Brieven 1888-1961
(1997)–Alexander Cohen– Auteursrechtelijk beschermdAan Kaya Batutaant.Londres, 1 septembre 1895. 18 Winchester Street, Acton w.
Kaya chérie,
Quel malheur que tu ne m'avais pas donné ton adresse: sans quoi je t'aurais avisé télégraphiquement de mon départ, hier. Tandis que, au petit bonheur, j'ai du envoyer à Félix une carte télégramme, l'avisant de mon départ précipité et le priant de te prévenir. Pauvre Kaya chérie, je suis sûr qu'ils t'ont encore fait courir à droite et à gauche sans rien te dire. Ne te voyant pas venir, vendredi, après l'acquittement,Ga naar eindnoot1 j'étais si désespéré! Tu aurais dû aller tout de suite à la ConciergerieGa naar eindnoot2 comme je te l'avais dit. Et madame S.Ga naar eindnoot3 aussi. J'y suis resté jusqu'à trois heures. Ensuite on m'a fait passer au dépôt. J'étais très triste mais j'espérais toujours vous voir arriver. Mais personne! J'ai passé une nuit abominable et lorsque le lendemain, vers midi, je n'apprenais toujours rien, j'écrivis au préfetGa naar eindnoot4 pour lui demander, au cas où l'arrêté d'expulsion devait être maintenu, de me laisser partir, le jour même, et à mes frais, pour l'Angleterre. Un quart d'heure à peine après avoir remis ma lettre, ils sont venus me chercher pour aller à la gare du Nord. Je suis sûr que cette canaille de Lépine n'avait pas encore ma lettre en mains. C'était une infamie préparée d'avance: m'enlever sans que personne (et toi surtout) n'en sache rien. J'ai vigoureusement protesté contre cette canaillerie, mais rien n'y fit. J'étais très peiné à l'idée que tu viendrais peut-être une demi-heure plus tard pour me voir ou pour m'apporter à manger - et moi parti. Et ne pas pouvoir te prévenir, faute de savoir ton adresse. Je ne voulais pas partir, ne pas sortir du dépôt. J'ai demandé à voir le préfet. On me dit qu'il n'était pas là et qu'ils avaient des ordres pour partir à 1½, heures pour Calais. J'aurais aussi bien pu partir à neuf heures du soir, soit par Calais, soit par Dieppe et ainsi te voir d'abord. | |
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Mais il y avait là une infamie à commettre et Lépine, désireux de venger sur mon dos, l'imbécillité de ses agents (qui ne m'avaient pas pris!) s'est bien gardé de manquer une si belle occasion. Nous sommes donc partis pour la gare du Nord, en fiacre, dont la capote devait rester fermée, sur ordre du préfet, pour éviter des manifestations (sic). Etant, sans le sou ou à peu près, j'ai télégraphié à la gare du Nord à Mme St. pour la prier de vouloir bien m'envoyer à Calais, par mandat télégraphique, 50 francs, que tu rembourserais. J'ai voulu absolument envoyer ce télégramme, assez explicite et comme je n'avais pas d'argent ce sont les agents de Lépine qui ont dû payer les frais de la dépêche. Comme de juste. Nous avons voyagé en deuxième et j'ai pu manger q.q. chose en route. Arrivés à Calais vers huit heures nous y avons dîné et nous nous sommes trimballés en ville jusqu'à 11 heures environ, à la recherche de je ne sais quel vague commissaire aquatique ou maritime qui devait surveiller mon embarquement. Vers minuit et demi, l'argent demandé est enfin arrivé. Madame S. envoyait quarante francs. On m'a pris là-dessus mon billet pour Londres (19 francs à peu près) et à deux heures je me suis embarqué. Procès-verbal a été dressé de ce mémorable embarquement et une dépêche officielle annonça à Lépine, vers 2½ h. du matin, que la France était sauveé et moi parti. - Voilà sommairement mon voyage. Je te dirai les détails, très amusants au fond. Mais je pensais tout le temps à toi et à ton inquiétude à mon sujet. Pourvu que Félix ait pu te prévenir le jour même. J'écris par le même courrier à Mme St. Tu iras chez elle lui rendre les 40 francs et la remercier. Et le plus vite possible tu feras tes paquets (ne rien oublier, surtout, ni pièces de vêtement, chemises etc. ni les deux volumes de Nietzsche) et tu viendras me rejoindre. Il me tarde de te serrer dans mes bras, chère aimée. Tu pourras raconter dans la presse, ce départ mystérieux et cruel... Ou mieux, non. Attends. Ça vaudra mieux. Fais ce que je te dis. Attends. Viens ici, d'abord. J'ai été obligé et de trimballer avec moi le dictionnaire, - dont d'ailleurs j'avais chargé un de ces messieurs - le pantalon, le gilet et la chemise de Lia.Ga naar eindnoot5 Je renverrai à leurs propriétaires respectifs ces différents objets. - Va redemander à l'avocat l'acte d'accusation et la liste des jurés. Mais l'acte d'accusation surtout. Et remercie encore, pour toi et pour moi, Me Despias.Ga naar eindnoot6 Remercie aussi Mme S. de sa gentillesse: d'être venue au procès et de m'avoir envoyé l'argent. Sans quoi j'aurais dû rester cette nuit en panne à Douvres, sans un sou. Quand tu seras ici, nous ferons des projets. Je ne sais pas encore ce | |
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que je ferai. Je suis exténué de fatigue et ai encore à écrire à Mme S. et un petit mot à Félix. Tu sais qu'il n'y a pas de levée de poste aujourd'hui avant minuit. Celle-ci sera distribuée à Paris demain (lundi) soir ou mardi matin. Réponds-moi tout de suite, et dis-moi quand tu comptes venir. Mais que ce soit vite, et avant la fin de la semaine. Chérie, il me tarde de t'embrasser! Si tu as le temps tu iras voir TureyGa naar eindnoot7 pour le remercier. Et raconte-lui comment ils m'ont fait partir sans nous laisser le temps de nous dire au revoir. Et comment depuis l'acquittement nous n'avons pu nous voir. Qu'ils t'ont refusé l'autorisation à la préfecture. C'est abominable ça. - Viens vite, vite, Kaya chérie et de toute façon, écris, tout de suite. Le bonjour de Bernard et de sa femme. Mille millions de baisers de coeur de ton Sandre qui t'adore.
(Apporte des journaux. Surtout q.q. numéros de l'article de RochefortGa naar eindnoot8: Joli Monde.) |
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