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Par les jardins et les champs
Le vent du nord-ouest, haut et violent, roulait d'opaques nuages, en mugissant dans les airs. Les cimes nues des ormes, toutes inclinées du même côté, comme en une fuite étrangement longue et éperdue, hurlaient une plainte lugubre et incessante, et des bandes de corbeaux se laissaient entraîner d'un vol oblique et lourd vers les lointains tumultueux, mêlant leur rauque croassement, qui semblait d'une tristesse colère, aux bruits de l'ouragan!
Le collet de son noir pardessus relevé, le cou dans les épaules et la casquette de fourrure rabattue sur les oreilles, Dirk Kamper, poussé par la tempête, s'acheminait d'un pas heurté vers le Haarlemmermeer. Il traversa le vieux pont de bois tremblotant du Ringvaart, puis, descendant la digue de gravier jaune, il vit, tout au loin devant lui, au brusque détour du chemin, l'étendue plate du Meer immense, ses routes interminables et droites bordées de grands ormes et de fossés rectilignes, ses fermes perdues çà et là; et tout au fond, pointant grêle et mince vers le ciel chaotique, la flèche aiguë de l'église d'Hoofddorp, solitaire et haute dans cette immensité, pareille à un mât de vigie.
Lorsqu'il eut marché pendant quelques minutes, Dirk se retourna et porta ses regards en arrière. Le vent, aussitôt, le fit grimacer et troubla ses yeux de larmes froides. Il ne voyait plus rien. Gonflant les épaules, il courut se blottir derrière le tronc d'un orme, s'essuya d'un mouchoir clapotant, et regarda de nouveau.
Vaguement, en une longue ligne basse et sombre, d'où surgissaient deux clochers et une multitude de toits, il vit, entouré de ses bois, le village de Lisse, qu'il venait de quitter. Tout était gris et noir et paraissait impénétrable dans le crépuscule tombant, qui mettait à peine, au fond de l'horizon,
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quelque lueur blafarde, comme de soufre fumant et de cuivre terni. Seules, à l'avant-plan, au ras du sol et à demi perdues entre de noires broussailles, brillaient, en une splendeur audacieusement intense, trois minces et longues traînées de couleur fulgurante, blanches, oranges et mauves; et le vent apportait de là-bas des bouffées de senteurs pénétrantes: l'effluve embaumé des premières jacinthes en fleurs.
Dirk, abrité derrière l'orme, fronça les sourcils et soupira. Ces plates-bandes de fleurs semblaient l'attirer dans leur mirage et les violents arômes apportés par le vent l'enivraient et le troublaient. Il connaissait les champs immenses qui s'étendaient derrière ceux qu'il voyait, les vastes nappes pourpres, roses, bleues, entre les bois sans feuillages et jusqu'au pied des dunes dorées; et c'était dans son esprit comme une vision édénique, une terre de parure et de richesse, dont il convoitait la possession de toute l'ardeur de son désir.
Il n'avait qu'à le vouloir et il pouvait y vivre! Là-bas, dans cette grande maison bistre au toit d'ardoise encore vaguement visible à travers les ramures, Hermance Gyselberg, la fille du pépiniériste, attendait depuis des semaines la déclaration d'amour formelle, qui devait préluder à leurs fiançailles. Presque chaque jour, il la voyait, et constamment erraient, inexprimées, sur ses lèvres, les paroles solennelles et décisives; mais toujours, au suprême moment, sa gorge se murait et sa bouche restait close.
Hermance n'était pas belle et Dirk ne l'aimait pas. Il n'aimait que les riches terreaux et les admirables fleurs au milieu desquels elle végétait. Hermance était petite, chétive et jaune; et lui, le gars solide du grand fermier Kamper, poussé comme une plante de vigueur et de santé à même le sol gras et brun du Haarlemmermeer, avait l'amour sensuel des femmes belles en chair, solides et grandes, rondes et blondes, avec des lèvres rouges, qui s'épanouissaient d'elles-mêmes, ainsi que d'adorables fleurs vivantes, à l'ardeur des baisers.
Il en connaissait une ainsi, dont le désir torturait son âme et ses sens. C'était Geertje Noorduyn, de la petite ferme sise à proximité de l'importante métairie de son père. Geertje rayonnait de joie, de bonheur et de santé. Son sourire illuminait et sa seule apparition était comme la promesse épanouie
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des choses les plus folles et les plus tendres de l'amour. Mais Geertje, l'aînée de toute une nichée de frères et de soeurs, était très sage malgré sa rayonnante exubérance qui paraissait s'offrir; et aux tendresses entreprenantes de Dirk, elle avait toujours opposé une vivacité rieuse et sereine, bien sûre d'elle-même, bien fermement résolue à ne jamais se donner à lui en dehors du mariage; consolée d'avance aussi d'une déception possible et même probable, ne donnant de son coeur qu'un tout, tout petit morceau, qu'elle pourrait à chaque instant reprendre.
Dirk le savait bien et cette lutte sans autre issue affolait ses désirs, cependant que sa ladrerie de paysan riche se révoltait à l'idée d'une telle mésalliance de fortune. L'écueil insurmontable l'avait finalement éloigné d'elle et il s'était tourné vers la cossue Hermance avec ses terres fertiles et ses admirables fleurs. Mais il en souffrait et, au fond de son âme, il sentait bien que c'était justice et qu'il méritait de souffrir.
Tournant le dos aux stries fleuries de Lisse, il quitta son abri derrière l'orme et rentra dans la bise glacée et sifflante. D'une allure plus rapide il reprit, les épaules gonflées, l'interminable route droite à travers le Haarlemmermeer. Cette route était solitaire comme toujours. De loin en loin seulement, Dirk rencontrait une carriole de paysan couverte d'une bâche noire ou blanche, ou quelque fermière attardée qui se hâtait vers Lisse, la tête penchée contre le vent, la face rougie et grimaçante de froid, tenant des deux mains sa coiffe de dentelle blanche à tire-bouchons d'or, tandis que ses grosses et lourdes jupes sombres battaient, claquaient et ballonnaient en tourbillon autour d'elle. Alors Dirk souriait en pensant tour à tour à Hermance et à Geertje. Hermance, les jupes plaquées contre le corps par l'ouragan, devait paraître osseuse et maigre, mais que de fois, dans ce royaume du vent qu'ils habitaient, n'avait-il pas admiré les formes moulées et la cambrure de Geertje! Et il se souvenait toujours de eet après-midi de vent et de soleil, où il l'avait remarquée ainsi pour la première fois, tandis qu'elle pendait du linge sur des cordes tendues entre les arbres du verger. Les tabliers d'un bleu vif, les longues chemises blanches, les éclatantes flanelles rouges se tordaient et se fouettaient follement, comme toute une ribambelle de grands
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et de petits oiseaux captifs, que s'épuisaient en efforts désespérés pour s'envoler; et Geertje, toute blonde et rose et souriante, les mèches bouclées envolées de travers, les beaux bras, nus jusqu'aux coudes, tendus vers la corde ballante, et la jupe à rayures bleues et noires tour à tour enlevée en ballon ou coulée en un moule presque indiscret contre ses opulentes formes, semblait dominer et diriger toute cette exubérance de mouvement et de couleur, de vie et de lumière.
Dirk, arrivé à un croisement de routes, hésita une seconde et s'arrêta. Sur sa droite, au milieu des cultures, se groupait un tassement de fermes et de vergers, avec, au fond, une longue et haute toiture triangulaire en chaume verdâtre qui dominait, comme une montagne, sur les tons gris et brun sombre alentour. C'était l'imposante métairie de ses parents, la plus ancienne, la plus grande et la plus belle du Haarlemmermeer; et invisible derrière cette haute et sombre toiture, se cachait, à petite distance, la modeste ferme des parents de Geertje.
Le chemin le plus court, pour rentrer chez lui, était d'obliquer à droite: mais un désir grandissant de passer d'abord devant la ferme de Geertje et de voir la jeune fille peut-être, l'aiguillonnait. Une fois rentré à la maison, il n'y fallait plus songer. Ses parents l'espionnaient, contrariaient de toute leur force ses rapports avec Geertje. Son père lui avait formellement défendu de la voir. Mais la tentation était trop forte et, brusquement, il se décida: d'un pas vigoureux, il continua son chemin, résolu à faire le long détour d'une demi-heure et à braver au besoin la colère de ses parents.
Il courait presque et son coeur battait fort de hâte et d'espoir. Devant lui, à gauche, l'église d'Hoofddorp pointait à courte distance sa grise flèche au ciel, du fond d'un bouquet d'arbres noirs, et des maisonnettes commençaient à s'espacer, çà et là, le long de la route: petits cubes de pierre brune aux toits de chaume moussu, avec des encadrements de couleur jaune ou verte aux linteaux des portes et des fenêtres, tandis que des jardinets s'étendaient devant les façades, enclos d'une haie vive et d'une grillette en bois, derrière laquelle éclatait, en des parterres minuscules, toute la gamme rutilante des jacinthes, comme un fouillis de petites lampes multicolores, allumées pour la joie des enfants. Enfin il arriva dans le village, coupé
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en deux par le canal; et vivement, sans s'arrêter, il prit à droite la digue de halage.
L'ouragan, à présent, le cinglait de biais; et au mugissement des arbres, se mêlait le clapotis de l'eau dans le canal. Des moires couraient à la surface, glissaient obliquement, en folle vitesse, vers l'autre rive, où elles montaient en langues querelleuses et écumantes, à l'assaut des berges; et sous le ciel qui se plombait, Dirk entrevoyait de nouveau, au fond de l'horizon, au delà de l'étendue du Meer, parsemé des îlots de ses fermes, la ligne basse et noire des bois de Lisse, sous les nues cuivrés et chaotiques du couchant. Mais à cette heure, il ne songeait plus aux plantureux terreaux de Lisse ni à la riche Hermance; il ne pensait qu'à la blonde et belle Geertje et il se courbait énergiquement contre les rafales, brûlant de plus en plus du besoin impérieux de la revoir et de lui parler peut-être. Un rauque ululement, grondant derrière lui, lui fit tourner la tête. La sirène d'un remorqueur rugissait pour demander passage. Lentement, il vit la potence du pont-levis d'Hoofddorp se lever et le vapeur passer entre les arches. Une mousse épaisse, comme un savon écumeux, blanchissait sa ligne de flottaison des deux côtés de la proue; et sa noire cheminée, cerclée de bleu, vomissait une opaque fumée couleur de bronze, qui s'abattait aussitôt en un voile de suie sur les berges. Dès que le bateau eut franchi le pont, sa marche s'accéléra; et Dirk, fâché de n'être pas à bord pour raccourcir sa route, voyait la barre d'écume s'étendre et fuir à droite et à gauche derrière le navire, en deux moustaches énormes et ondoyantes, dont la rapide traînée au bas des rives, bousculait violemment les roseaux grêles.
De nouveau, Dirk était arrivé à une digue plantée d'arbres, perpendiculaire au canal; et il s'y enfonça au pas de course, luttant avec rage contre la tempête, qui maintenant le frappait en plein front. Au loin déjà, il apercevait vaguement la petite ferme, tassée et comme blottie timidement dans son modeste verger; et de ce côté aussi, dominait à distance le haut et sombre toit de la grande métairie paternelle, comme une montagne rigide et imposante domine de sa nudité austère, le charme attendri et discret de l'humble et douce colline boisée. Dirk haletait et son coeur bondissait à grands coups. La verrait- | |
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il au moins pour tant de peine et pourrait-il lui parler? Et que lui dirait-il? Parlerait-il de son amour, de sa douleur, de ses regrets? Lui demanderait-il pardon de sa lâcheté et l'embrasserait-il éperdument, à ne plus la quitter? Il l'ignorait et toutes ses pensées étaient confuses et troubles. Une seule chose en lui était précise et toute puissante: l'angoissant, l'impérieux désir de la revoir.
Il approchait. La maisonnette, en briques roses avec un toit gris et une large plinthe bleu-de-ciel, semblait dans la pénombre le regarder venir avec étonnement par ses trois fenêtres à petits carreaux, encadrées de jaune pâle. La porte vert sombre était close et le verger désert. Dirk ralentit le pas. Sa gorge contractée et sèche hoquetait. Où était-elle? Le voyait-elle et ne sortirait-elle pas? Comme tout y semblait froid et mort et accablant de solitude et de silence!
Soudain, avec lenteur la porte s'ouvrit; et dans l'ombre, apparut sur le seuil un jeune homme, suivi de Geertje! Dirk s'arrêta près d'un arbre, les yeux hagards, figé sur place. Il vit le couple lentement s'avancer le long du petit sentier blond bordé de buis, il entendit dans le vent le gravier craquer plaintivement sous leurs pas. Qui était-ce? Rêvait-il? Geertje riait de sa voix charmante et fraîche et le jeune homme riait aussi, plus doucement, d'un air heureux. Dirk le reconnut. C'était Arend Kruyf, le fils d'un petit métayer des environs. Lui aussi aimait donc Geertje et elle se consolait auprès de lui de l'abandon de Dirk! Un élan de folle jalousie et de rage le bouleversa. Brusquement, il se montra, s'avança et marcha droit devant lui, frémissant et la tête haute.
En l'apercevant, Geertje poussa un petit cri de terreur et de surprise. D'un mouvement instinctif, il la vit hésiter, puis s'éloigner du jeune homme, qui resta planté là une seconde, les yeux fixés sur Dirk.
Mais Dirk ne les regardait même plus. Fier et outré, il passa sans saluer et disparut à pas pressés, dans le crépuscule et dans le vent. Il frémissait de fureur, il serrait les dents et les poings; il eût voulu mordre, battre, tuer...
Dans la grande métairie familiale, aux volets verts et rouges déjà fermés, il trouva ses parents sur le point de se mettre à
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table. La vaste cuisine, au carreau ciré et aux cuivres luisants, où une vieille servante, toute courbée et une jeune fille de ferme rousse s'occupaient autour du fourneau, sentait bon la soupe aux choux et la fricassée de poulet. Les Kamper mangeaient de la viande au moins deux fois par jour, et ils ne prenaient point leurs repas en commun avec les domestiques; ils déjeunaient et dînaient seuls, en familie, dans la belle chambre ancienne, avec son papier à ramages, ses vieilles faïences et ses vieux bahuts en chêne, la ‘huiskamer’ cossue qui, religieusement conservée comme une relique de famille, communiquait intérieurement avec le reste de l'habitation, par un escalier de pierre de quatre marches.
Dirk, le visage pâle et le front encore contracté de colère, monta rapidement, après un vague bonsoir aux deux servantes, les quatre degrés et entra dans la chambre bien éclairée par une belle lampe de cuivre, où son père et sa mère l'attendaient, l'une tricotant des bas noirs, l'autre lisant son journal. Le fermier, un homme corpulent d'une cinquantaine d'années, avec une barbe en collier, eut un haha! de satisfaction en revoyant son fils, et la mère, petite et ronde, déposa son tricot sur ses genoux en regardant Dirk avec un bienveillant sourire. Mais tous deux remarquèrent avec émoi l'expression tourmentée et agressive de ses traits, et la père, repliant son journal, s'écria:
- Eh bien! qu'y a-t-il? Tu as l'air contrarié! Tu es malade? - C'est ce sale temps; ce sacré vent! répondit Dirk d'une voix sourde en ôtant sa casquette et se tournant à moitié, pour éviter l'investigation étonnée de leurs yeux.
- Peuh! fit le fermier avec un petit rire entendu, - dimanche prochain nous ne sentirons guère le vent, ni le froid, à Lisse. Interloqué, Dirk regarda à tour de rôle son père et sa mère, sans comprendre.
- A Lisse? Que se passera-t-il dimanche à Lisse? demanda-t-il enfin.
A leur tour, Kamper et sa femme regardaient leur fils d'un air surpris.
- Tu ne viens donc pas de Lisse? interrogea le fermier d'un ton presque sévère.
- Si.
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- Et tu as vu Hermance?
- Oui.
- Et elle ne t'a rien dit de l'invitation à dîner pour dimanche, à l'occasion de la fête des fleurs!
- Non.
Le fermier eut un geste étonné et fronça légèrement les sourcils, pendant que sa femme, qui s'était levée, se dirigeait lentement vers une corbeille posée sur la cheminée et y prenait une lettre dépliée.
- Voilà, dit-elle, en remettant la feuille ouverte à Dirk. - Ça vient d'arriver par la poste de cinq heures.
Attentivement, le front plissé, l'air absorbé, Dirk lut. Le père Gyselberg, de Lisse, invitait formellement les Kamper et leur fils à dîner pour le dimanche de Pâques, à l'occasion de la grande fête des-fleurs. Il ne comprenait pas qu'Hermance ne lui en eût rien dit. Elle l'ignorait donc et ses parents voulaient lui en faire la surprise! En tout cas, l'invitation était des plus flatteuses et Dirk sentait qu'elle prenait un caractère décisif et que, ce jour-là, ses fiançailles avec Hermance seraient officielles, ou que toute relation entre les deux familles se trouverait rompue. Rapidement, il analysa ses sensations; et la vengeance pressentie contre Geertje lui parut à la fois impitoyable et douce à savourer. Puisqu'elle souffrait si peu d'une rupture qui lui avait tant coûté, il se montrerait plus dur encore qu'elle; et prenant les devants, mettrait l'insurmontable obstacle du fait accompli entre eux. L'air résolu, le front haut et l'oeil clair, il redressa la tête et un sourire de triomphe cruellement orgueilleux passa sur ses lèvres.
- Et bien, ça y est, dit-il, sans hésitation aucune, en déposant la lettre sur la table. - Le père Gyselberg le veut et nous le voulons aussi, n'est-ce pas?
La figure du vieux Kamper s'illumina tout à coup d'une joie intense et la mère demeura immobile au milieu de la chambre, comme clouée au sol et béante de bonheur. Kamper se leva, prit la main de son fils, la serra d'une étreinte répétée et saccadée, incapable de dire un mot; et soudain, la mère fondit en larmes, tout doucement, sans bruit et sans grimaces, comme une chose trop pleine, qui se soulage en débordant.
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Pâques s'éveillait, dans toute sa splendeur de richesse printanière, au gazouillis des premiers oiseaux et aux volées d'allégresse de toutes les cloches d'églises. Un souffle apaisé passait doucement dans les airs et le ciel semblait d'un bleu invulnérable, comme si une onde purificatrice eût passé, balayant d'une seule et énorme coulée toutes les ternissures, d'un bout du monde à l'autre.
Le soleil brillait, intense, et les larges étendues de jacinthes et de tulipes en fleurs éclataient de tous côtés en fulgurances inattendues, en admirables amalgames de couleurs rutilantes sur la terre brune et nue, entre le noir des bois sans feuilles et le blond aride des dunes pelées, comme des jonchées de gemmes, jetées en folle orgie par le plus déconcertant des dieux prodigues. On eût dit une miroitante mer de tous les tons imaginables, coulant ses flots de féerie entre les sinuosités capricieuses de milliers de sombres îles. On voyait des lacs d'or fluide, des baies d'azur, des golfes de pourpre; et de longues lignes minces s'allongeaient, qui paraissaient d'écume toute blanche ou vaguement teintée de soufre, telles des lames phosphorescentes léchant l'estran; tandis qu'au large, de grandes nappes calmes dormaient, mauves, roses, bleu-pâles, striées parfois d'une vive flamme orange ou amaranthe, ou bien ourlées d'un ruban violet foncé qui, de loin, semblait presque noir. Et de toute cette émouvante symphonie polychrome montait au soleil une senteur pénétrante, une atmosphère embaumée et troublante, que l'haleine tiède et légère du vent volatilisait comme un encens dans l'espace.
De grand matin, chez les Kamper, on s'était levé et, après l'office divin, en l'église protestante d'Hoofddorp, la vieille carriole peinturlurée fut prête, toute luisante et astiquée, attelée d'un vif et beau cheval frison noir à longue queue, pour les conduire à Lisse.
Déjà, à cette heure matinale, une vie extraordinaire animait la campagne. Par tous les chemins plats et rectilignes de l'immence Haarlemmermeer, arrivaient les piétons endimanchés et les carrioles bondées, et tous, comme aimantés par l'odeur embaumante, se dirigeaient, à travers le polder vert rempli, à perte de vue, de troupeaux innombrables, vers la longue et sombre ligne boisée, où se cachaient les féeriques villages, au
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pied des dunes blondes.
A mesure qu'ils approchaient de Lisse, les fleurs semblaient venir à leur rencontre. Elles commençaient de s'étendre, par bandes striées et éclatantes, sur la terre nue, à droite et à gauche du chemin, elles ornaient les lanternes des voitures, elles débordaient des larges paniers d'osier, où les marchands ambulants les vendaient en masse, à deux sous la botte. Et lorsque les Kamper, perdus avec leur carriole au milieu de l'interminable cortège, eurent passé le pont tournant du Ringvaart et s'avancèrent entre les premières maisons encore espacées du village, ce fut une avalanche de bouquets de toutes couleurs. Les gamins en accablaient les voitures, ramassaient les sous jetés au hasard, se pendaient aux capotes, forçant tout le monde, hommes, femmes, vieillards et enfants à s'orner de belles et odorantes floraisons. Il y en avait trop, elles perdaient toute valeur, on les jetait pour rien, des mendiants en guenilles en étaient habillés des pieds à la tête et, sur les rives des petits canaux de drainage, où se miraient les vieux pignons, des barques de transport en étaient pleinement chargées, des charges toutes roses, toutes bleues, toutes blanches, jaunes ou mauves, tandis que sur les berges, d'autres tas s'amoncelaient encore de fleurs qu'on allait rendre comme engrais à la terre qui les avait fécondées.
Au pas, dans une cohue d'encombrement inextricable, la voiture des Kamper s'avançait derrière les autres, dans la principale rue du village. Les vitrines des petits magasins et les carreaux des fenêtres dans les maisons reflétaient, en la multipliant, toute cette orgie de mouvement, de couleur et de lumière; et Dirk sentait une griserie monter à son cerveau, cependant que l'image d'Hermance lui apparaissait tout idéalisée, beaucoup plus attrayante qu'en réalité, dans ce cadre de richesse et de splendeur.
Déjà, sur la droite, il apercevait, au-dessus du fourmillement des têtes, la maison cossue du père Gyselberg: cinq fenêtres dans une façade jaune aux volets verts, séparée de la rue par une pelouse fleurie, que clôturait une petite grille de fer très basse. Son coeur battit plus vite. Elle serait là, elle l'attendrait. Son oeil, de loin, scrutait le noir poli des grandes fenêtres, et brusquement il la vit, pâle, derrière la large baie du salon,
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entre son père et sa mère, tous trois dans des fauteuils antiques, comme exposés à l'incessant et tumultueux va-et-vient de la rue. Il salua profondément, du chapeau, pendant que son père saluait en souriant, du fouet; et lentement, les roues de la carriole, quittant le sillage du cortège, grincèrent sur l'allée de gravier contournant la maison et le cheval s'arrêta à gauche devant la remise. Un domestique se précipita, une porte vitrée donnant sur le jardin s'ouvrit; et le père Gyselberg, nu-tête et solennel, s'avança à la rencontre de ses invités.
Les premières minutes d'entrevue furent sérieuses et même un peu graves. Hermance rougit légèrement en voyant Dirk, et les deux mères eurent des politesses compassées, pendant que le père Kamper, souriant d'un air gêné, son pardessus noir entr'ouvert en le chapeau haut de forme d'ancien modèle à la main, se tenait un peu à l'écart, esquissant, avec une gêne paysanne, deux ou trois fois de suite un rapide salut embarrassé. Juffrouw Gyselberg, plus âgée et beaucoup plus corpulente que juffrouw Kamper, était vêtue d'une lourde robe de satin noir à ramages, et son buste trapu et large, sanglé dans la cuirasse énorme du corset, semblait monter en courts halètements d'émotion vers son triple menton, tandis que ses yeux tout petits, pareils, sous leurs paupières gonflées, à des yeux de truie, brillaient aigus et vifs, avec une sorte de méfiance craintive. Le père Gyselberg, d'ailleurs, les mit bien vite à l'aise. Il avançait des chaises d'un air empressé, avec des hochements de tête bienveillants, comme pour témoigner qu'on n'avait pas besoin de parler beaucoup pour bien s'entendre; et lorsque tous furent enfin assis, devant la grande baie vitrée, dans le vieux salon, aux lourds bahuts et aux tentures vert sombre, ils se carrèrent avec bien-être, les jambes écartées et les yeux sur la rue, et ils burent du porto pâle dans de tout petits verres, qu'une jeune servante, en simple robe noire et coiffe blanche, vint présenter silencieusement sur un plateau. Puis le père Gyselberg offrit à Kamper et à Dirk de petits cigares d'une teinte jaunâtre et d'une sécheresse friable; et Hermance, prévenante, glissa un léger escabeau de
velours sous les pieds de la mère Kamper.
Dirk se sentait étrangement surexcité. L'auréole des richesses
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entrevues l'éblouissait, mais ce triomphe, incarné dans la pâle et maigre Hermance lui causait une irritation nerveuse et sourde. Pourquoi à elle et non à Geertje, tous ces biens? Il ne trouvait presque rien à lui dire, à cette nulle et fade et riche Hermance. Une substitution imaginaire et obstinée mettait constamment Geertje en sa place. C'était à Geertje qu'il parlait, qu'il pensait. C'était Geertje dont son âme se trouvait immensément remplie. Où était-elle à cette heure? Sans doute aussi dans ce tumultueux village de Lisse, perdue dans la foule et les fleurs, avec l'ami nouveau qu'elle s'était choisie. La verrait-il passer avec lui, son rival, joyeux et libres tous les deux, devant la large baie vitrée de cette maison prétentieuse et cossue, où elle pourrait le regarder d'un air narquois et méprisant, assis comme un prisonnier, comme un esclave volontaire, à côté de sa sèche et triste fiancée?
Sa tête bourdonnait, ses yeux étaient troubles, il n'apercevait plus, derrière la fenêtre, qu'une vision chaotique de couleurs et de formes, allant et venant, avec une continuité irritante, au milieu d'un bruit sourd et incessant, dans une buée de poussière ensoleillée. Une porte s'ouvrit, la servante se montra sur le seuil, conviant d'un signe discret la maîtresse de la maison à se mettre à table. Tous se levèrent et passèrent dans la salle à manger, qui donnait sur le jardin où, au bord d'une longue pelouse étroite se profilaient de tristes ifs sombres, difformément reflétés dans de monstrueuses boules de verre. Une maigre petite fontaine jaillissait d'un bassin de rocaille et des statuettes en plâtre blanc montaient la garde près d'un banc vert abandonné, au pied d'une charmille. Quelques grands arbres nus tendaient le lacis de leurs noires ramures au ciel.
Ils mangèrent de grandes assiettées d'un clair potage, où plongeaient de nombreuses boulettes de viande hachée, puis du roastbeef, du veau et du poulet, et ils burent à profusion du vin blanc d'un jaune pisseux et trouble, et du vin rouge épais et noir comme de l'encre. Les faces se congestionnaient, les propos et les rires sonnaient dans le choc des fourchettes et des verres. Au dessert, le père Gyselberg se leva, quitta la salle, revint au bout de quelques minutes, portant, le sourire aux lèvres et les yeux clignotants, une bouteille de champagne dans chaque main. La servante apporta des coupes, les bou- | |
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chons claquèrent, la mousse blanche susurra en perlant. Et le père Gyselberg, debout et cramoisi, leva très haut son verre, et porta bravement la santé des fiancés. Comme mus par un même ressort, tous furent debout et trinquèrent. Juffrouw Gyselberg et Juffrouw Kamper, au même instant, toutes deux, fondirent en larmes; et Dirk, pâle et hagard, comme en un épouvantement de cauchemar, s'approcha d'Hermance rougissante et posa sur sa joue maigre un vague baiser tremblant. Les pères se serrèrent les mains avec une effusion qui faisait luire leurs yeux; la servante remplit de nouveau les coupes. Brusquement, sans paroles superflues, la chose était résolue; et Dirk, ahuri, se sentait lié pour la vie, sans même avoir été consulté. D'une rapide gorgée hoquetante, il vida sa coupe jusqu'au fond; et comme une victime sans défense, il suivit les autres au salon, où l'on prendrait le café et les liqueurs, devant la grande fenêtre ouverte sur l'animation fourmillante du village.
Le soleil descendait, et un poudroiement d'or rouge baignait de sa splendeur d'apothéose, l'énorme tumulte de la rue. La blancheur transparente des coiffes de dentelles se nuançait tendrement de mauve et d'orange, l'or des ferronneries et des plaques bombées qui cachaient les cheveux dardait des reflets d'astre; et les fichus roses, verts, turquoises, qui ourlaient l'échancrure des corsages en dégageant les nuques brunies, semblaient autant d'éclatantes guirlandes de fleurs, dont se parait la grâce saine de toutes ces fortes filles aux joues animées et aux yeux brillants. Le mouvement avait grandi encore à la tombée du soir. C'était le retour en masse, en plein vacarme, dans le roulement incessant des carrioles et des voitures. Plus abondamment encore que le matin, touristes et véhicules étaient fleuris; et toute la rue était jonchée d'un immense tapis polychrome, où les fers des chevaux et les pas des piétons s'étouffaient en glissant.
Dirk n'en pouvait plus. Sa bouche était crispée et tordue sous l'effort constant de toute cette longue journée de politesse et de cour obligée et un rictus de souffrance atroce tirait ses traits maigris et pâles. Il n'écoutait plus, il n'entendait plus; ses yeux de somnambule restaient obstinément fixés sur le mou- | |
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vement incessant de la rue, où ils semblaient chercher avec opiniâtreté quelque apparition qui ne se montrait pas.
Tout à coup, il fut remué jusqu'en ses entrailles et il tressauta sur sa chaise, la bouche entr'ouverte, comme pour crier. Geertje était là, brusquement apparue au milieu de la foule, tenant par la main une de ses jeunes soeurs, tandis qu'à sa droite, l'air calme, heureux et souriant, marchait Arend Kruyf. Au même moment elle l'aperçut, dans le salon, à côté de la chétive Hermance, et une expression indéfinissable d'étonnement, de déception et d'ironie muette, passa sur son rose visage et dans ses beaux yeux clairs. Dirk, l'ardent regard rivé sur elle, haletait. Instinctivement, ses lèvres blêmies semblèrent lui murmurer quelque chose et Geertje, comme si elle eût compris, devint pâle et s'éloigna d'un air anxieux. Elle se retourna à demi et ses grands yeux d'émoi plongèrent une seconde au fond des siens; puis elle se perdit dans la cohue, et il parut à Dirk qu'une force irrésistible, pleine d'angoissant mystère, l'entraînait à sa suite. Ses yeux se fermèrent, sa main tremblante glissa sur son front moite; il vit, comme en un rêve diffus, ses parents se lever et entendit vaguement les paroles de remerciement et d'au revoir, qu'ils adressaient à la familie Gyselberg. A son tour, alors, machinalement, il se leva, serra les mains du père et de la mère d'Hermance, embrassa celle-ci d'un baiser plus frissonnant encore que le premier; et sans oser la regarder, tête basse, il quitta le salon et se trouva dehors. La carriole était attelée, il y monta et se blottit au fond, à côté de sa mère, muet, les yeux clos, sourd aux dernières paroles d'adieu, jusqu'au moment où, le véhicule se mettant doucement en marche sur le tapis de fleurs, avec le balancement
apaisé d'une barque sur l'eau, il poussa un long et douloureux soupir de morne délivrance.
Il faisait nuit. La route était peuplée par les foules qui revenaient de la fête des fleurs. C'étaient partout des couples enlacés à la démarche rythmée et lente, lourde d'amoureux désirs.
Dirk, blotti dans l'ombre noire de la carriole, frémissait. Ses yeux ardents cherchaient Arend et Geertje dans le moutonnement vague et sombre de cette interminable procession
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amoureuse. Il répondait par brefs et sourds monosyllabes à l'exubérance enthousiaste de son père légèrement excité et qui lui reprochait un peu sa froideur trop gênée à l'égard d'Hermance. Il prétextait une violente migraine et souffrait en réalité le martyre, en un besoin éperdu d'être seul et d'arpenter sauvagement les champs silencieux et solitaires de la nuit. Enfin, ils arrivèrent, et Dirk, excédé, annonça qu'il voulait prendre un peu l'air.
- Ne t'attarde pas, après un tel jour, dit son père en le regardant d'un oeil vaguement méfiant.
Mais Dirk ne parut pas l'entendre. Un seul désir, impérieux, immense, l'emplissait tout entier: voir Geertje et rester longuement auprès d'elle, pour lui dire des choses - il ignorait lesquelles - des choses qui jailliraient, spontanées, comme une source limpide, du fond de son âme...! Il ne raisonnait ni ne combattait plus, une force irrésistible en lui dominait tout et le poussait instinctivement là où il devait être. Il fut devant la maison de Geertje avant de s'en apercevoir, il cogna à la porte, comme en un rêve halluciné. Et, au père de Geertje qui vint ouvrir, stupéfait de le voir à cette heure tardive, après tant de jours d'absence, il demanda simplement, allant droit au but, d'une voix heurtée et rauque:
- Geertje est-elle rentrée, baas Noorduyn?
- Non, dit le fermier, en le scrutant d'un oeil inquiet, pendant qu'il tenait le bouton de la porte entrouverte en main.
Dirk tressauta et un soupir douloureux se brisa dans sa poitrine.
- Pas encore? gémit-il.
- Non, reprit le père, mais je l'attends à chaque minute, avec sa soeur.
- Et avec...? Dirk n'acheva pas. Ses yeux suppliants plongeaient avec une acuité pénétrante et triste dans ceux du père Noorduyn.
- Avec personne, répondit celui-ci simplement. - Mais que lui voulez-vous? Pourquoi venez-vous si tard?
- Je veux la voir, je dois la voir! fit Dirk avec une fermeté farouche.
- Eh! allez donc à sa rencontre, conclut le père Noorduyn, avec un énigmatique sourire.
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Dirk partit. Il remonta la route, passa devant l'imposante ferme paternelle, où les volets fermés laissaient filtrer des rayons de lumière et courut se blottir au bas de la digue, tout contre le chemin de Lisse, où Geertje et sa soeur devaient inévitablement passer.
La nuit était complètement tombée. Elle était profonde et fraîche, vaguement parfumée encore par le puissant arôme des fleurs. Un vent très doux et très léger courait en susurrant le long de l'interminable cîme gris-sombre des ormes sans feuilles; et plus haut, dans le bleu-noir du ciel idéalement pur, toutes les étoiles clignotaient de leurs yeux d'or, comme si elles aussi célébraient quelque fête étrange et gigantesque, incomprise des mortels.
La route devenait déserte. De loin en loin seulement, passaient encore des couples enlacés, ou dansait la lumière isolée d'une lanterne de voiture; et Dirk, blotti en contrebas, près du fossé, scrutait la nuit de ses yeux fiévreux, en se rongeant le coeur à l'idée que Geertje était encore perdue à cette heure dans l'immensité de ténèbre et de mystère, volontairement attardée peut-être avec son rival exécré.
Soudain, deux ombres se dressèrent presque droit devant lui, au-dessus de sa tête; deux femmes qu'il reconnut au même instant, malgré l'obscurité, en un soupir de soulagement immense: Geertje avec sa jeune soeur. D'un bond il se leva, les suivit sur la digue et appela dans la nuit, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre douce et calme:
- Geertje!
Elles s'arrêtèrent net.
- C'est toi, Geertje? répéta-t-il.
- Oui, répondit-elle d'une voix étonnée, mais qui ne trahissait aucune alarme.
Vivement, il s'approcha. Son coeur bondissait, sa gorge étranglée l'étouffait. Fiévreusement, il lui prit la main, puis la taille et il la serrait contre lui en gémissant, fou d'amour, les yeux aveuglés de larmes, parlant par phrases hachées, entrecoupées, sans plus se soucier de la présence de la petite:
- Geertje... je t'aime... je dois te parler... je ne peux plus vivre sans toi... Où est l'autre... Arend?... L'aimes-tu?... As-tu été avec lui...! As-tu été ce soir sa... sa...
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Elle l'interrompit, un peu brusque:
- Je n'ai rien été du tout! Que veux-tu dire? Et d'ailleurs, tu n'as rien à me reprocher; Hermance...
- Je n'en veux plus! clama-t-il. - Geertje, crois-moi, je t'en supplie, je te le jure..., mais je dois te parler seul à seule... Veux-tu? J'ai été chez toi, je t'ai attendue, là, près du fossé. Vite, reconduis ta soeur et reviens près de moi!
Il l'entraînait, il la poussait, d'un pas trébuchant. Silencieux soudain, tous les trois, ils passèrent devant la grande ferme toujours éclairée, s'enfoncèrent dans le chemin sombre, s'arrêtèrent devant la petite grille du père Noorduyn.
- Rentre seule, Truitje, et dis à père que je suivrai dans quelques minutes, dit Geertje à sa jeune soeur.
Docile, la petite s'achemina vers la maison sans murmurer, et Dirk entraîna Geertje plus loin, dans la nuit noire. Il ne parlait plus, il l'enlaçait, comme ivre, ne sachant plus ce qu'il faisait, baisant sa bouche à pleines lèvres, cramponné à elle comme un désespéré.
- A moi! à moi! Sois toute à moi pour me donner l'inébranlable force! gémissait-il.
Elle soupirait, se débattait, tremblante et haletante de peur. - Oh! et ton père! et ta mère! murmurait-elle.
- Il n'y a plus ni père, ni mère! Il n'y a plus que toi et mon amour! pour toujours! pour la vie! cria-t-il.
Elle n'en pouvait plus, elle s'affaissa, pâmée, entre ses bras. Et, dans la solitude profonde, sous l'embrasement enthousiaste des millions d'étoiles, leur belle et forte étreinte fut un geste irrésistiblement auguste de la saine et toute-puissante nature...
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