Rymkronyk van Jan van Heelu betreffende den slag van Woeringen van het jaer 1288
(1836)–Jan van Heelu– Auteursrechtvrij
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Introduction.§ I. De Jean van Heelu et de son poème.L'auteur du poème que nous publions est nommè frère Jean Van Heelu, ou frère Jean Van Leeuwe, dans la préface de son copiste du XV siècle, dont le manuscrit sert de base à notre publicationGa naar voetnoot1 | |
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Ce dernier nom lui aurait été donné, selon M. De Laserna, parce qu'il demeurait dans un couvent de la petite ville de Léau (Leeuwe) en Brabant. Cependant à la page 164 du premier volume de Supplément aux Trophées du Brabant de Butkens, on le fait chevalier de l'Ordre Teutonique et commandeur de Beckevoort, village situé à une demi-lieue de Diest, autrefois seigneurie appartenant au prince d'Orange, et où réellement une commanderie de cet ordre a existé, dépendante de celle des Vieux JoncsGa naar voetnoot1. D'un autre côté, M. le baron Van Spaen n'est pas éloigné de le croire descendu de la familie des seigneurs de Hellu, en GueldreGa naar voetnoot2; mais cela n'est guère probable, car alors se serait-il trouvé dans les rangs des ennemis de son pays? Pour nous, nous pensons avec Paquot, que ce nom de Leeuwe lui a été donné vraisemblablement parce qu'il était né dans cette ville. On peut même conjecturer que le lieu de sa naissance était Heelen, endroit situé à un bon quart de lieue de Léau, et que l'on nomme aujourd'hui Heelenbosch. Le copiste qui a estropié tant d'autres noms, n'aura pas mieux traité celui du poète. Du moins, en supposant notre auteur né dans cette commune, ou né entre Heelen et Leeuwe, on parvient à s'expliquer l'origine du double nom qu'on lui attribue. Il était frère (broeder), mais de quel ordre? Rien n'empêche d'admettre qu'il fut l'un de ces frères de la maison Teutonique, auxquels Jean Ier, duc de Brabant, porta la plus grande affection (voir page 401). Mais il ne résulte pas précisément de là qu'il doive être considéré comme ecclésiastique. L'Ordre Teutonique était partagé en deux classes, les chevaliers et les prêtres (ces derniers sans être nécessairement de familie noble). Il y avait aussi des frères servans, espèce d'oblats (heimlichen, | |
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soldner), servant d'écuyers aus chevaliers et portant l'habit de l'ordre, pour marquer qu'ils lui appartenaient, mais avec une croix tronquée, n'ayant que trois branches, pour montrer qu'ils n'en étaient pas membresGa naar voetnoot1. Rien n'indique, dans l'ouvrage du poète, qu'il fût preêtre. Au contraire, son amour pour les romans chevaleresques, et surtout le passage du poème (p. 163) où il a l'air de ricaner sur la vénalité des indulgences, nous conduiraient plutôt à une opinion opposée, si nous ne savions pas, en même temps, que l'austérité du clergé d'alors n'était pas toujours fort exemplaire et n'excluait pas de pareilles licences. Mais Van Heelu pouvait-il se les permettre dans un livre écrit pour l'instruction d'une princesse? Quoi qu'il en soit de ces diverses conjectures, il est certain qu'il s'est trouvé en personne à la bataille de Woeringen, parmi les gens du duc de Brabant, et qu'il a décrit ce qu'il a vu. Vs. 4587[regelnummer]
Daer was oec van Dolheen
Met ere bannieren die casteleen:
Niet en weet ic; over waer,
In wat battaelgen hi was daer:
Al sagict, my en gedinckes niet.
Vs. 6268[regelnummer]
Maer broeder Wouter Dodden,
Dat sagic wale, hem was ange
Dal si merden alsoe lange.
Vs. 7552[regelnummer]
.....Want ic die screef
Dese yeeste, die ic met ogen sachGa naar voetnoot2.
Comme nous ne trouvons pas que Van Heelu, ou Van Heelen, ait | |
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pris part au combat, autrement que comme spectateur, il est possible qu'il appartenait à cette partie de la mesnie du duc, dans laquelle se rangeaient les hérauts et les ménestrels. Souvent les poètes furent employés par les princes à deviser sur les blasons des chevaliers: notre auteur s'arrête avec complaisance au détail des armoiries (vs. 4486-4491, 5353, 6532, 6544, 7072). Il paraît avoir écrit son ouvrage vers l'année 1291 ou 1292, quand Marguerite d'Angleterre, déjà fiancée au fils de Jean Ier, était attendue en Brabant. Il déclare l'avoir composé pour cette princesse, et se propose, dit-il, de lui envoyer son livre (sinden), pour que l'envie de connaître les exploits héroïques de son beaupère lui donne le désir d'apprendre la langue flamande. S'il l'avait rédigé après 1294, il n'eût pas manqué de déplorer la mort de son souverain, arrivée le troisième jour du mois de mai de la même année. Ainsi, ayant écrit en présence des faits, notre auteur a raison de protester de sa bonne foi, et de prendre Dieu à témoin de la vérité de tout ce qu'il raconte: Vs. 19[regelnummer]
Ic wille op die waerheit bliven.
Vs. 51[regelnummer]
Want God es mijn getuge dies,
Dat ic om niemans verlies
Noch om niemans gewin
Daer toe en legghe, meer noch min
Dan daventueren sijn vergaen.
Il était révolté des faussetés que l'on débitait, en vers français et flamands, sur le compte de son héros (vs. 60), et ce qu'il n'avait pas vu par lui-même est rapporté sur des témoignages très-certains (vs. 4658). On peut donc croire à son récit; mais il est bon d'avertir qu'il n'a pas toujours la hardiesse de dire toute la vérité, oubliant ou ne connaissant pas ce beau précepte de Ciceron: Primam esse | |
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histoirioe legem, ne quid falsi dicere audeat; deinde ne quid veri non audeatGa naar voetnoot1. Il faut dire en outre qu'il montre parfois des préventions trop favorables aux Brabançons, dont il dissimule les mauvais traitemens à l'égard des prisonniers, après la bataille. ‘Je n'ai pas fait attention à cela, dit-il; d'ailleurs il n'est pas bon de raconter ces actions blâmables, quand on peut les passer sous silence. ’ Vs. 6395[regelnummer]
Want, die in yeesten vertrekken
(Daer sijt met redenen mogen decken)
Daer blame aen leegt, sine doen niet wale.
Certes, beaucoup de gens trouvent encore aujourd'hui qu'il est inconvenant de dire du mal de sa propre nation. Ajoutons que son bul n'était pas non plus d'écrire tout ce qu'il savait de l'histoire de son temps. Il voulut faire connaître les hauts faits de Jean Ier, les actions les plus mémorables qui eurent lieu sous le règne de ce duc avant ou pendant la bataille de Woeringen, et rien de plus. Aussi ne s'occupe-t-il; pour ainsi dire, que d'affaires militaires. Très-souvent il sent le besoinde s'interrompre, pour abréger le récit, employant alors la formule: Hier af cortic u de tale.
(Vs. 3102, 3418, 7063, 8527.)
Ou bien celle-ci: Het soude te sere verlingen
Sonde ment al toebringen.
(Vs. 2677, 3155, 7137, 8544.)
Son érudition n'apparaît pas fort grande: il ne savait guère le français: Vs. 6048[regelnummer]
Ic ben des fransoys niet wel meester.
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Tandis que ses connaissances géographiques n'étaient pas moins bornées. Sortant rarement du cercle des notions vulgaires de son temps, il distingue les peuples d'une autre manière que les savans, et presque toujours par les noms de leurs rivières: Maeslanders (vs. 5971, 7693), Moeseleren (7091, 7300), Ruwieren (5971, 7295), Rhineren ( 5087, 7299 ), Overlanders ( 1285, 7299 ). Les Ardennais sont appelés Oesselingen (vs. 3552, 7090) et leur pays Oesseninc (2628, 3634). Il n'est ni moraliste ni philosophe. Je ne trouve que deux ou trois passages où il fait emploi de maximes ou de proverbes (vs. 5158, 6011). S'il est ecclésiastique ou frère lai, il n'en aime pas moins les romans de chevalerie, dont il cite souvent les héros (vs. 3921, 4417, Judas Machabeus; 3924, 5789, Roelant ende Olivier; 3929, 8319, 8560, Waleweyn ende Perchevale; 5851, het ros Bayaert; 6026, Tulpyn; 8563, Arturs hof)Ga naar voetnoot1. Toutefois, il se montre partout bon chrétien, et à la mort d'un chevalier il ne manque jamais de lui souhaiter la vie éternelle: God geve hem dewelike paradijs!
(Vs. 2689, 2732, 3361, 5900, 7307, 7715, 8276.)
Enfin, après l'enterrenient des hommes tués à la bataille, il leur dit un requiescant gènéral (vs. 8854). Comme poète, Van Heelu a quelques bonnes qualités, tout en restant au-dessous du mérite d'un Guillaume-le-Breton ou d'un Wolfram von Eschenbach, qui écrivirent, comme lui, dans le treizième siècle. Sa relation vaut mieux que la plupart des autres chroniques rimées en langues vulgaires. Il en a voulu faire l'Épopée des BrabanÇons, et il y a réussi, autant que les habitudes intellectuelles d'alors semblaient le lui permettre. Certes, on ne remarque point dans | |
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notre auteur ce mens divinior, qui a fait de l'Iliade et de l'Odyssée des modèles éternels; il n'a point cette plénitude, cette majesté de style que nous admirons dans des poèmes modernes, fruits de l'étude des Anciens; il ne sait point ce que c'est que d'annoblir les détails, et de revêtir de formes convenables l'admiration qu'il porte aux Brabançons et à leur chefGa naar voetnoot1; mais s'il ne dessine pas à grands traits, il retrace avec vérité; si, à la hauteur de l'échelle poétique de son temps, il n'atteint pas les proportions colossales de son héros, au moins nous le représente-t-il comme une grande figure historique, digne d'admiration. Il n'en fait pas un demi-dieu, mais il en fait un géant, comme dans la chanson du peuple: Wy zyn van reuzen gekomen!
Selon lui, Jean Ier avait les trois natures du lion (vs. 3192). Quand le duc paraît devant ses ennemis, ils ne peuvent soutenir son terrible regard: ‘ Ils font comme les animaux qui fuient de tous côtés à l'approche du lion furieux, aussitôt qu'ils l'entendent et avant de l'avoir vu: ’ Vs. 3260[regelnummer]
Want eer si den hertoge sagen,
Doen si vernamen dat hi quam
Tornich te henwert, doe nam
Elc sinen wech, ende vloe
In sine veste, rechte alsoe
Alse die diere den leeu vlien,
Daer sine horen, eer sine sien.
Mais il arrive que ces mêmes ennemis se redressent ‘ comme des ’ sangliers, las de fuir, tournent leurs défenses contre l'arme pointue | |
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‘ des chasseurs qui les poursuivent (vs. 5651-5655).’ Nous pourrions citer d'autres traits, d'autres comparaisons non moins poétiques; mais il suffira d'ajouter qu'il est impossible de couronner mieux le récit de la victoire des Brabançons, qu'en disant, comme il le fait, que les vainqueurs fatigués passèrent la nuit sur le champ de bataille ‘ couchés sur un lit de casques et de hauberts: ’ Vs. 8743[regelnummer]
Een bed van helmen en van platen.
On ne peut méconnaître dans sa composition quelques traces d'un plan et même d'une conception épique. Sou début ne répond pas mal aux exordes des chefs-d'oeuvre du genre: ‘ Je veux retracer fidèlement les actions glorieuses qui eurent lieu entre Meuse et Rhin, les hauts faits du duc de Brabant et des princes qui lui disputèrent avec acharnement le pays de Limbourg. Ils payèrent cher leur audace; car ils ont dû se rendre prisonniers, se faire tuer, ou fuir avec honte (vs. 20-28)!’ Voila l'énonciation concise et très-exacte du sujet, et en quelque sorte le resumé du poème entierGa naar voetnoot1. Qui ne reconnaît dans cette ligne: Datsi diere hebben ontgouden!
une réminiscence de ces mots du second vers de l'Iliade: ....ὴ μυρἲ Ἀχαιοῖς ἄλγἐ ἒϑηϰε
A cette exposition il fait succéder, quelques lignes plus bas, une | |
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invocation du secours de Dieu, qui est tout son espoir: Want altoes helpt God, onse heere,
Den glienen die de waerheit leeren.
A la manière aussi des plus fameux chantres d'éepopée, les noms des principaux personnages sont parfois accompagnés d'épithètes patronimiques, ou de qualifications honorables: Vs. 171[regelnummer]
Alijs
Die bedachtigh was ende wijs.
2132[regelnummer]
Die vromeghe Berthout.
2265[regelnummer]
Die voorsienich was ende wijs.
2887[regelnummer]
Her Jan
Van Hesbinne, een vromich man,
Ende Vander Sluys her Arnout,
Een coene ridder ende een stout.
Les princes luxembourgeois sont partout désignés par ces lignes: Die grave
Van Luthsenborch, ende her Walrave
Van Rochen, sijn broeder,
Beide van vader ende van moeder.
Van Heelu prête aussi des discours à ses héros s pour animer l'action: ils se font des reproches ou se portent réciproquement des défis. ‘ A différentes reprises le duc cria à ses ennemis: arrête! tourne brides! une occasion favorable et la gloire s'offrent aujourd'hui devant toi; car, par Dieu notre seigneur, je suis le duc moi-même. II n'y a pas douze cavaliers à ma suite: ainsi, reviens, et venge-toi (vs. 3562)! ’ | |
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Ces discours, ces colloques entre les combattans donnent à la narration du poète un mouvement et un intérêt tout-à-fait dramatiques. Afin que les étrangers, qui ne comprennent pas notre langue, puissent en avoir une idée, nous allons traduire cette partie du teste (vs. 4700 et suivans) où l'auteur a décrit le commencement de la bataille. Le duc Jean parle à ses troupes: ‘ C'est aujourd'hui qu'il faut songer à la valeur de vos ancêtres! Jamais ils n'ont fui pour abandonner leur prince. Soldats! en faisant comme eux, la gloire sera voire partage! J'ai bien à me louer de vous; j'apprécie les services de tant de seigneurs et de vous, mes bons amis! mais c'est ici vraiment où le danger commence, où vous verrez ma mort ou mon triomphe. J'atteste Dieu que j'ai voulu la paix! c'est pourquoi Dieu nous aidera. Je vous devancerai tous, comme étant le mieux monté. Vous veillerez afin que je ne sois pris ni par derrière, ni par les flancs. Pour ceux qui m'attaqueront en face, c'est mon affaire; je saurai m'en défendre à notre honneur. Mais si vous me voyez fuir, ou me rendre, tuez-moi, je vous l'ordonneGa naar voetnoot1! A ces mots, et à l'aspect de la contenance belliqueuse de leur duc, les Brabançons s'animèrent d'une telle audace que d'avance ils étaient assurés de la victoire: tant son regard é savait inspirer de courage, même aux plus timoràs! Il se montra fier comme un lion, bien que ses manières fussent d'ordinaire douces et chevaleresques. Près de lui sa bannière était portée par un chevalier escorté de deux varlets, qui veillaient à ce qu'elle fût maintenne. J'aurai l'occasion de citer leurs noms. ’ ‘ Avant l'engagement, le duc confia sa personne à la garde de deux valeureux chevaliers, d'un dévouement éprouvé; l'un se | |
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nommait Wautier de Warfusée, l'autre était le bâtard de Wesemale. Ils devaient le garder à vue pendant la mêlée, et marchaient à ses côtés. Telle était sa volonté; mais il ne permit à aucun de ses gens de mettre la main à son cheval ou de le devancer. Il voulut rester libre. Le duc se posta sur une hauteur, ayant à dos un marais, pendant que l'ennemi se portait dans un coin, entre deux routes bordées de fossés. Pour attaquer, il eût fallu les franchir, chose difficile et périlleuse; de quoi le duc ne se doutant pas, il demanda plusieurs fois: Que font-ils? qu'est-ce qui les empêche d'arriver? la plaine est vaste et le terrain favorable. S'ils ne viennent pas, allons les chercher! On lui répondit: Seigneur! nous occupons le é terrain le plus élevé, contre la route; deux fossés retiennent l'ennemi qui ne peut les franchir sans danger; et parce qu'il y a désavantage à attaquer dans cette position, il tourne vers le Rhin. Le comte de Berg et les auxiliaires de Cologne, se trouvant les plus près du fleuve, et voyant venir à eux l'archevêque, dépêchèrent un chevalier vers le duc de Brabant: Seigneur duc, lui dit cet envoyé, ceux de Berg et de Cologne désirent que vous veniez à leur aide: l'ennemi fait mine de tomber sur eux, et ils craignent de succomber, si vous ne leur prêtez assistance. Venez, avant qu'il, n'arrive malheur! Le comte de Virnenbourg, à cheval à côté du duc, et ne portant point la pesante armure des autres chevaliers, puisqu'il commandait dans notre arméeGa naar voetnoot1, conseilla de rester sur place, de laisser avancer l'ennemi jusqu'à ce qu'il franchît les fossés (manoeuvre qui ne pouyait s'opérer sans dégarnir les rangs), et de s'élancer alors sur lui en masse, ce qui présentait un grand avantage.’ ‘ Le duc ne goûta point cet avis. Comme le lion qu'aucun obstacle | |
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n'arrête, il dédaigna de mettre à profit marais, routes, fossés, ou tout autre moyen de retranchement. Il ne voulut pour défense que sou armure et son épée. Plein d'assurance, il répartit: Dieu me préserve à jamais du dessein de m'arrêter pour vivre ou pour mourir, derrière fossé ou chemin, et d'abandonnerainsinosalliés, quand nous pouvons vaincre. Marchons en avant, commençons le combat! honte à celui qui n'ose! car tarder plus long-temps est d'un lâche. Il dit et s'élance pour traverser la route; son armée le suit. Sur ces entrefaites, l'archevêque de Cologne, avec le premier corps des troupes ennemies, avait passé l'une des deux routes, poussant vers le Rhin; mais quand il vit le duc s'ébranler pour traverser les fossés, il retourna vers lui, croyant en avoir bon marché, Le centre, où se trouvaient les Limbourgeois, en fit autant, de même que le troisième corps, commandé par le comte de Gueldre. Chacun voulut être le premier à se jeter sur le duc de Brabant. Sa capture ou sa mort leur semblait certaine à la première attaque. Mais cette impétuosité dérangea leur ordre de bataille, en sorte que leurs trois colonnes ne formèrent bientôt plus qu'un seul corps. Ainsi agglomérés, leur force parut imposante. Ils crurent témérairement que rien ne pouvait résister à leurs coups, et que le duc et tous les siens devaient infailliblement succomber. De part et d'autre la cavalerie s'avança avec une allure si franche et si aisée, qu'on eût dit qu'elle servait d'escorte à une fiancée. C'est ainsi que les deux armées s'approchèrent. Quand les Brabançons virent l'encombrement et la confusion des troupes ennemies, le bâtard de Wesemale s'écria à haute voix: Mes amis, je vois bien qu'ils s'entendent peu à la querre! Courons sus! ils sont perdus; car ils ont rompu leurs rangs. Il dit, et on allait en venir aux mains, quand Rases de Gavre, sire de Liedekerke, éleva ainsi la voix: Je vois que leurs rangs s'alongent et s'étendent. Ils pourraient bien nous envelopper malgré nous, et à notre insu; faites donc | |
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également élargir nos rangs; étendons-nous, pour les recevoir comme dans un tournoi. Voyez! ils se déploient de plus en plus: vraiment cela n'est pas bon pour le combat. Le chevalier qui paria en ces termes, s'il se trompa cette fois-ci, n'en était pas moins un des guerriers les plus vaillans du Brabant et de la Flandre: il le prouva dans la journée par de beaux faits d'armes, et son erreur fut rachetée par sa bravoure. Non loin de là Libert de Dormale, chevalier brabançon de la plus grande distinction et renommé pour la force de son bras, n'entendit pas plus tôt l'ordre de desserver, qu'outré de dépit' il s'écria: Serrez les rangs, serrez! qu'on se tienne côte à côte, aussi près que possible, et nous aurons unc journée glorieuse. Alors on n'entendit plus qu'un seul cri: Serrez, serrez ferme! Quelqu'un ajouta: Que chaque lame frappe à mort un chevalier; surtout visez aux seigneurs! fussent-ils nombreux à pouvoir s' étendre jusqu'à Cologne, une fois leurs chefs tombés, ils sont vaincus. C'est ainsi que les Brabançons s'encouragèrent au combat. Rien n'est comparable à la confiance et à l'audace qu'ils montrèrent en ce moment. ’ ‘ Les princes luxembourgeois, de leur côté, pleins d'ardeur à la tête de leurs troupes, ne cessèrent de les stimuler par l'appât des honneurs et des grands biens qu'ils allaient recueillir au combat; aussi tous leurs soldats s'y disposèrent joyeusement. Parmi eux fut remarqué un brave chevalier, nommé Herman de Hademare, homme sage et estimé. Quand le comte l'aperçut, il lui adressa la parole en ces termes: Dites-moi, seigneur Herman, sur la foi que vous me devez, que pensez-vous de l'attitude des ennemis? Tiendront-ils contre nous? Herman répondit: Non, seigneur; mais je voudrais bien que nous fussions restés en trois corps de bataille, comme nous l'étions tantôt. - Je vous somme de me dire toute votre pensée, seigneur Herman (reprit le comte); croyezvous, tout bien considéré, que nous remporterons la victoire? | |
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Herman répondit: Dieu le veuille, seigneur! mais à en juger par la joie que montrent les premiers rangs ennemis allant au combat, et à voir leur contenance fière et belliqueuse, je présume que l'affaire sera chaude, et qu'il faudra faire de grands efforts et de grands sacrifices pour nous rendre maîtres de gens si bien disposés. Et quand nous les aurons tous vaincus (si toutefois ils le sont), il nous restera encore à battre deux autres colonnes ennemies, contre lesquelles nous ne pourrons guère tenir, à cause de la confusion de nos troupes, réunies en un seul groupe. Quand Beroald de Halloy entendit ces paroles, il soupira, et dit: Eh quoi, grand Dieu! qu'avons-nous fait de rompre ainsi nos rangs? Dans notre insouciance nous prisons peu la valeur des Brabançons; mais je vous dis qu'ils n'ont pas d'égaux dans toute la chretienté. Voyez, comme ils s'avancent bravement, sans tenir compte du nombre supérieur des guerriers qui leur sont opposés. Le comte de Luxembourg fronça les sourcils en entendant ces colloques; mécontent et triste, il alla reprendre son poste en avant, et s'adressa ainsi à son frère le bâtard: Doux frère HenriGa naar voetnoot1! Songez à l'honneur! faites que notre bannière soit tenue avec loyauté! La chance est moins bonne que tantôt: c'est ce que j'apprends de la bouche d'hommes sages et expérimentés. Henri d'Hauffalise, le bâtard, répondit: Seigneur! cette journée sera glorieuse pour vous: ne craignez rien; on n'a jamais vu reculer ceux de la race de Limbourg. Avancez hardiment; donnez de votre éperon; commencez le combat, et la victoire est à nous. A cette réponse, le comte de Luxembourg reprit: Ce n'est pas, mon frère, que je manque de résolution, en me plaignant de l'état actuel de notre armée; les chevaliers de Halloy et Herman en ont dit assez sur ce sujet; mais l'espoir me reste de venger dignement mon hon- | |
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neurs en cette place. Quel que soit le sort du combat, nous laisserons sans tache ce nom de Limbourg, que nous tenons de nos ancêtres! ’ On voit' qu'en dégageant le vieux langage de notre auteur de l'agrégat de quelques particules oiseuses, accessoires inséparables de toutes les rimes de son temps, nous trouvons dans sa manière d'exposer les faits une certaine animation, un intérêt progressif, une vigueur de touche, qui nous attachent, et nous révèlent le poète-né. Ily a là assurément quelques vibrations d'une lyre épique. Quant aux qualités grammaticales de sa diction, son parler ressemble entièrement à celui de toutes les autres productions métriques du siècle et du pays où il a vécu. Mais comme cette matière ne présente aucun intérêt à ceux qui n'entendent pas l'idiome flamand, nous n'en parlons ici que dans un sens général. Du reste, on trouvera dans les notes, placées au-dessous du texte, de quoi occuper ceux qui veulent s'initier dans la linguistique de nos ancêtres. Nous remarquerons seulement que le flamand d'alors avait déjà plus de clarté, plus de fixité que le français des trouvères. Même de nos jours Van Heelu sera mieux compris en Belgique que Ruteboeuf ou Philippe Mouskes. Gardons-nous de croire que les poésies, dans lesquelles se délectaient nos pères, fussent tout-à-fait dépourvues de mérite. Pour le véritable amateur elles ont des qualités qui manquent le plus souvent aux compositions modernes, le naturel, la naïveté. Certes, avec nos habitudes si différentes de concevoir, de sentir et de vivre, avec nos idées conventionnelles de style et d'élocution, puisées dans la culture des lettres du midi, nous trouvons de la peine à nous faire à ces formes vieillies d'autrefois, empreintes de rudesse et de bonhomie campagnardes; ce n'est donc pas avec notre préoccupation ordinaire qu'il en faut juger. Demandons plutôt pourquoi, quand nous trouvons un charme indéfinissable au parlage ingénu de nos enfans, nous n'en trouverions pas à entendre l'expression franche et simple | |
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du langage de nos pères? Recueillons avec respect des paroles qui viennent de si loin; elles sont comme ces vieilles mélodies religieuses sans ornement, que les siècles nous ont léguées: n'atténuons pas le sentiment primitif de leur beauté, en nous arrêtant mal à propos à des impressions secondaires. Déjà nous avons abjuré nos préventions contre les monumens de l'art appelé gothique; le temps est arrivé où nous devons aller plus loin. |
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