Verzamelde werken. Deel 7. Geschiedwetenschap. Hedendaagsche cultuur
(1950)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekendVerzameld werk VII
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Lettre a M. Julien BendaGa naar voetnoot*Leyde Cher Monsieur,
Le gracieux envoi de vos Discours à la nation européenne m'est venu en même temps qu'un rappel de M. Henri Bonnet à la promesse que je lui avais faite à Paris, de prendre part à la correspondance inaugurée par le volume Pour une Société des Esprits. Voilà donc aussitôt trouvés et mon correspondant et mon sujet. Votre livre, que je ne connaissais pas encore, m'a apporté tout l'ensemble d'idées formant la base des raisons opposées par vous à l'aperçu que j'avais exposé au cours des entretiens d'octobreGa naar voetnoot1. La lettre que je désire vivement vous écrire ne sera que le prolongement de ces quelques mots que j'ai eu le plaisir d'échanger avec vous. Le point de discussion reste le même, à savoir: jusqu' à quel point l'idée de nation particulière doit-elle s'atténuer, ou bien s'effacer, afin que se réalise l'Europe de nos souhaits? Je voudrais vous apporter mon appui tout en vous combattant. Vous m'appliquerez le vieux proverbe que ‘bon mire fait plaie puante’. Car je vous supplierai de mitiger la sévérité de vos préceptes si élevés et si purs, de ne pas demander cent pour cent à la sotte et faible multitude que nous sommes tous, et de nous rendre accessibles les hauteurs où vous voulez nous mener. Je vais donc essayer la défense de la légitimité d'un sentiment de nationalité distincte, dans cette Europe de civilisation épurée à laquelle j'aspire presque sous la même forme que vous. Je vous représenterai la valeur indispensable des langues nationales au milieu même d'une unité générale des esprits. Je prendrai le parti de la sensibilité, comme source de compréhension mutuelle, à côté de, ou plutôt sous l'empire de ‘la religion de la clarté’ que vous voulez voir réintégrer. Avant tout cependant je veux vous dire la joie profonde que m'a | |
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donnée la lecture de vos Discours. Quel réconfort et quelle jouissance que de partager les admirations et les mépris qui vous ont armé à lancer, en face de l'ivresse aveugle où nous sommes tombés, l'assertion de principes, bien que perdus, inaltérables et recouvrables. Je savais que vous ne brûlez pas d'encens sur l'autel du grand démon Catoblepas, incarné trois fois pendant un seul siècle, qui nous invite à ne regarder que dans la boue, et à nous souvenir de nos langes, quand l'esprit nous travaille. Vous êtes de ceux qui connaissent la valeur de la sagesse et de la droiture des âges passés, souvent supérieures aux nôtres, sachant par exemple que la seule catégorie des sept péchés capitaux, comme directive de la vie et du jugement, vaut toute la psychologie moderne. Les nationalismes que vous combattez vivent tous de ces vices: orgueil, avarice, colère, envie. On nous a parlé de forces telluriquesGa naar voetnoot1, comme d'une puissance qui veut avoir son cours, qu'il faut respecter, ménager du moins, même si elle va à l'encontre de l'esprit et du bien. Vous et moi nous savons que ces forces de la terre ont trouvé leur évaluation juste il y a quinze cents ans, lorsque saint Augustin opposa la Cité de Dieu à la cité terrestre qui, au fond, si elle n'est pas sanctifiée par la justice, est celle du mal. On nous répète que le droit n'est qu'une forme de la force, et que la force doit régner. On a oublié le contraste, posé par Aristote, du roi et du tyran, oublié que la domination en soi est mauvaise, oublié le grand adage de saint Augustin: Quidsuntregnasine justitia nisimagna latrocinia? On rit de tout cela. Ce n'est pas moderne. Concepts généraux, auxquels on ne croit plus; justice, vérité, liberté comme idées abstraites, c'est là tout ensemble des divinités périmées. En niant tout cela on néglige une chose. On peut arriver, à force de philosophie et de théorie de la connaissance, à nier la réalité de toutes les vertus, mais il n'est pas possible à un entendement sain et sincère de nier la réalité des vices. On peut se passer des termes positifs, mais non pas de leurs contraires. Même si on nous prouve que le droit peut être appelé force organisée, l'injustice reste autre chose que force inorganisée et continue de blesser la conscience. Ainsi la servitude opposée à la liberté, le mensonge à la vérité, etc.. Forces telluriques, c'est très beau, mais cet inventaire de romantisme qu'on évoque sous ce nom, est de fond en comble rempli de mensonges. | |
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La civilisation dite moderne est remplie par trois faiblesses éternelles de l'âme humaine, que je veux nommer: puérilité, superstition et insincérité. La puérilité, qui autrefois trouvait son expansion dans les amusements populaires, est devenue publique, officielle, reconnue et organisée. La réclame politique, nationale ou autre, y a remplacé l'élément de vrai culte qui rendait noble la jeunesse des Grecs. Les gouvernements l'honorent et la cultivent dans tout ce qui est parade, compétition en matière de perfection technique, vantardise de mérites nationaux. Le fond sociologique de cette expansion moderne de la puérilité doit être cherché parmi les conditions qu'a si bien décrites M. Ortega y Gasset dans son livre La Rebelión de las masas. La civilisation moderne se croit éclairée: elle est bourrée de superstitions. Je ne pense pas aux mille égarements du faux mysticisme. J'entends les superstitions techniques et politiques, la croyance à l'efficacité ultérieure des sous-marins, des croiseurs, de la guerre aérienne ou chimique. Un âge futur traitera tout cela de pure superstition, plus lourde et plus infâme que toutes les amulettes et toute la sorcellerie du monde entier. Ces croyances, comme toute superstition, ne sont jamais parfaitement sincères. Il y a là toujours un élément d'affectation, d'imposture envers soi-même. Au fond on n'est pas dupe. Le tyran, le soir, prêt à se coucher, connait pour un moment toute la vanité du mensonge où il se trouve immergé. C'est encore M. Ortega y Gasset qui a indiqué, sur un terrain un peu différent, ce fond d'insincérité profonde qui est la tare de toutes les prétendues convictions politiques trop doctrinaires. La porte d'entrée de ces trois maladies publiques, puérilité, superstition, insincérité, c'est avant tout le nationalisme, que je prends toujours dans son sens de sentiment outré, de caricature d'un attachement sain et naturel à sa patrie. Sa croissance démesurée est due aux éléments purement mécaniques de notre civilisation, à la facilité des communications, de la publicité et surtout de l'organisation sociale. L'organisation, en tant qu'elle est mécanisation, entraîne domination, c'està-dire assujettissement et nivellement. Étant domination sans justice, elle sera mauvaise. Elle est en même temps ségrégation, ce qui veut dire hostilité et orgueil. Je n'ai pas besoin d'en parler à l'auteur de La Trahison des Clercs. Nous voyons tous les jours, comment la perfection des organisations politiques, sociales, économiques et enfin mentales, a eu pour résultat une rigidité des formes et des forces de la société qui empêche toute liberté d'expansion de la culture. Dans les conditions | |
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techniques d'aujourd'hui chaque pouvoir une fois organisé développe un poids mort énorme qui le rend presque inébranlable. L'ennemi que nous combattons c'est toujours notre cruel maître l'esprit de technique. Ne sous-estimons pas ses forces.
Je passe à mes objections sur la teneur de vos Discours. Vous nous prêchez le retour à une vie de l'esprit plus simple, plus vraie et plus claire. J'ai lu avec un sentiment de libération votre défi aux faux dieux de l'époque. ‘Dites à l'Europe qu'elle ne se fera pas sans quelque dépréciation du monde sensible, quelque abaissement de l'esprit pratique.’ Il faut ‘mourir à la religion barbare de l'invention, de la création, de l'originalité’, rejeter le schibboleth du ‘dynamisme’, et surtout ce culte éhonté du moi, la pire des modes littéraires. A tout cela j'adhère de tout coeur. Il y a treize ans, j'ai écrit que le corps de notre civilisation pléthorique aura besoin d'une forte résorption d'humeurs avant de se réaffirmer. Mais sachons bien que cela signifie un ascétisme culturel dont les masses seront incapables. Tenons compte du réalisable. Vous instruisez les clercs pour qu'ils s'en aillent semer la bonne parole par le monde. N'oublions pas qu'il faut toujours compter avec un ‘monde’, une multitude à l'esprit opaque, qui restera indifférente ou hostile. A côté des inguérissables, il y aura toujours une quantité énorme de faibles de bonne volonté. Ne serait-il pas prudent, de ne pas ‘scandaliser un de ces petits’? Vous voulez nous prendre la moitié de notre culture pour que l'Europe se fasse avec ce qui reste. Vous lancez l'anathème contre le domaine entier de la sensibilité. Vous nous exhortez à restaurer l'esprit apollonien, à revendiquer le primat de l'intelligence sur la sensibilité, ‘parce que l'intelligence des peuples peut... se rendre indépendante de leurs génies particuliers, tandis que leur sensibilité le sait beaucoup moins’. Vous nous mettez en garde contre tout ce qui est romantisme, vous nous montrez l'ennemi dans ‘tous les sectaires de pittoresque’, dans ‘ceux qui admirent les pics, les gouffres’. - ‘Les peuples se sont appliqués à se sentir dans la partie la plus irrationnelle de leur être, dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir, dans leurs légendes, c'est-à-dire dans ce qui les rive le plus décidément à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui les oppose le plus inaltérablement l'un à l'autre. Telle est l'oeuvre du XIXe siècle. Nous en avons vu les effets. - Je dis qu'il vous faudra détruire cette oeuvre.’ (p. 119, 120.) | |
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L'Europe, sommée de renoncer aux trésors du romantisme (je prends toujours, comme vous, ce mot dans une application très vaste), fera le choix du jeune riche de l'Évangile. Pour moi je ne crois pas que ce renoncement soit inévitable pour la croissance d'une Europe juste et sage. Je connais tous les torts et tous les ravages faits pas l'esprit romantique. Je le vois sévir dans le racisme actuel, que certains considèrent, non sans raison, comme un effet du romantisme des petits-bourgeois. Je déteste comme vous l'affreuse rhétorique du sang et du sol. Je m'étonne de l'étrange clientèle qui aujourd'hui se réclame du dieu Dionysos. Néanmoins, il me semble qu'à part tout cela il y a un romantisme bon et fécond. N'oubliez donc pas que, si les Français, après avoir été durant des siècles la partie donnante, ont pu approfondir à leur tour l'esprit des peuples germaniques, ce fut grâce au romantisme. Si les peuples, dans un coin de leur âme, ont un peu de connaissance intime et d'amour secret les uns pour les autres, c'est grâce aux oeuvres de la sensibilité. Rien ne fait oublier si bien tout ce qui vous sépare de l'Allemagne qu'un lied de Schubert (Bach et Mozart sont au-dessus des différences terrestres), rien ne vous fait mieux sentir l'âme russe que Tolstoï et Dostoïevski. Le romantisme, bien que germanique de naissance, est au fond bien européen. Vous nous rappelez à la lumière, mais il nous faudra toujours un peu de crépuscule aussi. Ne proscrivez pas la sensibilité tout entière, nous en aurons besoin pour apprendre à nous connaître et à nous aimer. Laissez-nous le limbe des nostalgies et des hantises; ne nous ôtez pas le bonheur des songes.
Vous réprouvez comme d'ordre inférieur tout attachement à la nationalité particulière et distincte. Or, dans le compte que vous faites de la valeur du principe ‘nation’, je crois trouver un malentendu historique très répandu, même parmi les historiens. Je le retrouve chez M. Ortega y Gasset, dans une lettre de M. Kelsen, et même dans la partie, traitant le moyen âge, de l'Histoire sincère de la nation française que vient de nous donner M. Seignobos. Vous regardez la genèse d'une nation comme une agglomération plus ou moins fortuite, conditionnée par les mobiles qui font croître et s'arrondir les propriétés foncières. Sans nier l'élément fortuit qu'il y a là, il faut observer que par exemple les Capétiens, même au temps du morcellement féodal complet, étaient toujours autre chose encore que seigneurs et propriétaires. Ils | |
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étaient rois, c'est-à-dire juges, d'un grand empire dans lequel subsistait virtuellement celui de Charlemagne. Ils ont bâti la France grâce à cette position de juge suprême, jamais mise en doute, d'où ont pris leur essor les organes centraux du royaume. La France - et c'est le cas de la plupart des États et des nations de l'Europe - s'est formée justement dans ce ‘domaine du juge’ que vous appelez ‘transcendant au toi et au moi’ (p. 74), fondée sur l'idée d'une communauté de justice royale. Cette idée dont vous parlez (p. 59), sur laquelle se sont fixés les yeux des Français chaque fois qu'il fallait refaire la nation, c'était l'idée sacrée d'une unité de droit. Pourquoi l'Europe a-t-elle vu naître, dès le haut moyen âge, trois royaumes scandinaves aboutissant à trois nations distinctes? Non pas par une différenciation linguistique - elle est effet et non cause -, mais parce qu'à la base de ces trois pays s'étaient formées trois communautés de droit. La nation, en tant qu'elle surgit d'une idée de justice, est de naissance noble. Et si les royaumes, depuis le moyen âge, ont toujours vécu de la violation des droits d'autrui, ils n'ont jamais autrefois, comme vous nous l'avez démontré si bien dans votre Trahison des Clercs, subordonné cette idée d'un droit inaltérable et général à la notion du royaume ou de la nation. D'autre part il me semble que vous faites trop d'honneur aux universalistes pratiques que connaît l'histoire, même en les appelant tout de même tyrans (p. 31) et en leur reprochant d'avoir ignoré ‘tout de l'âme de leurs peuples’ (p. 35). Vous leur supposez trop de vision de justice, trop d'aspiration consciente d'unité et de paix. Justifications après coup de leur esprit de domination, ces professions d'idées universalistes! Et, de plus, les universalismes de ces unificateurs étaient irréalisables. L'Europe prétechnique ne permettait l'ordre que dans les démarcations restreintes. - Non, les essais d'une Europe unie, il faut les chercher seulement dans le domaine de l'esprit, dans les grands concepts du genre humain, de la chrétienté, de la chevalerie, de la renaissance classique, de la république des lettres, de l'humanité libre. Si l'on veut les appeler autant d'illusions, leur continuelle reprise, toujours sous forme nouvelle, prouve leur nature de besoin impératif. ‘L'Europe voulait être désunie’ (p. 43). Ne le lui reprochez pas, et prenez garde à l'anthropomorphisme fallacieux qui se glisse si facilement dans toute conception hégélienne. Ne corrigez pas l'histoire. La tension polaire entre le besoin d'être ‘nous’ et celui d'être ‘tous’ subsistera toujours. Les deux cités de saint Augustin, tant que dure le | |
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monde, resteront perplexce et permixtoe. ‘Laissez faire à Dieu qui est homme d'âge’, disait le vieux proverbe français, dont peut-être à son insu, M. de Madariaga dans sa lettre à M. Paul Valéry donne une varianteGa naar voetnoot1. Vous voulez nous obliger, nous les clercs, pour nous rendre capables d'être les prédicateurs d'un européanisme pur et fort, à un ascétisme qui renouvellerait le renoncement à tout ce qui est foyer, famille, patrie. N'oubliez pas que ceux à qui vous adressez ces exigences, les éducateurs, sont des jeunes. Ne leur demandez pas l'esprit clarifié de la vieillesse. Ayez patience. Le nationalisme que vous abhorrez est en train de sombrer dans le ridicule. Il y a deux ans les savants russes, venus à un congrès de l'histoire des sciences à Londres, provoquaient un sourire général en obéissant au mot d'ordre qui les obligeait à chercher la base économique de chaque progrès de l'esprit scientifique. (Vous me permettrez de traiter ici le bolchevisme de pur nationalisme.) Le triste spectacle des mathématiciens allemands définissant les rapports de leur science avec le Troisième Reich, et vantant les mathématiques modernes comme une gloire de l'esprit faustien, monopole des Allemands, ne nuira qu'à l'autorité de la science allemande. Quel homme pensant d'aujourd'hui n'a pas déjà pris l'habitude de n'accepter que sous bénéfice d'inventaire tout produit scientifique venu des pays de domination nationaliste? Ne nous attristons pas du fait qu'à présent les masses sont endoctrinées et intoxiquées par des systèmes temporaires d'autorité qui ordonnent de fermer les fenêtres ouvertes vers le ciel. Admettons la part d'esprit de sacrifice et d'amour qui n'y manque pas. Dans cent ans tout cela sera plus passé que le sentimentalisme théâtral des ‘fédérés’ de 1790. Souffrez que la nature garde ses droits. Vous combattrez en vain les instincts sociaux. Il se formera toujours des ‘groupes de nous’ (wegroups) même parmi les sages et les saints. Les égoïsmes collectifs que vous réprouvez n'empêchent pas toute volonté et toute capacité de se penser dans l'universel, de même que pour l'individu il n'est pas besoin de se détacher de tout ce qui le lie à sa maison, à ses enfants, pour s'élever à la hauteur d'un devoir public. Reconnaissez cette tension polaire qui peut nous faire nationaux et européens à la fois. Dès que vous admettez, à côté du ‘nationalisme’ exécré comme volonté perverse, la ‘nationalité’ comme propriété naturelle et historique | |
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dont nous ne pouvons pas sortir, avec son complément sentimental de ‘patriotisme’ sain, il y aura moyen d'espérer en l'avènement d'une Europe sans le sacrifice impossible des nations que vous voulez nous imposer. Les raisons qui nous obligent à concilier la nationalité avec la moralité ne sont pas nécessairement ‘politiques ou sentimentales’, comme vous les flétrissez (p. 187). C'est la science qui nous les enseigne: sociologie, psychologie, histoire. Et si vous me représentez que la formation d'une nationalité se fait toujours contre une autre, je vous réponds: non. Une formation nationale est contenue en soi-même, en tant qu'elle vise la justice, pourvu qu'on entende ce mot dans son sens élevé et absolu. De plus, même si les nations se sont toujours formées en se dressant contre un principe ennemi, il se peut qu'à la longue cet élément d'hostilité primordiale s'efface et disparaisse. C'est le cas des petites nations d'indépendance ancienne. Connaissez-vous des peuples plus guerriers que les Scandinaves du haut moyen âge, et, plus tard encore, la Suède du XVIIe siècle? Ils sont devenus les nations les plus pacifiques, les plus ouvertes pour ainsi dire, de l'Europe actuelle. Leur nature s'est changée, sans le grand renoncement que vous jugez indispensable. L'éternel ‘contre un’ est la malédiction des grandes nations. Si celles-ci pouvaient seulement se voir petites, minuscules, sub specie oeternitatis, - ou si l'éternel n'a pas de sens pour le sujet qui pense, simplement sous l'espèce de l'extension matérielle de cet univers où la terre est une poussière égarée -, rien ne s'opposerait à l'harmonie d'une Europe où subsisteraient les nations distinctes. Pourquoi n'attendre d'une concorde des nations que l'amalgame des égoïsmes? Pourquoi cette profonde méfiance de l'accord harmonieux? Avant qu'il s'établisse solidement sur le terrain politique, cet accord se réalisera si les esprits le veulent. Pensons Europe en termes de musique: polyphonie, symphonie, instrumentation, orchestre. Nous désintéresser de nos nations, nous sentir dans une région où les différences nationales s'effacent, espérer l'amortissement des âmes nationales? (p. 98, 76, 180). - Mais les langues? Vous nous recommandez le français, au lieu du latin devenu impossible. Nous autres jouerons, trop mal hélas! de l'instrument pur et clair qu'est le français quand il sera besoin de nous faire entendre par l'Europe. Vous n'attendrez pas qu'il nous suffise. Mais il ne suffirait pas à l'Europe elle-même prise comme unité de n'avoir que le français pour s'exprimer. Ce serait défendre au connaisseur tous les vins hors le bordeaux. | |
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La vie de l'esprit, dans sa nuance infinie, a besoin d'une pluralité de langues, développées chacune dans sa lutte contre I'ignorance, qui fait la moelle de l'histoire des peuples. J'en conviens pleinement: le tourisme curieux a peu de valeur pour apprendre à connaître et à aimer les autres nations. Ce qui importe ce n'est pas de converser couramment avec les négociants et les fonctionnaires: c'est de lire. C'est encore un bonheur des petites nations qu'elles sont obligées d'apprendre plusieurs langues. En lisant dans l'orginal les littératures étrangères, elles gagneront, dans ce travail de vie intérieure, ces forces d'âme, faites d'entendement et d'affection, dont le fruit sera la paix (p. 178). Je ne vois pas pourquoi l'homme instruit des grandes nations ne posséderait pas aussi, s'il le veut, quatre ou cinq langues. Les langues modernes de l'Europe, puisant toujours à la source bénie du latin, se rapprochent de plus en plus, en vocabulaire, mais aussi en syntaxe, en mode d'expression, etc.. Toutefois ce qui s'internationalise de la sorte, c'est la partie extérieure de la pensée. C'est le langage technique, le mécanisme utile. La sève de l'organisme n'y entre pas. C'est la leçon qu'on reçoit chaque fois qu'on se trouve obligé d'écrire une langue étrangère. Il ne nous vient que les mots secs et durs, que les expressions internationales sans charme et sans couleur. J'admire beaucoup votre défense de la raison - elle en a besoin -, mais c'est pour la cause de la raison ellemême que je plaide la multiplicité des langues dans l'Europe de nos souhaits. Conviendriez-vous que notre tâche commune, en tant qu'elle est d'ordre intellectuel, soit de trouver ensemble les symboles, ou, si vous voulez, les métaphores, les images, qui seront relativement les moins inadéquats pour concevoir cette partie de la vérité qu'il nous est donné de connaître? - Eh bien! nous apportons à cette tâche nos vues qui gardent profondément la marque de cet être particulier d'unité linguistique où elles ont pris leur forme. Si la pensée n'a pas de nationalité (p. 68), le mode d'expression en a une. Vous l'admettrez dès que je transporte la question sur un terrain plus large que l'Europe, en vous rappelant le fait que l'Inde ancienne, pour ne pas parler de la Chine, a développé des catégories fondamentales différantes des nôtres (où par exemple la triade du vrai, du beau et du bien n'entre pas), solutions du problème éternel qui nous donnent une espèce de vertige à les entrevoir. Dans la distinction entre Geist et Esprit il y a quelque chose de plus qu'une méprisable querelle d'orgueil national (p. 94). Ces deux mots | |
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ne couvrent pas le même espace mental. Et s'est le cas de beaucoup d'autres mots, précisément de ceux qui ont rapport aux concepts les plus fondamentaux de l'esprit. Pour faire ressortir l'équivalence insuffisante des termes généraux dans les langues modernes, je voudrais vous faire considérer que Erlösung a un sens beaucoup plus vaste que Rédemption ou Salut, que d'autre part Foi et Faith renferment plus que Glaube, que Raison n'est pas identique à Vernunft, et que Schuld dans son sens très général et profondément éthique n'a pas d'équivalent verbal en français et en anglais. Ce serait une oeuvre utile pour les bâtisseurs de l'Europe que de dresser l'inventaire de tous les concepts sur lesquels les différentes langues se trouvent être d'accord, jalonnant ainsi le terrain qui dès maintenant est libre pour un entendement parfait. L'oeuvre à faire cependant, nous le savons, n'est pas en premier lieu d'ordre intellectuel. Il s'agit de rétablir une conviction morale, celle que vous nous montrez avec tant de ferveur comme le trésor des âges passés perdu au XIXe siècle: les principes éthiques inaltérables et absolus qui proclament une justice au-dessus de tout ce qui est État, nation, politique. Il faudra extirper la croyance blasphématoire en une morale subordonnée à l'intérêt d'un peuple ou d'une classe. Il faudra confondre le misérable inventeur de la maxime suivant quoi les États n'ont pas à se comporter d'après la morale commune. C'est la nature éthique de ce défaut de notre temps et de cette tâche qui nous incombe, qui justifie le profond pessimisme dans lequel finissait votre Trahison des Clercs. C'est à bon droit que dans vos Discours vous n'avez trouvé, pour clore sur une note moins sombre, que la parole de l'Évangile: ‘Il faut que vous naissiez de nouveau’. Ayons patience. Le pendule des temps atteint l'extrémité de sa course. Les esprits sont mûrs pour l'antithèse relevant la thèse. Les excès d'un nationalisme effréné qu'a vus l'année qui finit, le vont mener à l'absurde et au ridicule. L'exaspération nationale qui a porté de nobles esprits au délire, aura servi à la fin l'idée de l'Europe. La fièvre tombera. Les grandes erreurs toujours ont passé.
Décembre 1933 |
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