Verzamelde werken. Deel 7. Geschiedwetenschap. Hedendaagsche cultuur
(1950)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekendVerzameld werk VII
[pagina 259]
| |
Hedendaagsche cultuur | |
[pagina 261]
| |
Discours sur l'avenir de l'esprit européenGa naar voetnoot*Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, l'espèce de commentaire que je me permettrai de vous offrir, à propos du petit exposé que j'ai mis par écrit et qu'on vous a distribué, devra tout d'abord et forcément prendre la nature d'une apologie, une apologie qui se rapporte à plusieurs points. Et d'abord je m'excuse d'être le premier à parler dans cette réunion, où il y a tant de personnes plus qualifiées que moi pour discuter les questions graves qui feront le sujet de cet entretien. Que voulez-vous, lorsque M. le Secrétaire a demandé d'envoyer les remarques auxquelles le programme de ces réunions donnait lieu, je lui ai demandé s'il désirait avoir un aperçu historique. Il m'a répondu que oui, et alors j'ai tâché de réduire en quelques points quelques vues historiques sur le passé de l'esprit européen, pour ne pas arriver les mains vides à ce congrès de l'esprit européen où l'on m'a fait le grand honneur de m'inviter. Cet honneur vaut bien, après tout, l'embarras que j'éprouve maintenant à me trouver devant un auditoire français et étranger très distingué, pour émettre mes opinions sur un sujet assez peu facile. J'arrive à un point plus grave. Lorsque j'ai écrit ces pages, je ne connaissais pas encore les Remarques sur le monde actuel de notre illustre Président, et je lui avoue franchement que je ne savais pas qu'il avait porté un jugement tellement sévère sur cette pauvre Histoire dont je suis l'humble serviteur. Si je l'avais su, j'aurais à peine osé invoquer ici le témoignage de l'histoire, tandis qu'il s'agit de l'avenir. Mais, aufond, je crois que M. Valéry et moi nous nous entendrions très bien sur la valeur de l'histoire dont je ne nie pas qu'elle offre rarement des notions précises, rarement des notions rigoureuses, comme le savait déjà Descartes. L'histoire que j'aime, ce n'est pas cette histoire de parade qui sonne le clairon et qui prétend donner des leçons à l'humanité pour l'avenir. J'aime le passé pour lui-même et, au fond, je crois que le passé d'il y a mille ans n'est pas beaucoup plus loin de nous que le passé | |
[pagina 262]
| |
d'aujourd'hui, de l'heure où nous sommes entrés dans cette salle. Lorsque j'ai écrit ces pages, je ne connaissais pas non plus cet admirable recueil de Correspondance: Pour une Société des Esprits, qui ne m'est tombé entre les mains qu'il y a une semaine, et où j'ai trouvé beaucoup de choses exprimées beaucoup mieux que je n'aurais pu le faire, dans les différentes lettres qui s'y trouvent, les lettres de MM. Focillon et Valéry, celle de M. Gilbert Murray, celle de M. Tsaï Yuan Peï, celle de M. de Madariaga, enfin presque toutes; et pourtant l'identité des idées qui s'y sont exprimées est justement ce qui m'a encouragé, parce qu'elle m'a montré qu'en réalité le fond de nos idées est le même et ne saurait être autrement. J'ai le sentiment que nous nous trouvons très proches l'un de l'autre, quand il s'agit de penser à cette unité de l'esprit européen que nous voudrions promouvoir de toutes nos facultés. J'en viens maintenant, comme je vous l'ai dit, à commenter plus ou moins les notes que vous avez lues ou que vous pourrez lire, si vous ne l'avez pas fait encore. C'est aussi pour cela que je ne tiens pas pour inutile d'invoquer le témoignage de l'histoire, parce qu'au fond les forces qui travaillent pour ou contre cette unité de travail de l'esprit de l'Europe ont été toujours les mêmes. Nous les trouvons dans les âges passés comme nous les trouvons maintenant. On ne voudra pas contester qu'afin de discuter l'Avenir de l'Esprit Européen, il importe de jeter un rapide coup d'oeil sur son passé, de se demander donc, si un esprit qu'on pourrait nommer ‘Européen’, s'est manifesté pendant les siècles antérieurs et, dans ce cas, sous quelle forme. Personne ne s'attendra à le trouver dès le début sous ce nom même d'européen puisque, avant l'époque de l'humanisme, la notion d'Europe n'a pas été bien vivante. Il faut donc porter le regard sur tout sentiment, sur chaque idée qui a tendu à réunir les forces morales des peuples d'Occident dans une concorde réelle. Il faut se demander dans quelle mesure ces idées ont réussi à passer de la région des abstractions dans le domaine de l'activité culturelle, il faut évaluer leur apport net à l'unité de la civilisation, et il faut se rendre compte des éléments qui allaient à leur encontre. Ces idées d'unité générale sont faciles à reconnaître. Ce sont, d'abord, la notion de 1'unité du genre humain, émise par les stoïciens, celle de la paix romaine, puis celle de la chrétienté orthodoxe, plus tard latine. A cela s'ajoute au cours du moyen âge l'idée de la chevalerie. L'époque de la Renaissance fera passer au premier rang, comme fer- | |
[pagina 263]
| |
ments de l'unité internationale, l'idéal classique professé par les humanistes. Au dix-septième siècle, pour la première fois, l'idéal de concorde européenne prendra une forme nettement politique et juridique dans l'oeuvre de Grotius. En même temps l'idéal humaniste des bonoe litterca se sera condensé dans cette République des Lettres, si vivante aux environs de 1700, qui a représenté un internationalisme de l'esprit vraiment remarquable. Le dix-huitième siècle lui donnera comme principes vitaux les grandes aspirations vers la nature, l'humanité et la liberté. Nous touchons à l'âge récent et contemporain: arrêtons-nous avant de continuer. Quand on embrasse du regard de l'historien toutes ces formes, dans lesquelles s'est réalisé un besoin d'unité civilisatrice (ce qui, d'ailleurs, ne veut pas dire que ce besoin aurait été l'objectif principal du mouvement en question), il saute aux yeux qu'elles ont trouvé leurs bases dans presque tous les éléments fondamentaux de la culture humaine, soit ensemble ou pris à part, et dans un mélange très inégal. L'idée d'unité est fondée tour à tour ou tout à la fois dans la religon, dans la morale, dans la philosophie, dans les moeurs sociales, dans la poésie et dans la science, dans le sentiment humanitaire et enfin dans le droit, dans l'intérêt social et dans la conscience même d'une civilisation supranationale. L'ordre de cette énumération est à peu près l'ordre chronologique des ‘idées-forces’ qui ont agi le plus puissamment pour faire naître ces conceptions différentes d'unité humaine. Un autre point à signaler, c'est que l'efficacité que ces idées ont eue pour produire l'unité réelle qu'on désirait ne correspond pas à la généralité de leur diffusion, et non plus à leur permanence ou à leur profondeur. La vie des groupements humains, comme celle des individus, se passe toujours dans une tension polaire de principes opposés. L'idée d'unité et de concorde générales se heurtera toujours à des sentiments de groupe en train de constituer quelque formation culturelle soit politique ou sociale de nature exclusiviste. Tant que ces noyaux de solidarité particulière seront faibles, l'idée d'unité générale, planant au-dessus, pourra être acceptée par tous sans avoir pour effet beaucoup de collaboration réelle, d'échange ou de concorde entre les groupes. C'est le cas du haut moyen âge, où le sentiment de nationalité est encore faiblement développé tandis que l'idée de l'unité chrétienne est reconnue partout mais impuissante à dompter les instinctes guerriers qui font se combattre entre eux tous les groupements minimes. Une certaine unité de l'Europe latine se manifestera, combien défectueuse | |
[pagina 264]
| |
et stérile, dès que la foi lui aura montré dans le monde islamique l'ennemi général à combattre. Faut-il conclure que tout principe d'unité générale ne pourra se réaliser qu'en trouvant un principe opposé contre lequel il réagit? Dans ce premier élan d'esprit européen des croisades, la chevalerie a été une force de premier ordre. L'idéal de la chevalerie, reposant sur le système social et économique du féodalisme, tendait en même temps à effacer les contrastes nationaux et à les accentuer. Tout chevalier était le frère d'armes, le digne partenaire, le compagnon de jeux de ses égaux. C'est justement par sa nature de jeu social que la chevalerie a pu évincer, ou plutôt conformer à certaines règles, les instincts d'hostilité indomptables des peuples d'Occident. J'ai montré ailleurs comment le droit de guerre, tout en se fondant sur les conceptions anciennes du jus gentium, a emprunté au code d'honneur de la chevalerie la conscience d'obligations mutuelles. D'autre part, c'est par les croisades que se heurtaient les jeunes nations de l'Occident latin. En tant que vassaux d'un seigneur royal, Français, Anglais, Allemands se trouvent être tenants assermentés des rivalités de leurs maîtres. A côté de cela, ils sont animés de sentiments de race et de communauté de langage qui, plus tard, produiront le vrai patriotisme. Le patriotisme médiéval est encore primitif et spontané. Il ne se rapporte pas en premier lieu aux grands et anciens royaumes comme tels, mais plus souvent aux unités restreintes régionales. Il ne sera sentiment national au sens moderne qu'à mesure que le royaume, regnum, devient vraiment État, c'est-à-dire l'instrument suprême de la vie sociale d'un peuple. C'est ainsi que vers la fin du moyen âge le contre-courant de l'Esprit Européen aura gagné largement en force. Cependant, tandis que l'appel à l'unité et à la concorde s'est affaibli du côté religieux, moral et politique, il se fait entendre sur un ton nouveau sur le terrain intellectuel, c'est-à-dire dans l'humanisme. Prenons garde d'exagérer. Les humanistes n'ont pas été des internationalistes convaincus. Au contraire, la plupart d'entre eux, Italiens, Français, Anglais, Allemands, ont contribué à donner forme à la conception d' unité nationale de leurs différents pays. Érasme, peut-être, est le seul qui se soit senti vraiment européen sans réserve. Tout de même l'humanisme créait, au-dessus de l'hostilité des États, une communauté d'esprit européen dans le culte de l'idéal classique et des bonnes lettres. L'érudit du seizième siècle se trouvera chez soi partout, dans cette patrie intellectuelle des études. Le terrain de l'esprit européen s'est | |
[pagina 265]
| |
donc déplacé. Pourtant, comme ferment d'unité internationale l'esprit de l'humanisme n'a pas agi moins fort que l'idéal chrétien du moyenâge. En donnant à cet idéal humaniste une expression juridique et politique, Grotius a travaillé pour les siècles à venir. Le voeu séculaire s'est formulé désormais comme une loi et vise la pratique, même si l'appel de Grotius devait rester longtemps une voix dans le désert. Au dix-huitième siècle l'esprit européen a changé encore de nature et de tendance. Sans quitter le terrain intellectuel, il s'est étendu de manière à comprendre tout le domaine nouveau des sciences de la nature. En même temps son accent poétique, philosophique, moral, social, et, enfin, sentimental, est devenu beaucoup plus fort qu'à l'âge précédent. L'influence d'une République des lettres, au sens le plus large du mot, et vraiment européenne, n'a jamais été plus vivante dans la vie sociale qu'au dix-huitième siècle. Ce fut une élite, sans doute, qui vivait cette vie européenne; mais cette élite était puissante, dirigeante, et, de plus, unanime et très convaincue. Il est à noter que l'esprit français, tout en donnant son empreinte au mouvementgénéral, n'a jamais été moins nationaliste, plus prêt à reconnaître la valeur des cultures étrangères qu'à l'époque de Voltaire. Voilà pour les siècles antérieurs. En venant à l'âge récent et contemporain, il faut se demander d'abord sous lesquelles des formes précédentes l'esprit européen subsiste encore, puis s'il a pris de nouvelles formes inconnues autrefois, et quels sont les principes dont il vit. Il me semble qu'aucune de ses formes du passé n'a complètement perdu sa signification ou sa force. L'idéal chrétien, l'idée philosophique d'une humanité commune et d'un droit des gens, le besoin éthique de concorde et de paix, la conscience d'une civilisation commune faite de toutes les richesses de l'esprit depuis la poésie jusqu'à l'économie politique, tous ces concepts et tous ces sentiments sont vivants en nous et concourent à nous faire désirer l'unité véritable de cette vieille partie du monde qui est la nôtre. Même la chevalerie ne fait pas défaut, en tant que les sentiments d'honneur et de devoir chez les gens cultivés dérivent toujours en grande partie de cet idéal du moyen âge. Comme Européens de l'esprit, nous sommes surtout les héritiers directs du dix-huitième siècle et de l'humanisme. Soyons-en fiers. S'il fallait nommer une forme nouvelle de cet esprit qui soit venue s'ajouter à celles du passé, ce serait le socialisme. Le socialisme, cependant, sous le rapport qui nous occupe, déborde les limites de notre | |
[pagina 266]
| |
sujet. En adoptant ses théories et ses aspirations nous perdrions de vue l'esprit européen devenu par là superflu ou, du moins, d'ordre secondaire. En pratique, le socialisme sera une force auxiliaire en tant qu'il s'oppose au nationalisme. C'est dans le nationalisme contemporain, pris dans le sens d'un mouvement outré, de caricature du vrai patriotisme, que le contre-courant de l'idée qui nous est chère s'est accru au point de devenir une menace très grave. Nous connaissons trop bien le nationalisme pour avoir besoin de le décrire ici. Le vouloir déraciner aujourd'hui semblerait pure folie. Il faut accepter le contraste polaire des deux sentiments comme inévitable. Il faudra mettre les éléments plus nobles d'un nationalisme fondé dans la vraie culture au service d'un européanisme apte à recueillir et à concilier les différences des civilisations nationales. Ce but n'a jamais paru si loin qu'en cette année angoissante. L'Europe d'aujourd'hui se trouve exposée à plus d'une force qui la menace d'un retour à la barbarie. L'organisation des groupes, organisation, en principe, toujours hostile à l'influence d'un sentiment général fondé sur des valeurs intellectuelles et qui tend à relier ce qui diffère, se présente sous un jour nouveau et effrayant. Le progrès technique a permis une rapidité et une solidité d'organisation des masses dont profitent la folie et le crime aussi bien ou mieux que la sagesse et le droit. Je veux dire que toute organisation porte en soi un élément négatif de rigidité; de raccourcissement de la vie libre de l'esprit, qui le rend dangereux par lui-même. Un affaiblissement inquiétant des principes éthiques, dans la vie des nations comme dans celle des individus, n'a cessé de se faire jour. Quand on compare l'idéal professé par les nations de l'heure aux conceptions qui ont animé les grandes époques du passé, le contraste saute aux yeux. C'est le bien-être économique, la puissance politique, la pureté de race, qui ont pris la place des aspirations généreuses de liberté ou de vérité d'autrefois. Réalisme, dira-t-on, au lieu d'illussions et de fictions. Le fait reste que ces vieux concepts avaient une valeur éthique manifeste et générale. C'est la pratique de la morale, après tout, par les communautés comme par les individus, qui, seule, pourra guérir notre pauvre monde si riche et si infirme. Aanteekening over Julien Benda van de Redactie | |
[pagina 267]
| |
plus nobles du nationalisme, fondés dans la vraie culture, au service d'un européanisme apte à recueillir et à concilier les diffrances des civilisations nationales (dezen zin citeert Benda naar het te voren rondgedeelde exposé, welks lezing eenigszins afwijkt van die van het gestenografeerde verslag van Huizinga's rede)Ga naar voetnoot1. Benda acht Huizinga's these in overeenstemming met de bekende opvatting, die aan de naties elk haar eigen karakter en haar van de anderen verschillend wezen wil laten, en alleen wil komen tot een harmonieus samengaan. Hij acht dit radicaal onjuist. Frankrijk is ook niet ontstaan door Artois en de Languedoc hun respectievelijke beschavingen te laten behouden. Benda wil niet zeggen dat Europa geschapen moet worden door de nationale verschillen te vernietigen, evenmin als Paulus de ethnische verschillen loochende, toen hij zeide: ‘Il n'y a plus ni Scythe, ni Grec, ni Juif, mais Christ est en toute chose’. Maar gelijk Paulus de menschen uitnoodigt in een gebied te treden, waar deze verschillen verdwijnen, zoo wil Benda de volken brengen in een sfeer, welke hij humanisme noemt, en welke hooger is dan die, waarin de onderlinge verschillen gevoeld worden. Hij wil daarbij niet schromen strijd te voeren tegen de weigering der volken om iets van zichzelf prijs te geven. Zonder dit is er geen Europa mogelijk. Hierop antwoordt Huizinga: - Je suis très reconnaissant à M. Benda de m'avoir donné l'occasion de corriger un peu, de rectifier un peu le texte que vous avez sous les yeux, parce que je n'ai pas voulu dire et je crois même que je n'ai pas dit, qu'il faudrait que les nations ne sacrifiassent rien de leur personnalité pour ainsi dire. Prenons la question d'une autre côté: le point sur lequelje ne suis pas de l'avis de M. Benda, c'est celui de la manière dont se fera cette atténuation des différences nationales. M. Benda veut que les nations fassent des sacrifices. Je ne crois pas que les nations, du moins en ce moment, soient prêtes à faire des sacrifices conscients, mais elles feront des sacrifices sans le savoir; - et comment? En se connaissant mieux. Je crois que la grande affaire, c'est que les nations de plus en plus se connaissent et par tous les moyens dont on dispose pour cela. En se connaissant, on fera de ces sacrifices dans lesquels M. Benda voit le salut ultérieur, et là je suis entièrement d'accord avec lui. | |
[pagina 268]
| |
S' il m'est permis de citer l'exemple hollandais, je crois qu'il n'y a aucun pays aussi fortement exposé aux influences du dehors que la Hollande. Le bonheur de la Hollande, c'est que ce n'est pas une influence unilatérale, mais une influence qui lui vient de plusieurs cótés. Pour ne parler que des trois grandes nations qui l'entourent, les influences francaises, anglaises, allemandes pendant trois siècles se sont succédé d'une manière irrégulière, mais en somme toutes à peu près équivalentes. Je suis convaincu que tout Hollandais, du moins le Hollandais cultivé, subit ces influences très profondément. Il a emprunté toutes sortes de choses, plus qu' il ne sait lui-même, aux nations qui 1'entourent et pourtant sans perdre la moindre partie de son entité nationale. |
|