Brieven 1888-1961
(1997)–Alexander Cohen– Auteursrechtelijk beschermdAan Kaya Batutaant.Amsterdam, le 17 octobre 1896.
Petite idolâtre chérie,
C'est du propre! Tu as donc oublié ton décalogue? Le ?ième commandement (je ne sais pas exactement lequel) qui dit très nettement: Tu ne fabriqueras pas d'images pour les adorer!Ga naar eindnoot1 Mais comme à tout péché il y a miséricorde, je vous absous toutes deux. Allez et continuez devant votre icône à danser et à tambouriner. Si votre dieu vous amuse et vous donne de la joie, tant mieux. En ce cas il diffère beaucoup et même du tout au tout du dieu des juifs, des chrétiens et des musulmans qui n'est pas drôle pour deux sous mais plutôt raseur et rébarbatif. En anglais on appelle cela a bore. Plus le dieu ou les dieux que se créent les individus et les peuples sont bons enfants, gais et rigolos, plus aussi ces individus ou ces peuples ont eux-mêmes ces qualités. Chacun se crée un dieu à son image. Tu vois, ma thèse est en contradiction directe avec la conception | |
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générale des monothéistes qui disent que leur Dieu a créé, à son image, l'homme. A en juger d'après la plupart de nos congénères, il ne doit pas être beau. Ni bon. Tu sais qu'en matière de religion je suis - comme en toute autre chose excepté peut-être la social-démocratie - très tolérant et que je ne voudrais empêcher personne de faire et de penser à ce sujet tout ce qui lui plaît. - Donc si ton dieu aime la bamboula accompagnée de coups de rouleau-à-pâte sur des casseroles de cuivre, il faut lui en servir. Peut-être qu'il préfère la ‘bourrée’ - pas celle que Pateau dédaignait et que Bernard faisait semblant d'adorer lorsque je la lui servis dans un petit verre à liqueur! - mais la véritable, antique bourrée que dansaient tes pères (et peut-être bien ton père) sur le sol classique de l'Auvergne.Ga naar eindnoot2 Tu m'exclues de ton culte! C'est pousser un peu à l'extrême l'individualisme. Mais soit! D'ailleurs je n'aimerais pas, pour mon compte, un dieu que j'aurais fabriqué moi-même. J'ai été idolâtre pendant quelques mois - il y a de cela 7 ou 8 ans - mais j'ai abandonné ces pratiques comme trop monotones. Depuis je suis devenu un fidèle du soleil, qui de son côté, pourrait bien se montrer un peu plus souvent à son fervent adorateur. Encore un dieu qui se fiche de ses ouailles. Je pense que ton dieu t'embêtera vite - pardon du sacrilège! - et tu feras mieux d'en prendre un autre. Un vivant: un bel arbre, un serpent, un oiseau - ce laughing jackass me paraît tout indiqué - une grenouille, un hibou, un chat - tout-blanc, un chrysanthème. Les fleurs surtout me semblent fort propres à être adorées. Un dieu pour ne pas devenir embêtant ne doit durer que: ‘ce que vivent les roses, l'espace d'un matin’Ga naar eindnoot3 - ou d'une saison, tout au plus. Ceci dit sans en quoi que ce soit vouloir diminuer les mérites de votre dieu ou le discréditer à vos yeux. Bien au contraire. Fais-lui mes amitiés et... qu'il me soit propice. J'allais oublier: il ne faut pas le laver. Absolument pas. Les dieux n'aiment pas ça. - Une anecdote: Quand j'étais enfant il y [a] longtemps de cela - il y eut dans ma ville de naissance, Leeuwarden, un homme très pieux. Il priait et se prosternait et se frappait la poitrine tout le temps. C'était là son unique occupation. Il avait en outre la manie de jeûner 25 heures par jour. Et toujours il crut n'en avoir jamais fait assez pour faire plaisir à son Dieu (majuscule). Il se creusait le peu de cervelle qu'il avait à inventer d'autres sports agréables au Seigneur (autre majuscule). Le Grand-pardon était proche. (Mon idiot était juif; mais ne pense pas qu'il n'y a que les juifs pour être aussi abrutis.) Notre personnage qui était aussi vaniteux que pieux faisait connaître à ses frères et amis qu'il comptait, à la plus grande gloire de Dieu, rester en prière et debout | |
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toute la journée avec, dans ses souliers, une couche de pois verts (tu sais de ces pois verts et durs dont on confectionne de si bonnes soupes). Un des voisins du bonhomme s'engagea aussitôt, pour l'humilier, à en faire autant. Le premier le mit au défi, disant qu'il ne pourrait jamais le faire. Un pari fut engagé, avec un enjeu de 50 florins. Devant témoins, le matin du grand jour, les parieurs mirent chacun une bonne poignée de pois verts dans leurs chaussures. Le premier, l'homme pieux, souffrait comme un damné pendant sa promenade à l'église et toute la journée durant. L'autre était souriant. A sept heures du soir, à la sortie de la synagogue, il avait gagné son pari et les 50 florins lui furent remis devant les mêmes témoins du matin. Mais alors l'homme pieux, vexé d'avoir perdu cette belle petite somme, voulait au moins savoir comment l'autre s'était arrangé pour ne pas souffrir. N'as-tu pas mal aux pieds, toi? - Pas le moins du monde! - C'est vrai, tu n'avais pas du tout l'air de souffrir. Moi, j'ai la plante des pieds courverte de cloques. Comment as-tu fait pour n'avoir pas mal? - O, j'avais fait cuire mes pois! - Tableau! Lis pour toi seule ce qui suit maintenant. - Dans ta lettre de mercredi tu me racontes un rêve que tu as fait. Ton idole t'a incitée à quelque chose que tu me dis ne pas oser faire. Eh bien, il faut l'oser. Tu sais, je ne parle pas souvant de devoir, n'est-ce pas? Mais ceci est pour toi un devoir, si jamais il en fut. C'est une unique et très favorable occasion qui se présente a toi de sauver d'une destruction certaine un être rarement précieux. Tu dois l'essayer du moins. S'il existe une personne au monde qui puisse faire cela, c'est toi. Ne laisse pas passer en vain une occasion qui peut-être ne jamais plus se représentera. Tu te le reprocherais amèrement. Pense à ce mot si vrai de Dzug: Une fleur délicate dans le main d'une brute. Je ne sais pas, mais il me semble que tu dois avoir eu mille et mille occasions de sonder ton coeur. Un mot de toi peut arracher la bonde de cette âme triste et meurtrie qui peut-être ne demande qu'à dire toute ses amertumes et sa douleur. Mais elle est trop fière et trop entêtée pour en parler la première. Je pense en ce moment à ce pauvre pierrot que j'ai sauvé un soir de la gueule du chat. Penses-y aussi! Vous, femmes, vous pouvez trouver des paroles et des nuances et des tendresses dont aucun homme n'a idée. - J'ai été trop rude, trop violent et pourtant je ne regrette pas d'avoir dit ce que j'ai dit. Elle m'en veut, je le sais, je le sens et je le comprends. - Je t'en adjure, parle-lui. Tu sais l'origine de tout cela - comme je m'en veux! - et aussi combien est indigne cet homme, et de quelle façon il la tient et la domine. - Tu me dis qu'elle est triste et endolorie chaque fois qu'une nouvelle quelconque | |
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de cette brute arrive. Moi je suis persuadé qu'elle a peur de lui, peur des promesses faites, peur qu'il vienne en réclamer l'exécution. - Elle pense à tout cela, avec terreur, dès qu'elle est seule et même lorsqu'elle n'est entourée que par des personnes qui, par la longue habitude qu'elle a de les voir, ne la distraient plus. Avec toi elle est gaie, et rieuse et folle comme il sied à son âge et à son esprit. Parle-lui, en soeur, en amie, en petite mère. Toi et toi seule tu peux le faire avec quelque chance de succès. Encore une fois, ne laisse pas échapper l'occasion. Ose. - Ne laisse pas traîner cette lettre.Ga naar eindnoot4 Brûle-la, et tout de suite, et ne parle pas de tout cela le jour même où tu la reçois. Elle ne doit pas penser que moi je t'aie incitée à lui parler. Si, d'habitude, elle lit, avec toi, mes lettres, tu diras cette fois que je parle d'affaires de familie, de mon père, bref, de choses que j'aimerais garder pour moi. - Ce que tu me dis de ces vieilles hypocrites d'Anglaises ne m'étonne pas. Nulle hypocrisie de ce quartier bigot ne m'étonne. Je parle de ces ‘temperance’-biques. Ce magistrat a très bien répondu. Oui, la saleté est en ceux-là qui partout veulent voir et voient de la saleté. Et dire que ces braves Anglais ont toujours la g... pleine de l'immoralité et des vices des Français! Au moins, si les Français sont vicieux et immoraux, ils le sont ouvertement et sans hypocrisie. Tu sais ce que La Rochefoucauld dit de l'hypocrisie? Il dit: ‘L'hypocrisie est l'hommage que le vice rend à la vertu’.Ga naar eindnoot5 C'est parfaitement vrai, bien que eet hommage, comme tel, soit rendu inconsciemment. Multatuli dit que l'hypocrisie est un hommage rendu à l'intérêt.Ga naar eindnoot6 Et c'est encore vrai et plus palpablement même. Cet hommage-là, du moins, n'est pas inconscient. Cette hypocrisie est essentiellement anglo-saxonne. Quelle profonde abjection! S'attifer et se conduire comme des prostituées pour se faire accoster et ensuite triomphalement exclamer: Vous soyez bien que ces lieux sont des antres de prostitution! C'est canaille et pas même roublard. J'ai idée que ces vieilles drôlesses n'aient pas été accostées démesurément. Il n'y a pas de quoi. - J'ai eu une lettre de ce brave Piet. Il a eu des ennuis avec son moulin. Des réparations qui lui ont coûté plus de 400 florins. Lui aussi est furieux de toutes les bassesses franco-russes. Il paraît qu'à l'occasion de la visite du czar les social-démocrates se sont conduits comme des chiens vils.Ga naar eindnoot7 C'est Piet qui le dit. - Ma cousine Johanna n'est pas venue jeudi. Je n'ai vu personne. De traductions je n'ai pas beaucoup faites cette semaine, mais ce que j'ai fait était très difficile. J'ai enfin fini, et (je crois) bien fini, la Légende de Crucifiement.Ga naar eindnoot8 Je crois t'en avoir lu des fragments à livre ouvert. C'est très beau mais très dur à traduire. J'ai voulu conserver | |
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autant que possible le rythme de l'original et je crois avoir assez bien réussi. Cependant, il y a encore des passages qui ne me plaisent qu'a demi. - J'ai entre autres trouvé une description psychologique - à moi, Hamon! - superbe dans Multatuli. En énumérant les qualités d'un bonhomme il dit: ‘il était d'une modestie si fondamentalement ingangrenée; il était si évangéliquement-enfantinement naïf, que la main droite de son jugement ne savait pas quelles perles la main gauche de son éloquence jetait à la gribouillette.’ Comment trouves-tu cela? - Seraitce la une allusion anachronique a Sébastien Faure?Ga naar eindnoot9 - Celui-la inonde donc de nouveau Londres de ses flots d'impétueuse éloquence? Si je me rappelle le croco? Comment donc. - Je ne vois que lui, la-haut, a gauche, presque au-dessus de Jeanne-qui-Prise. Il est pétrifié d'admiration et plus laid encore que d'habitude. Deux yeux cuits. Une tête couleur de brique, même teint que le mure. Et Jeanne tape sur sa tabatière deux petits coups secs, l'ouvre, prend une pincée de tabac, renifle bruyamment de ses deux naseaux et, méthodiquement, du revers de la main, essuye les grains limitrophes de sa bouche. - Ma santé est passable mais j'ai eu une légère inquiétude a cause du poumon droit qui me fait mal de temps a autre. Il fait déjà extrêmement froid, et surtout à la promenade. Je crois que cette nuit - de vendredi a samedi - il a déjà un peu gelé. L'habillement de la prison me semble très insuffisant contre les froids rigoureux et je me propose de demander bientôt - si le temps se refroidit encore davantage - quelque chose pour mieux me courrir à la promenade. J'y souffre déjà maintenant de la température basse. - Quand tu auras cette lettre, il y aurait déjà dix semaines de finies et lorsque te seras de retour, cherie, il me restera encore la moitié a faire. A ce moment - samedi soir, 9 heures - je n'ai pas encore ta lettre d'hier, vendredi. Mais on m'a dit qu'elle est la et je l'aurai certainement demain matin. Ecris-moi maintenant, en réponse de la mienne, une belle et longue lettre, et dis-moi ce que tu comptes faire au sujet de ton retour. Piet voudrait savoir exactement quand tu reviendras. - Moi aussi, j'ai bien envie de donner du Multatuli en anglais, mais pour cela il faudrait attendre que je sois libre. Et si Olive veut, nous pourrons faire cela ensemble. Moi grosso modo, bien qu'aussi correctement que possible, et elle relirait tout rigoureusement. Fais-lui mes amitiés ainsi qu' à Helen et Mary. - J'ai demandé a écrire à Domela, mais je n'ai pas ene. de réponse. Comme c'est dommage que tu n'aies pas d'argent. Tu sais ce que j'aurais tant voulu? Que tu te fasses photographier à Londres chez un | |
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bon photographe pour m'envoyer ensuite ton portrait. Cela me consolerait un peu de ne pas te voir. Comme cela me ferait plaisir! - Dis-moi maintenant enfin quand tu comptes revenir. Et n'oublie pas non plus d'en aviser Piet quelques jours à l'avance. Comment trouves-tu mes petites fleurs? Un million de baisers, de moi aussi, ma petite idole idolâtre.
Ton Sandro. J'attends maintenant de toi une belle, longe, gaie lettre avec beaucoup de détails sur toutes sortes de choses. Sur ton retour. Oui, ce serait très bien si Helen, pour se distraire, venait voir un peu la Hollande, notamment Amsterdam et ses musées. Si elle ne va pas en Grèce, du moins. Car cela vaudrait mieux pour elle. Quel sale jour que le dimanche. Tu sais que je l'ai toujours détesté, n'est-ce pas? Et même ici, en prison, je n'échappe pas a son ennui supplémentaire. Quel jour affreux et triste et sans fin.
Hier, samedi, le temps était très beau ici. Très froid, mais un si beau soleil. Aujourd'hui c'est affreux. Du vent, de la pluie et de l'obscurité. De temps a autre, comme pour me narguer et cependant bienfaisant, mon dieu vient me voir un instant. Un petit rayon hatif et pale mais réconfortant tout de même. O, le bon soleil-dieu! Non, je ne connaissais pas César Birotteau.Ga naar eindnoot10 Merci de ton analyse, chérie, ainsi que du récit de ta visite aux musées. Dimanche, 1 heure de l'après-midi. A l'instant je reçois ta lettre de vendredi que j'aurais eue hier déja, me dit-on, si tu l'avais un peu mieux écrite. - Pendant longtemps, chérie, tu écrivais si bien. Moi-même j'ai quelquefois des difficultés pour déchiffrer certains mots. Et puis cela cause des retards dans la remise de tes lettres.
Généralement on me donne tes lettres dès qu'elles sont arrivées et c'est une petite faveur puisque d'habitude on ne distribue les lettres qu'une fois par jour, le soir a huit heures. Ne fais donc pas de remarques au sujet de ce que je te dis de ton écriture, car bibi en patirais.
Ci-joint trois petites fleurs que j'ai arrangée avec art pour toi. Tiens-les contre le jour ou la lumières, et tu en verras les détails les plus infimes. Je les trouve moi-même si jolies. Je te les donne ‘with my love’.
Tu ne pourras pas avoir celle-ci avant mardi. | |
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Surtout continue a m'écrire tous les jours, et merci de tout mon coeur de ta persévérance et de ton courage et de ta patience montrès jusqu'ici. |
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