un fait linguistique de première importance. Cette population essentiellement franque de Flandre, Brabant, Zélande, Hollande avait une langue propre, différente à la fois du bas allemand saxon et des dialectes francs de la Rhénanie et de la Haute Allemagne. C'est la langue qu'on nomme à présent le néerlandais, le hollandais ou le flamand, la langue dont s'est servi Ruysbroeck et qu'a dédaignée Erasme. Dès le treizième siècle, elle a été langue littéraire. Les Français de ce temps ont déjà une vague notion que ce n'est pas l'allemand propre. Dans le fabliau Du Prestre et de la Dame le bourgeois d'Etampes que sa femme et un prêtre ont grisé ...commence a paller latin
et postroillaz et alemand,
Et puis tyois et puis flemmanc....Ga naar voetnoot1
Au quinzième siècle, la cour bourguignonne tout en prétendant le mépriser, sait très bien qu'il faut tenir compte du thiois. Les ducs le parlaient plus ou moins. Lors de la campagne de Rosebeke, en 1382, il était défendu de le parlerGa naar voetnoot2. Apparemment on y sentait une force. Louis XI ne l'aimait guèreGa naar voetnoot3. Après 1477, on se rend bien compte du fait que le domaine de Bourgogne, tel qu'il subsiste alors, n'est plus purement français. ‘Puissance, dit Jean Molinet, suyt la court du | |
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prince et se tient en Flandre, en Brabant, à Bruges, à Gand, en Hollande, en Zélande, et à Namur, et est trop plus flamengue que wallone.’Ga naar voetnoot1 Les Etats généraux de 1477 et de 1488 se sont exprimés d'abord en thiois, puis en wallon ou françaisGa naar voetnoot2. Incontestablement cette communauté de langue, le néerlandais, avait en elle une force d'attraction capable de rapprocher des populations diverses; mais elle ne suffit pas à tout expliquer, puisque la diversité des langues n'a pas empêché, au sud, les pays romans et les pays germaniques de se lier les uns aux autres, ni, au nord, les régions frisonnes et bas-saxonnes de s'unir à la Hollande. Au temps où se prépare l'unité des Pays Bas, les affinités ethnographiques avaient encore beaucoup moins de signification dans la vie politique qu'on ne se l'imagine aujourd'hui. Cela ne veut pas dire qu'on s'entr'aimait malgré une différence de langue, mais qu'on pouvait très bien se haïr malgré l'affinite la plus étroite. Hollandais et Flammands, Brabançons et Gueldrois, s'étaient fait la guerre comme on la faisait partout avec ses voisins. Nous avons déjà vu qu'après 1477 c'est Gand et la Flandre qui tiennent le parti français, par haine et rancune contre le régime bourguignon. Tant alors les sentiments de race avaient peu d'importance! Quand, un siècle plus tard, le Prince d'Orange pense à donner aux provinces révoltées l'appui d'une autorité souveraine, il n'hésite pas à le chercher du côté de la maison de Valois, bien qu'un régime français dût inévitablement affaiblir le caractère national néerlandais de ces pays. Il n'est pas étonnant qu'au temps de Philippe le Bon les esprits soient beaucoup plus frappés par la diversité et la particularité des différents pays bourguignons que par leurs analogies. Tel Chastellain qui dans son Advertissement au duc Charles invente de toutes pièces une dame allégorique nommée ‘Diverse condition et qualite de tes divers peuples’. Les sujets du duc, dit-il ailleurs, sont ‘de divers pays et de diverses conditions, sont de diverses natures aussi et de diverses affections anciennes’, différents entre eux, mais surtout différents du royaume de FranceGa naar voetnoot3. Et c'est pour cette dernière raison qu'il en parle tout de même comme d'‘un peuple qui est si grant, et qui oncques ne s'est trouvé joint là où il est aujourd'hui’. Cette agglomération récente de territoires n'avait pas encore de nom fixe. Car il ne faut jamais oublier que l'appellation de Pays-Bas, | |
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si courante au siècle suivant, ne faisait, au temps des ducs, que de naître, restait encore vague et assez rare. La forme même du nom, chez les écrivains de langue française, est encore flottante. Tantôt il prend la forme de ‘basses régions’, tantôt de ‘marches basses’, de ‘pays marins’, de ‘pays de mer ça bas’Ga naar voetnoot1. Rien ne trahit mieux l'embarras où l'on se trouvait pour désigner ces pays comme un ensemble, que le nom de ‘Pays de par deça’, qui, dans la chancellerie de Charles Quint, allait prendre une sorte d'existence officielle. Pays de par deça, c'était l'état bourguignon vu de Bruxelles, par opposition aux pays de par delà, ce qui serait la Bourgogne, duché et comté, Nevers, Rethel. Mais ce nom ‘de par deça’ encore, au quinzième siècle, est loin d'avoir une valeur constante. Il varie selon le lieu où l'on se trouve ou selon les rapports dont on parle. ‘Par delà’ peut se rapporter à la Bourgogne propre, mais aussi à la France, ou même à l'AngleterreGa naar voetnoot2. Au fond cette appellation, ‘pays de par deça’ ne signifiait rien que ‘ces pays-ci, ces pays dont je parle, et qui n'ont pas de nom propre’. Pourtant à ce terme aussi, malgré son manque absolu de valeur suggestive, le sentiment national naissant cherchait à s'attarder. A défaut d'autres noms, Chastellain parle des ‘hommes de deça’, ‘coeur de deça’, ‘ceste nation basse’, ‘nature de sang de par deça’Ga naar voetnoot3. Il est évident qu'il n'y avait qu'un seul nom dans lequel pouvait converger comme dans un foyer central tout ce qui vivait dans les coeurs d'attachement, de ferveur, de loyauté, en un mot de patriotisme. C'était le nom de Bourgogne. Les Habsbourgs l'ont bien compris. Aux Pays-Bas ils ont pris soin de conserver ce nom de Bourgogne, en laissant de côté celui d'Autriche et leur dignité archiducale. Ils n'auraient pas tant accentué ce nom de Bourgogne, s'il ne leur avait pas semblé une des garanties de leur pouvoir. Le fils de Maximilien | |
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et de Marie sera Philippe de Bourgogne. A un banquet que Maximilien donne à Cologne, en 1486, le baldaquin central sous lequel il est assis, est armorie des armes de Bourgogne. Il adopte la croix de Saint André et les fusils comme ses insignes. Lors de son nouveau mariage avec Bianca Sforza (qui aurait dû faire oublier un peu l'alliance bourguignonne d'autrefois) la galerie d'honneur à Milan est parée toujours des armes de BourgogneGa naar voetnoot1. Charles Quint, en détachant presque complètement de l'Empire son héritage bourguignon par le traité d'Augsbourg, lui donnera le nom de Cercle de Bourgogne, non pas en l'honneur du seul pays vraiment bourguignon qui lui restait, la Franche-Comté, partie isolée maintenant de l'ensemble, mais en l'honneur de la maison qui avait fondé cette puissance extraordinaire. Il est vrai que ce nom de Bourgogne pour les Pays-Bas tous ensemble ne prit pas, lui non plus, chez les nations étrangères. Pour les Français, il y aurait eu une équivoque et un souvenir fâcheux. Les Allemands venaient de s'accoutumer à l'appellation de Néerlandais, Niederländer, la plus naturelle de leur point de vue. Chez les Italiens et les Espagnols le nom du plus fameux de ces peuples du nord, les Flamands, avait déjà englobé tous les autres, et servait à les distinguer des Allemands. Seuls les Anglais semblent s'être servi de temps en temps du nom de Bourguignons pour appeler le peuple des Pays-Bas, parce que Pays-Bas, Low Countries, d'usage en anglais comme appellation géographique, ne donnait pas un terme pour désigner la nation qui les habitait. Le poète anglais Georges Gascoigne, un peu avant Shakespeare, dans son The Glasse of Government, fait parler deux riches bourgeois d'Anvers. Ils jurent ‘by the faith of a true Burgondyane’. Au temps de l'apogée du pouvoir bourguignon, sous Charles le Téméraire, l'usage se répand de lui prêter le nombre de dix-sept pays. Un chronogramme sur sa mort dit: Den Leeu verraden
Huyt feller daden
Syn lyfs geplaecht,
Heeft seventien landen
Ghelaeten in handen
Van eender Maecht.Ga naar voetnoot2
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‘Potens dominus decem et septem patriarum’, l'appelle un auteur liégeois de la fin du XVe siècleGa naar voetnoot1. Il va sans dire que le nombre ne se rapporte pas aux Pays-Bas, mais à toutes les possessions de la maison de Bourgogne. D'ailleurs il n'est pas exact. L'énumération des titres dans le protocole des ordonnances de Charles en comprend tour à tour 16 et 18, y compris ceux de Lothier et de marquis du Saint Empire, tandis que plusieurs autres manquentGa naar voetnoot2. Tout compté la puissance du duc s'étendait à beaucoup plus que dix-sept paysGa naar voetnoot3. Après la rupture de la puissance bourguignonne ce nombre de dixsept va s'attacher à ce qui en reste: les Pays-Bas. Ici encore il n'est pas exact. L'historien hollandais R. Fruin, qui croyait que l'usage ne s'était formé qu'au seizième siècle, après que Charles Quint eut ajouté à sa domination néerlandaise Utrecht, la Gueldre, l'Overyssel, la Frise et Groningue, réussit à compter 17 pays comme correspondant à la réalité officielle, mais non pas sans doutes et interprétations un peu arbitrairesGa naar voetnoot4. Il me semble qu'il faut renoncer à y chercher un nombre exact. Dix-sept a été d'usage courant comme expression d'une multitude indéterminée. Plusieurs quantités politiques ou autres au moyen âge étaient évaluées à dix-sept. Le cardinal Nicolas de Cuse parlant des sages ‘de toutes les nations et langues’, en compte dix-septGa naar voetnoot5, dont seulement six européens. D'autre part on a coutume de parler des dix-sept royaumes ou nations de la ChrétientéGa naar voetnoot6. Le duc de Bourgogne a un héraut qui connaît les dix-sept langues. En effet, il y avait bien plus de dix-sept couronnes royales, pour ne pas parler des nations ou des langues. Le cas le plus curieux de cet usage du nombre dix-sept est peut-être celui des ‘17 villes drapières’ de la France. Une liste du treizième siècle qui en énumère les noms porte la suscription: ‘Ce sunt li non des XVII villes, s'en i a XXII’Ga naar voetnoot7. Il est facile de trouver des exemples de l'usage de dix-sept pour désigner un nombre vague dans les chansons populaires de divers pays. | |
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Les dix-sept pays de Charles le Téméraire érigés en royaume double, ce ne fut qu'un mirage éphémère, les dix-sept Pays-Bas de Charles Quint, ce fut la réalité qui le remplaça. Agrégat hétérogène toujours, comprenant des régions de langue romane à côté d'une majorité purement germanique. On risque d'exagérer les tendances qui auraient destiné de tout temps ces pays à l'agglomération et à l'union. Sans doute il y avait dans la nature même de la féodalité, une tendance à réunir par voie d'héritage des domaines en nombre de plus en plus grand. En outre, au moyen âge, les territoires situés à la périphérie d'un Etat sont toujours aptes à se détacher du corps politique dont ils font partie. Mais le résultat de ces tendances n'a tenu qu'aux vicissitudes de l'historie politique. Aucun fait ethnographique ou économique ne conditionnait la séparation définitive des Pays-Bas et de l'Empire, ni leur indépendance à l'égard de la France. Du point de vue de 1500 toute autre solution devait sembler plus probable que celle qui s'est produite. L'unité de tous les Pays-Bas ne devait pas non plus se maintenir. L'héritage de Philippe II allait se montrer aussi éphémère que l'édifice politique de Philippe le Bon. La manière dont s'accomplit la rupture nouvelle, la ligne de faille entre le nord libre et le sud espagnol, le résultat plein d'anomalies d'une nation nouvelle, celles des Provinces Unies, qui allait se former dans le cadre même que lui donna l'issue glorieuse d'une guerre désespérée, seront plus étranges encore que la formation politique dont tout cela dérivait, l'oeuvre des ducs de Bourgogne. |
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