Brieven 1888-1961
(1997)–Alexander Cohen– Auteursrechtelijk beschermdAan W. van Ravesteynaant.Toulon, ce 3 août '45
Mon cher Ravesteyn,
C'est de propos délibéré et non pas par inadvertance que je jette pardessus bord le cérémonieux ‘Cher Monsieur’, dont, de part et d'autre, nous usons depuis plus d'un lustre et demi - exactement depuis le mois de juin 1932, date de votre si loyale critique, dans le Volk, de mon premier volume de souvenirs! - et qui ne me semble plus de mise entre vous et moi. D'accord? Oui, sans doute! Et maintenant a votre lettre du 11 juillet, reçue il y a trois jours. Est-il bien besoin de dire combiefi nous avons été heureux, ma femme et moi, d'apprendre que vous-même et vos proches ayez réussi a vous tirer, sans autre dommage physique qu'un temporaire et rémédiable amaigrissement, de eet affreux cauchemar: cinq années d'occupation par les Boches? Nous, ici, nous avons bien moins souffert de privations de toute sorte que vous autres, Hollandais. Bien des choses, naturellement, nous ont fait défaut, mais ce n'a pas été la famine, telle que ces monstres l'avaient systématiquement et ‘wissenschaftlich’ organisée | |
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chez vous. Cela, vous l'avez dû à la résistance, une résistance de toute heure, que, dès le premier jour de l'occupation, vous avez opposée à toutes les entreprises de l'ennemi... a quel prix! Je n'ai jamais pu vivre en Hollande, vivre dans son atmosphère glaciale, mais je n'ai jamais renié mon pays de naissance, et a présent, au récit de ses épreuves, dont, après cinq ans d'un quasi-hermétique et angoissant silence, me parviennent, par bribes, des échos, comme, aussi, de son indomptabilité en face de la plus féroce, de la plus cruelle oppression, je ressens quelque fierté d'y avoir vu le jour. Et quelle émotion j'ai éprouvé à la nouvelle, tant attendue, de sa libération! Emotion qui m'a inspiré l'Epître aux Hollandais, que je vous ai fait tenir il y a quelques semaines, et dont j'ai modifié, comme vous le verrez, dans la copie ci-jointe, l'adjuration terminale. A ce propos: si, comme votre lettre m'en fait entrevoir l'é- ventualité, vous réussissez a faire passer ce poème dans quelque journal ou dans une revue, je vous saurais gré de vouloir bien vous charger de la correction de l'épreuve. Zwanenburg junior, le fils de mon cousin, qui, lui, est mort de mort naturelle, ‘en plongée’ - c'est ainsi que je traduis le très pittoresque 'ondergedoken’ - vient de me donner de bien douloureuses nouvelles de deux autres membres de sa familie: sa tante (ma cousine), et son oncle (mon cousin), de même que la femme de ce dernier, ont été enlevés et emmenés par les Boches, et, sans doute, assassinés dans quelque camp d'extermination comme Auschwitz ou Dachau. Du moins n'a-t-on plus entendu parler d'eux depuis leur enlèvement! Ce cousin et cette cousine étaient les enfants de ma tante Stella, dont il est question dans In Opstand (p. 49 et 50), je les avais connus tout petits et je les revis, de temps a autre, dans le cours des années, ma cousine la dernière fois en 1934, à la même époque où j'eus le plaisir de faire votre connaissance. C'est sans doute leur qualité de juif qui à fait vouer ces pauvres gens, agés et bien inoffensifs, a quelque chambre d'asphyxie et au four crématoire de Hitler et Cie. (Par ‘Cie’ j'entends tout le peuple allemand!) D'autre part, je suis fort inquiet par rapport a une de mes nièces - fille et enfant unique de feu mon frère Herman,Ga naar eindnoot1 décédé, lui, six semaines avant l'invasion de la Horde en Hollande - qui, jusqu'alors, habitait, avec sa mère: 10 ten Katelaan, Bilthoven (U). La dernière nouvelle que nous eümes de ces deux femmes date du 9 janvier 1941... 25 mots, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge. Depuis, rien! Ont-elles partagé le sort de tant de centaines de mille, de tant de millions d'innocentes victimes de la férocité boche? Ont-‘ils’ enlevé la fille - qui, au moment | |
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de l'invasion, pouvait avoir 33 à 35 ans - à la mère, agée et maladive? Les ont-ils emmenées toutes deux? Je n'ose pas écrire a leur ancienne adresse! Ne voudriez-vous pas, mon cher Ravesteyn, vous informer à ma place, au moyen d'une lettre au bourgmestre de Bilthoven? Je vous en saurais infiniment gré! Oui, j'ai bien reçu votre bonne lettre, datée: 19 mai '45 (celle, je suppose, dont vous aviez chargé l'ami de votre fils, étudiant en médecine et attaché à la Croix-Rouge) et c'est en réponse a celle-la - reçue vers la mi-juin - que je vous ai adressé, Heemraadsingel 272A, une première carte-postale, précédant celle avec mon ‘Poème de la Délivrance’, comme vous l'avez intitulé. Comme vous, nous l'avons échappé belle, non sans avoir passé par des moments angoissants! On vivait toujours dans l'appréhension que la Gestapo, dont les agents pullulaient ici comme dans tout le reste de la France, ne se souvïnt de moi et se rappelat ma demi-séculaire activité anti-allemande. On pouvait craindre aussi que quelque bochophile hollandais, engeance parmi laquelle je m'honorais de compter pas mal d'ennemis - entre autres l'‘Uriah Heep’ (Goedemans)Ga naar eindnoot2 de Van Anarchist tot Monarchist (p. 290, '91, '92, '93, '94, '96, '97, '98, 311, '12, '13, '14, '48, '77, '78, '79, '80, '81), - ne me dénongat aux ‘occupants’, avec indication de mon adresse: Toulon, qui figure en bas de la dernière page du volume en question. Trop occupés a servir leurs immondes maîtres et bienfaiteurs en Hollande même, ils n'y ont, manifestement, pas pensé. Graces leur en soient rendues! Qu'est-il advenu de cette canaille de Goedemans-Uriah Heep? Ses amis boches l'avaient-ils institué rédacteur-en-chef de ce Telegraaf, où, tant d'années durant, il les avait servis et adulés? Et qu'est devenu HoldertGa naar eindnoot3, mon ancien directeur, dont ce puant Goedemans a été la maléfique éminence grise, et à l'égard de qui, malgré notre rupture, je garde toujours quelque reconnaissance pour la liberté, que, pendant trois lustres, il m'avait laissé d'écrire ce que je voulais. Ce ‘despote’ était un faible! Quant a notre existence ici, pendant l'occupation, je ne vous en parlerai pas aujourd'hui. Je suis en train d'écrire une relationGa naar eindnoot4 circonstanciée des événements de ces affreuses années, et je me propose de vous en faire tenir une copie, mettons d'ici une quinzaine ou 3 semaines. Si cela vous paraît suffisamment intéressant pour être publié, et que vous trouviez soit un journal, soit un périodique qui en veuille, j'en serai ravi. Si on peutpayer cette copie, ce sera tant mieux, car nos ‘moyens’ sont fort | |
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limités. Mais si, chose fort plausible par ce temps de destructions et d'appauvrissement général, aucune rétribution n'était a envisager, c'est gratuitement que je donnerai ce travail a n'importe quelle publication convenable. Ce sera de la bonne propagande anti-boche! Y a-t-il, a nouveau, des journaux chez vous? Et des revues? Si oui, envoyez-m'en de temps a autre. Je suis tellement désireux, après tant d'années de silence imposé, d'avoir tout au moins quelque aperçu de ce qui se passé - et ce qui s'est passé - dans ‘the old country’ pour lequel mon vieux coeur attendri bat a nouveau. Sur ce, mon cher Ravesteyn, je vous laisse pour aujourd'hui, en vous adressant, pour vous-même comme pour tous ceux qui vous sont chers, l'expression de nos sentiments les plus cordiaux,
Alexandre Cohen
Ci-joint un article, à tous égards remarquable, paru dans le journal hebdomadaire Les Lettres françaises, à la date du 21 juillet. Comme c'est cela! ‘Ils’ sont tout coupables! p.s. - Pendant la guerre nous nous sommes, tous les deux, cassé un bras: moi, le 14 juillet 1940, en tombant de 3 mètres de haut, ma femme, le 30 novembre '42, en tombant d'un olivier. - Bien ‘réparés’ tous les deux! ‘Blindés’, il faut croire! |
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