Brieven 1888-1961
(1997)–Alexander Cohen– Auteursrechtelijk beschermdAan Kaya Batutaant.Amsterdam, 16 août 1896.Ga naar eindnoot1
Kaya aimée,
Je veux commencer par te rassurer: je ne couchepas sur des planches. On t'a mal renseignée.Ga naar eindnoot2 J'ai une paillasse, un peu dure il est vrai, mais enfin une paillasse. J'ai aussi deux draps, d'un tissu pas trop grossier. C'est donc le moindre de mes maux. - La pature laisse a désirer. Il y en a assez, | |
[pagina 118]
| |
mais ce n'est pas très bon et la distribution pourrait s'en faire plus intelligemment. Si on pouvait seulement se mettre un peu de beurre, non dans les épinards mais sur son pain noir. - Non, ce qui est le plus terrible ici, c'est le manque d'air. L'air entre - du moins il y est réglementairement obligé - par une espèce de fente de quarante centimetres de longueur sur cinq de largeur. Et c'est tout! Aussi bien, je souffre terriblement de mon asthme depuis que j'ai mis les pieds dans cette boîte. Tellement que je [ne] m'endors pas. Le docteurGa naar eindnoot3 dit qu'il n'y peut rien... et que ce n'est qu'une question d'habitude!! - Les premiers jours, notamment mercredi et jeudi, j'ai été terriblement nerveux. Je croyais devenir fou. A présent ça va beaucoup mieux, surtout depuis ta chère lettre que j'eus hier. - J'avais demandé dès mercredi, a t'écrire, mais cela m'avait été refusé. A vrai dire, j'étais très inquiet par rapport a toi. Je m'imaginais les bonnes populations de Watergraafsmeer et environs occupées a te lancer des lazzis, voire même des briques. Je connais le ‘lion populaire’. Bete et lache! Cet animal se nourrit principalement de la douleur... d'autrui. Je suis heureux et étonné d'apprendre que cette fois-ci il se soit conduit convenablement. - Donc tu as été ici mercredi dernier? On ne m'en a rien dit, ce qui, pourtant, eüt été bien facile. Et humain. Mais, a ce qu'il paraît, l'humanité est une chose absolument anti-ré-gle-men-taire, et le règlement est Dieu. Chacun sait cela. - Hier aussi tu as sans doute été ici. Du moins je le pense d'après ta lettre. Si tu reviens ici, pour t'informer, de nouveau, de mon séjour, ne demande pas a me voir. Ils ne te l'accorderont pas. Quand je serai arrivé a ‘destination’, tu n'auras rien a demander du tout. Les jours de visite tu viendras seulement et tout est dit. Toi, chérie, écris-moi tous les jours si tu peux et n'oublie jamais de dater tes lettres. Comme on ne donne pas les enveloppes (Pourquoi? Mystère et règlement!) aux prisonniers, il est impossible de voir quand la lettre a été mise à la poste. Par conséquent, impossibilité de voir combien de retard on met à la distribution des lettres. Tu as donc écrit à tous les amis. A Lazare aussi? Ce qui importe surtout c'est qu'ils se fassent envoyer par l'Argus toutes les coupures de journaux parlant de cette affaire. Pour FélixGa naar eindnoot4 cela doit être on ne peut plus facile. Evidemment la Revue est abonnée aux agences de coupures. Puis il faut qu'ils t'envoient ces coupures. Tu sauras quoi en faire. - Je suis content d'apprendre que l'instituteur viendra lundi pour emballer les livres, affiches etc. Rappelle-lui aussi, en mon nom, qu'il me doit encore 10 frs pour la traduction. Et qu'il te les donne. L'administration | |
[pagina 119]
| |
du journalGa naar eindnoot5 aussi me doit encore de l'argent pour les clichés. J'écris aujourd'hui même à Domela pour lui rappeler cela. Il faut qu'a la fin du mois, et même avant, tu aies l'argent pour le loyer. N'oublie pas, si tu t'en vas de Watergr., de faire connaître à temps ton changement d'adresse et ton nouveau domicile aux amis avec qui nous sommes en correspondance. - Il faudrait emprunter q.q. part soit une grande caisse, soit un panier pour mettre nos différentes affaires. Ensuite il faudrait et bien vite, que tu t'informes d'un endroit où les mettre. A la rigueur, et si personne à Amsterdam n'a de la place, on les mettrait chez le meunierGa naar eindnoot6 où tu vas. Peut-être y pensera-t-il lui-même; sinon tu le lui demanderas. Dis-lui que moi je te l'ai dit. - Pour emballer et arranger les choses du ménage, il y a une personne toute indiquée et qui se mettra à ta disposition avec joie: Mme Abas. Elle te serait d'un grand secours. - Avant d'emballer mes outils veux-tu les enduire d'une toute petite couche d'huile ou de pétrole? Presqu'imperceptiblement! Et puis les envelopper séparément. Sans quoi ils se rouilleraient. - Non, chérie, je ne vois pas l'ombre d'un bout d'arbre. Même pas un bout d' ‘air’. Les carreaux sont dépolis... ré-gle-men-tai-re-ment! Seulement, une fois par jour, je prends Pair dans une espèce de cage triangulaire. Cela dure, je crois, dix minutes ou un quart d'heure. Alors je vois un bout du ciel, un haut mur et un peu d'herbe. Dans cette herbe il y a par-ci, par-la, quelques feuilles de pissenlit que je voudrais bien arracher pour les manger. Pas par là racine, par exemple! - Le plus grand plaisir que m'a causé ta lettre a été la nouvelle de la visite du meunier et de son invitation réitérée. Au moins tu seras chez de braves amis qui nous aiment bien. Ne fais pas d'imprudences, cependant, sur l'eau. Tu pourras assez souvent y aller avec les gens du moulin pour que tu ne t'y risques pas seule. Promets-moi d'être sage, et quand je sortirai nous ferons tous deux des parties de canot interminables. - Oui, écris a mon dab.Ga naar eindnoot7 Dis-lui de ne pas se tourmenter. Et aussi que comme je ne peux écrire qu'une fois tous les 15 jours, ma lettre, naturellement, t'est destinée. S'il veut m'écrire, cela me fera plaisir. - Je nepense pas, chérie, (quoique je n'en sache rien positivement) que je serai envoyé bien loin d'Amsterdam. Et tu pourras toujours, avant d'aller à Londres, venir me voir quelquefois. Je ne colle pas de sacs encore. Je lis. Et jusqu'ici ma parure capillaire est encore intacte. - Fais bien mes amitiés aux gens qui habitent audessous. Surtout à la bonne femme. Est-elle déjà un peu revenue de sa terreur? Pauvre femme. Oui, donne-lui la broche et les boucles d'oreille d'argent. Dis-lui que j'ai rapporté ces choses des Indes pour toi, et que je | |
[pagina 120]
| |
trouve très bien que tu les lui donnes en souvenir... Comment va Vermine, et que vas-tu en faire? Mes solides amitiés à la familie du meunier. Et toi-même ne sois pas triste. Je ne le suis pas trop non plus. Ma seule et grande peine est d'être séparé de toi. - Maintenant, ne laisse pas tranquilles les gens qui ont promis de s'occuper activement de cette affaire. Mets-leur l'épée dans les reins. - Voici une chose excellente que tu pourras faire, et avec d'autant moins de répugnance que ce n'est pas une démarche officielle. Relis soigneusement toutes les coupures des journaux français que j'ai collectionnées en 1893-94, comme en '95 lors de mon retour à Paris. Prends là-dedans ce qui te semble bien à toi et demande au père de LouiseGa naar eindnoot8 l'adresse du professeur dont je t'ai parlé et que j'ai vu à Londres. Va chez lui avec ces coupures et explique-lui tout. Rappelle-lui sa promesse et dis ce que tu veux a mon sujet. De cette façon il pourra aisément me trouver un emploi quand j'aurai fini mon temps. Fais cela, car il est naturellement de la plus haute importance pour nous deux que je trouve a me caser dès ma sortie de prison. Les coupures surtout seront très utiles. - Dis et redis à Félix, à Victor, à Bernard (si tu sais son adresse), à Paul, à George, à Olive, au meunier etc. etc. qu'ils m'écrivent le plus souvent possible. Que provisoirement ils t'adressent a toi ces lettres - que tu me feras parvenir ensuite - en attendant qu'ils sachent mon adresse. - Chérie, je compte surtout sur ton activité et ton énergie pendant que je suis dedans. Ecris-moi souvent et des lettres gaies. - Quant à moi, mon amélioration (but suprême de mon incarcération) s'effectue avec une rapidité vertigineuse. Je me sens déjà un tout autre homme (déja!). Quel noir scélérat j'étais avant! - Ma perversité n'a pas encore été entamée religieusement. Mais cela ne tardera pas. En sortant je serai une vertu. Pourvu que tu me reconnaisse. - Je pense a toi, Kaya aimée, toute la journée. J'ai été, dans ma lettre, et je serai sobre dans mes expressions de tendresse. Tu comprends pourquoi, n'est-ce pas. A toi mon coeur, un et indivisible,
ton Sandro.
Voici l'adresse: Aan No. B.3/11, Strafgevangenis te Amsterdam, et puis mon nom etprénom en tête de ta lettre. Pas sur l'adresse.
Je dois un dubbeltje chez les épicières pour les oeufs du dernier jour. Paye-le, veux-tu? - Ne donne pas l'établi. Je veux le garder, ainsi que la table. Ecris-moi tous les jours et tiens-moi au courant de tout ce que tu fais. Mets toujours un timbre de 5 cent (bleu) sur ta lettre. Au cas où je partirais d'ici, la lettre me suivrait. | |
[pagina 121]
| |
Donne mon adresse au meunier, qu'il m'écrive. Ça me fera grand plaisir.
Comment va Coba? Cette pauvre béte!
(N'oublie jamais d'affranchir tes lettres, sans quoi elles ne me parviendraient pas.)
Fais remettre la porte de la bibliothèque. La clé est sur la planche en haut et colle un peu de papier dessus. Ne déchire que les journaux dans l'alcôve, pas les autres que je veux conserver.
Chérie. N'emballe pas mes gilets ni calegons de laine. Je demanderai au médecin la permission de les porter et s'il jne l'accorde tu me les enverras. Garde-les avec toi dans un paquet.
Les gardiens sont très convenables, beaucoup plus qu'en France. Ceci dit pour te rassurer à ce sujet. Je pourrai en sortant écrire une étude comparative sur le système penitentiaire dans les différents pays. Je deviens un prisonnier professionnel. Je t'adore.
Ne sois pas triste. Je ne le suis pas non plus. Ecris souvent, car rien ne me fait plaisir comme tes lettres. Un long, fervent baiser de Sandro. |
|