Brieven 1888-1961
(1997)–Alexander Cohen– Auteursrechtelijk beschermd
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[Brieven 1941]Aan H.P.L. Wiessingaant.Clos du Hérisson, ce 25 mai-4 juin 1941
Dear old chap,
Tu n'as pas idee du plaisir que nous a donné ta lettre du 1er courant, reçue avant-hier!Ga naar eindnoot1 On se croyait un peu oubliés par le sept-fois-grandpaternel-et-nonobstant-éternellement-et-inusablement-amoureux Lovelace que tu es resté, contre vents et marées, je veux dire: malgré la gravité de l'heure et de tes propres vicissitudes au cours des derniers douze mois. Je te vois encore arriver chez nous, il y eut un an le dix mai dernier, en touriste insouciant et le sourire sur les lèvres, complètement ignorant des événements de la nuit précédente: l'invasion de ta pauvre Hollande et les premiers combats, héroïques d'autant plus, de la part des assaillis, qu'ils étaient sans grand espoir de vaincre. Mais, n'est-ce pas?: ‘Far better to have fought and lost, than never to have fought at all!’ D'autre part, comment s'étonner que la foudroyante défaite de la Hollande, comme de tant d'autres pays, empoisonnés, avachis, émasculés par vingt ans et plus de ‘pacifisme’ briandiste, de s.d.n.'isme genevois et de propagande internationaliste... au service, consciemment ou inconsciemment, du plus constant et du plus féroce nationalisme pangermanique, panbismarxiste. A ce propos: connais-tu la ‘Correspondance de Marx et d'Engels’,Ga naar eindnoot2 quatre gros volumes, publiés, peu de temps avant la précédente guerre ‘fraïche et joyeuse’, aux éditions de Dietz, a Stuttgart? Si non, tu la trouveras sans doute à la Bibliothèque d'Oxford, dont le conservateur, ton ami Arthur,Ga naar eindnoot3 se fera un plaisir de te les prêter. Tu y liras, outre les basses injures que ces deux compères déversent constamment sur les ‘frères’ français, ce document révélateur des idées de derrière la tête de cette vieille canaille de Marx: la lettre adressée par celui-ci, à la date du 20 juillet 1870, tout au début de la guerre franco-allemande, a Engels: ‘Je t'envoie le Réveil; tu y verras l'article du vieux Delescluze;Ga naar eindnoot4 | |
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en outre, transférera le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne... La prépondérance, sur le thédtre du monde, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon.’ (Je souligne. - C.). Ceci n'est déjàpas mal clair, n'est-ce pas? Ce qui l'est plus encore, c'est le passage suivant d'une autre lettre de Marx a Engels, en date du Il septembre 1867, à la veille du congrès de l'Association Internationale des Travailleurs de Bruxelles.. ‘En attendant (la réunion du Congrès) notre Association à fait de grands progrès... Et à la prochaine révolution, qui est peut-être plus proche qu'il ne semble, nous, c'est-a-dire toi et moi, nous aurons ce puissant instrument dans notre main.’ Pour ne pas trop allonger cette lettre, je me borne à la transcription d'une toute petite phrase encore, relevée dans un billet d'Engels a Marx, à la date du 31 juillet 1870. ‘Ma confiance dans la force militaire des Allemands croït chaque jour. C'est nous qui avons gagné la première bataille sérieuse’. - Et si tu as le temps, ce dont je ne doute pas, je te recommande la lecture, entre d'autres confidences, échangées, au cours des premiers mois de la guerre de 1870, entre Karl et Friedrich, de la lettre, où, le 10 septembre, Marx bave tout son venin sur ‘les imbéciles de Paris (die dummen Kerle in Paris)Ga naar eindnoot5 - a savoir: des délégués de l'Internationale et des Chambres fédérales des Sociétés ouvrières! - qui, le soir même de la déchéance de l'Empire et de la proclamation de la République (4 septembre 1870), avaient rédigé un ‘Appel au peuple allemand’, dans lequel celui-ci, sous l'invocation de la fraternité des ‘prolétaires de tous les pays’, était incité a faire cesser une guerre désormais sans objet etc. etc. Figure-toi, old boy!, que lesdits ‘dummen Kerle’, qui - et c'est en cela que consistait leur naïveté, taxée de stupidité par le prophéte! - avaient coupé dans la phraséologie internationaliste de Marx, eurent le toupet, non seulement de lui faire tenir ‘des masses de leur ridicule manifeste’. (Marx dixit! Voir sa lettre a Engels en date du 10 septembre 1870), mais encore s'étaient: ‘permis de m'envoyer des instructions télégraphiques pour | |
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me prescrire la manière dont je dois faire la propagande chez les Allemands’. Où je veux en venir avec ces citations? Ce que je cherche a démonstrer? Tout simplement ceci: qu'il n'est guère de différence essentielle, qualitative, entre l'apre désir de domination universelle nourri par Karl Marx et servi par toutes les ruses, toutes les astuces, toutes les fourberies dont il était coutumier, et l'insatiable faim de conquêtes et d'hégémonie de Hitler. Quant à la qualité des moyens pour imposer sa ‘doctrine’, le marxisme en action gouvernementale ne s'est point révélé plus suave, à l'intérieur comme à l'extérieur, que le national-socialisme. Voir l'u.R.s.s., où les successives ‘épurations’,Ga naar eindnoot6 en dedans comme en dehors du Parti, ont été menées avec une implacabilité et une cruauté qui l'avaient rien emprunté aux méthodes berlinoises. Le bref règne du camarade Bela Kuhn,Ga naar eindnoot7 en Hongrie, s'est, sous ce rapport, distingué de même. Et quant aux guerres, aux ‘paraguerres’ et aux chantages-a-la-guerre: ‘assassinat dans le dos de la Pologne, l'ignoble attaque contre la petite Finlande, la récupération, sous la menace, de la Lettonie, de la Lithuanie et de quelques autres pays et territoires non-moscovites, sont la pour prouver que le prolétariat marxiste, investi du pouvoir séculier, n'y va pas de main morte, et suit, d'un pas délibéré, l'exemple des pires despotes, tant décriés, naguère, par ce même prolétariat, conscient et organisé il est vrai, mais non parvenu encore à la dictature salvatrice de l'humanité! Ainsi va le monde, mon cher Henri, et ce n'est pas réjouissant. Pour ceux, du moins, individus et peuples, qui en patissent. Et la déception est sans doute amère pour ceux parmi les hommes, qui, désintéressés, ont eu foi en l'évangile marxiste, ‘bonne nouvelle’ de libération en apparence, mais, avec sa ‘lutte des classes’, le pire message de haine dans la réalité. Je l'ai, pour ma part, toujours exécré, et je n'ai cessé, tu le sais, de le combattre depuis prés de 50 ans. Où en étais-je donc, avant cette longue digression? Ah! oui, je te parlais de cette pauvre Hollande, que voici sous le joug depuis un an. Comme je comprends les écrivains tels que Menno ter Braak et du Perron, le professeur Bonger, l'échevin Boekman, d'Amsterdam, et tant d'autres - effarant ce chiffre de ‘300 a 500’ que tu cites! - qui se sont suicidés pour trouver dans la mort le seul refuge sur contre la domination, et quelle domination!, de l'étranger.Ga naar eindnoot8 Ici, c'est un grand savant de réputation mondiale, le chirurgien Thierry de MartelGa naar eindnoot9 (fils de Gyp),Ga naar eindnoot10 qui, la veille, ou le jour même, de l'occupation de Paris, s'est suicidé | |
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pour ne pas être témoin de cette affreuse humiliation. Vouons une pieuse pensée, ou se mêle de l'admiration, a ces âmes fieres! Mais gloire et reconnaissance impérissable aux hommes, qui, sans responsabilité aucune par rapport au désastre de la patrie, que, bien au contraire, ils avaient cherché a conjurer lorsqu'il en était temps encore sont restés en assumant la tâche surhumaine de sauver leur pays, de le sauvegarder de la destruction, de la liquéfaction.Ga naar eindnoot11 Mais que je reprenne ta lettre. J'y vois que tu ne t'ennuyes pas trop dans cette ancienne et noble ville d'Oxford, où, réfugié curieux des hommes et des choses du lointain passé, tu supportes, sans excès de nostalgie, je pense, un exil bien adouci. Je constate aussi, et je suis bien content d'en avoir la preuve sous les yeux, que tu ne nous a pas oubliés. Alors, tout de même, ma lettre du Il septembre de l'an dernier, et l'autre, datée du 16 février 1941, te sont enfin parvenues! Un peu longue, leur odyssée, il est vrai, mais tout est bien qui finit bien et tu sais a présent que nous ne t'avons pas effacé de notre mémoire fervemment amicale. Comme tu as dû être heureux de recevoir enfin une lettre de RosyGa naar eindnoot12 et de Jan,Ga naar eindnoot13 et de les savoir en bonne santé dans votre vieux Blaricum, localité tellement minuscule et éloignée des grands centres que l'envahisseur doit avoir dédaigné d'y entretenir des ‘garnisaires’. C'est toujours 9a, et ce doit être une intense joie - a en juger par nous-même! - de ne pas ‘les’ voir et de n'avoir aucun contact avec ‘eux’. J'ai eu, depuis ma lettre du 16 février, de succinctes nouvelles de quelques amis hollandais, par l'intermédiaire de la Croix Rouge. Je sais que Leo Gestel et sa femme, de même que Riek Methöfer,Ga naar eindnoot14 se portent bien. Idem van Ravest., le bibliothécaire, que tu n'aimes guère, je crois, mais a qui me lie une vive amitié. Lui et moi ne pensons pas - ne pensz ons pas, du moins - de même façon. Oh! mais pas du tout. Il est ‘homme de gauche’, très ‘de gauche’, et moi pas précisément. Ce qui ne l'a pas empêché - nous ne nous connaissions alors ni d'Adam ni d'Eve - d'écrire dans Het Volk, journal social-démocrate s.v.p.!, un très sympathique compte-rendu du premier de mes deux volumes de souvenirs, infiniment ‘réactionnaires’ comme tu sais. J'ai hautement apprécié cette indépendance d'esprit, bien rare dans les milieux où R. se manifestait d'habitude. Celasepassait en 1932. Depuis cette date nous avons échangé pas mal de lettres, nous nous sommes rencontrès une fois à sa Bibliothèque, en 1934 je crois, et les événements, les bouleversements, que j'avais prévus et annoncés dans mes écrits, s'accomplissant succes- | |
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sivement-personne, old boy, n'en est moins enchanté et plus navré que moi! - il s'est, sur pas mal de points, rapproché de ma façon de voir. Chose qui, R. étant un esprit fort délié, m'a fait le plus vif plaisir. Car si le: ‘Qui me convainc, m'a!’ de Clemenceau m'a toujours été applicable, à moi aussi, je tire la plus grande satisfaction de convaincre d'autres hommes, s'ils en valent la peine!, du bien-fondé de mes idées politiques, philosophiques, et autres. Je serais bien curieux de voir quelques numéros de eet hebdomadaire hollandais, dont tu parles dans ta lettre, et qui, chaque semaine, apporte aux Hollandais réfugiés en Angleterre des bribes de nouvelles de l'old country, envahi et meurtri.Ga naar eindnoot15 Car bien que j'en sois complètement déraciné, depuis prés d'un demi-siècle, et que j'aime la France par-dessus tout - me l'ont-ils assez reproché, les Nieuwe Rotterdamsche Courant et quelques autres journaux pseudo-‘neutres’ de la précédente guerre mondiale! - je n'ai ni oublié, ni renié le pays où j'ai vu le jour. Je compatis profondément à son malheur et à sa détresse actuelle et je souhaite fervemment qu'il recouvrera sous peu son entière indépendance. Voeu que je fais également par rapport à la très noble et héroïque Grèce, pour la non moins héroïque Finlande, pour la Pologne martyrisée, pour la Lettonie, la Lithuanie, et pour tant d'autres pays, grands ou petits, actuellement sous la botte malodorante de l'étranger... qu'il soit de Berlin ou de Moscou! Mais parlons un peu de toi, et des tiens restés en Hollande. Moi aussi je crois que ‘rien n'est plus incertain’ que ton embarquement, plus ou moins prochain, pour l'outre-Atlantique.Ga naar eindnoot16 Et je ne vois guère Rosy et Jan entreprendre, pour le présent tout au moins, le voyage plutôt compliqué de Hollande aux Etats-Unis, de Blaricum a New-York, via la Soviétie et San Francisco, pour te rejoindre là-bas... si tu parviens toi-même a y aborder! C'est donc, probablement, dans la vieille Europe que vous vous rejoindrez, soit en Hollande, soit en Angleterre, selon la tournure que prendront les événements. Nous reverrons-nous jamais, old boy? Et si oui, ou? Et quand? Voir ‘Macbeth’: ‘When the hurlyburly 's done, when the battle 's lost and won’?Ga naar eindnoot17 Peut-être! But when will the hurlyburly be done, and when the battle lost and won? Qui le dira? Il est plus que probable que nous ne retournerons plus jamais en Hollande, et sùrement pas si vous n'y êtes plus! Qu'irions-nousfairelà-bas, oùy jetterions-nous l'ancre,pour une huitaine ou une quinzaine, hors de l'oasis, l'oasis d'une amitié de prés de quarante ans, qui s'appelle Blaricum? On y a bien ri, n'est-ce pas?, du | |
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temps où l'on pouvait rire encore, et on s'y est bien souvent chamaillé aussi. A propos de Suze.Ga naar eindnoot18 Nous ne la voyons plus guère, et il y a bien un mois et demi depuis que nous l'avons rencontrée la dernière fois. Nous ne sortons plus beaucoup, mais si, un de ces jours, nos pas nous conduisent a Sanary - stupide et très ‘laïque’ déformation de San Nari = Saint-Nazaire en provençal - nous irons sùrement lui dire un petit bonjour. Elle a déménagé de chez le pasteur et la pastoresse qui l'hébergeaient, et qui sont de bien excellentes gens, pas cagots pour un souspapier! Ceci encore: en parlant du prochain anniversaire de votre Jan, tu qualifies le 14 juillet: ‘la plus belle des dates’! Eh! bien, mon zami, en dehors de cela, la venue au monde de ce petit bonhomme, je ne vois, pour ma part, rien de particulièrement réjouissant à la commémoration de cette date historique! Loin de la! Ah!, le beau bilan des événements mondiaux depuis la ‘glorieuse’ et ‘libératrice’ prise de la Bastille! Une révolution sanglante, de hideux massacres, la mise a mort du mieux intentionné - et, hélas!, du plus faible - des rois, un règne de hyènes et de chacals, un Directoire pourri, les guerres de la Révolution et de Napoléon, pendant 25 ans! Résultat, après 150 ans et plus depuis l'avènement de l'ère de la Liberté, de I'Egalité et de la Fraternité - ah! cette fraternité! - des guerres démoniaques, non plus seulement d'armées contre armées, mais d'armées contre des populations entières, femmes, enfants, nourrissons à la mamelle, guerres d'extermination, guerres d'affamement, toutes les innombrables gueules de l'enfer vomissant le fer et le feu, la mitraille et les flammes, la ruée de centaines de mille, de millions de démons, les uns surgis des profondeurs des flots, les autres tombés du ciel... Et pendant la ‘paix’, préparatrice d'autres massacres, plus vastes encore, la Terreur, une Terreur permanente dans plus d'un pays, la transhumance, comme des bêtes, après l'arrachement de leur sol natal et souvent ancestral de populations entières... Ah, comme les guerres des ‘tyrans’, des Louis xiv, des Louis xv avec leurs armées de ‘mercenaires’, qui, à la mauvaise saison, prenaient, tout comme l'ennemi d'en face, leurs quartiers d'hiver et se reposaient, pendant des mois, comme ces guerres des ‘buveurs de sang couronnés’ étaient idylliques comparées aux Totalkriege des peuples libérés depuis le 14 juillet de l'An de Grace 1789! C'est tout pour aujourd'hui et tu trouveras, sans doute, que ce n'est pas mal. J'espère que cette copieuse babillarde te parviendra plus rapi- | |
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dement que mes lettres précédentes et que j'en recevrai sous peu - sous peu par manière de dire! - avis. En attendant, une bonne poignée de mains de nous deux. (A la date où j'ai commencé le présent poulet - à savoir le 25 mai - il y avait juste un an de passé depuis notre dernière rencontre, à Avignon. T'en es-tu souvenu, Henri?)
t.t. Sandro |
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