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La vengeance des gars de Zoutelande
Les huit petits vieux, assis l'un à côté de l'autre sur la mince crête de dune, devisaient à voix basse, le dos tourné au soleil et à la mer. Quelques-uns souriaient avec béatitude de sentir la bonne chaleur percer leur épaisse veste noire et les pénétrer de bien-être jusqu'aux os. D'autres, aveuglés par la lumière intense, la pipe pendante entre les lèvres, clignotaient des yeux vers le village étincelant de ses toits rouges, comme près de s'endormir. Leur face était bistrée et toute ridée, et leur barbe inculte couvrait les joues et les mentons d'une sorte de moisissure grisâtre.
C'étaient huit vieux loups de terre et de mer, anciens endigueurs, sauveteurs et, au besoin, pilleurs d'épaves. Tous, ils avaient livré, pendant de longues années, l'âpre combat des hommes constamment menacés par la force violatrice des flots; mais à présent ils se reposaient, laissant combattre et travailler les jeunes.
Chaque matin, n'ayant rien d'autre à faire, ils escaladaient péniblement la digue de leurs jambes raidies et s'asseyaient là, en groupe tranquille, sur la dune mince, devant la mer. La mer, c'était la vieille et rancuneuse ennemie; mais tant de fois ils avaient endigué ses excès et dompté sa colère, qu'à cette heure ils sentaient un mépris presque indifférent pour elle. On eût dit qu'ils ne la voyaient plus. Ils la regardaient seulement lorsqu'elle ne leur soufflait pas son âpre vent salé au visage et que le grand soleil du large ne leur brûlait pas les yeux. Alors, surtout vers l'heure apaisée et dorée des couchants, ils contemplaient longuement son immense beauté et ressassaient les émotionnantes luttes de jadis. Depuis toujours, accourant en tumulte des lointains chaotiques, la mer s'était ruée à l'assaut de cette étroite et faible dune de Zoutelande. Chaque automne et chaque printemps, aux heures des
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marées sauvages, elle revenait plus furieuse, mordait, défonçait, engloutissait la côte, poussant ses lames énormes, comme des montagnes lourdement roulantes l'une sur l'autre, pour balayer enfin de son déluge cette terre insigne qui la bravait de siècle en siècle. Et toujours, l'île avait résisté, chacun des petits vieux qui étaient là, tapis dans l'herbe, avait jeté, comme firent jadis leurs pères et leurs grands-pères, ivres de rage, les blocs de pierre, les gros madriers, les sacs de sable aux flancs de l'ennemie féroce, bouchant, fût-ce de leur corps désespéré, chaque trou qu'elle creusait, jusqu'à ce que, lasse et impuissante, la gueuse se retirât en leur laissant la victoire.
Ainsi étaient-ils devenus traditionnellement conscients de leur vaillante force et de l'inutile colère de l'élément perfide. Leur oeuvre de ténacité et de courage avait suffi à conjurer le grand désastre. Tous, ils étaient profondément imbus de cette conviction indéracinable: ce qui avait vaincu les calamités du passé, devait vaincre celles à venir.
Aussi leur colère fut-elle grande, lorsqu'un jour ils apprirent que des travaux considérables s'apprêtaient, afin de consolider une fois pour toutes leur pauvre digue constamment menacée. D'abord, ils n'y crurent pas. Mais ils virent arriver de lourds chargements de moellons, de madriers et de basaltes, puis des équipes d'ouvriers étrangers envahirent le village et bientôt les travaux commencèrent. Au bout de quelques mois les vagues léchaient une épaisse et longue cuirasse de pierre noire, là où elles avaient toujours mordu le sable blond des dunes.
Depuis ce jour, les petits vieux n'avaient cessé de murmurer; et en secret, ils avaient excité la jeunesse du village contre tous ces intrus étrangers qui prétendaient améliorer l'oeuvre des ancêtres et la loi naturelle établie par Dieu même. Il y avait eu des querelles, des rixes; mais peu à peu les étrangers étaient partis et, finalement, il n'en resta que deux à Zoutelande: un contremaître et un ouvrier, chargés des derniers achèvements, ainsi que d'une vérification ultime des travaux effectués. L'un, l'ouvrier, passait inaperçu et on le laissait tranquille. L'autre, au contraire, le contremaître, avait lentement amassé sur lui seul la haine occulte de presque toute la population de Zoutelande. Cela tenait d'abord à ses airs conquérants et
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dédaigneux, mais aussi et plus encore, à l'affection qu'il avait su inspirer à l'une des plus jolies filles du village: Neeltje de Brauw.
Elle habitait là, avec sa mère, dans la petite rue proprette et tranquille qui allongeait, des deux côtés de la chaussée de brique rose, ses maisonnettes rouges et vertes, en contrebas de la digue. Elle était couturière de son état, et confectionnait ces antiques et ravissants costumes que portent les filles de la Zélande. Elle était fine et belle, comme une délicieuse et jeune madonc des temps passés. Sous la délicate coiffe de dentelle blanche apparaissait, entre les ferronnières d'or qui lui serraient les tempes, un profil d'une pureté enfantine et charmante, un oeil d'un bleu adorable, ombragé de longs cils très noirs, un nez mince et droit, et une petite bouche un peu volontaire, dont la mince lèvre supérieure s'ombrait aux commissures d'un duvet si léger et si tendre, qu'il semblait une illusion ou un leurre. Le teint était d'une fraîcheur ineffable, et le cou, d'une sveltesse exquise, sortait gracieux et souple, ceint d'un quadruple collier de corail rouge pâle, de la collerette échancrée et plissée, dont le bleu à fleurettes blanches rappelait exactement le bleu et le blanc de ses beaux yeux. Elle habillait de chatoyants habits de fête toutes les jolies filles et fillettes de Zoutelande. Toujours on en voyait chez elle, palpant les curieuses étoffes, souriant aux fichus multicolores, caressant des yeux et des mains les coiffes éblouissantes et aériennes, choisissant, combinant les tons avec ce sens inné du pittoresque que l'antique tradition paraît avoir laissé en elles. On les voyait revenir de là tout animées et rouges de bonheur; et les très jeunes fillettes de six ou sept ans semblaient, au sortir des mains de Neeltje, de ravissantes petites poupées des temps jadis, marchant
toutes droites et raides dans leurs jupes rigides, adorables miniatures de grandes personnes, sérieuses, et graves, et drôles inénarrablement.
Comment la jolie Neeltje en arriva-t-elle à s'amouracher de ce grand dadais de contremaître, intrus et étranger, au lieu d'aimer, comme toutes les filles de Zoutelande, un homme de sa race et de sa-caste, un de ceux qui tant de fois, et inutilement, avaient cherché à faire sa conquête? Qui le dira? Neeltje, réservée et taciturne, semblait sceller le secret de son coeur du
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sceau de ses petites lèvres volontaires et closes. Elle l'aima et elle fut à lui, comme les filles de Zélande sont à ceux qu'elles aiment.
Tous les dimanches il la venait chercher et, libre, elle s'en allait avec lui, là où leur fantaisie voulait les conduire. Tantôt c'était Flessingue et le mouvement de son port qui les attirait; tantôt c'était Middelbourg avec la truculence de ses kermesses et de ses beuveries. On les vit ensemble à Westcapelle et à Dombourg, où d'autres équipes d'endigueurs poursuivaient l'oeuvre commencée à Zoutelande; et ils poussérent même jusqu'à Vere-la-Morte, où l'extrême beauté de Neeltje suscita l'admiration des touristes étrangers.
D'autres fois, ils s'enfonçaient par les routes tortueuses et blondes au coeur de l'île, en pleine fertilité des champs et des prairies, et ils promenaient leur amour ostensible dans tous ces calmes et prospères villages qui portent le nom générique de leurs églises: Biggerkerke, Meliskerke, Aagtekerke, Serooskerke, et ils montaient au haut des tours pour voir la mer, partout, de tous côtés, l'immense mer, loin au delà de l'ondulante ceinture des blondes dunes. Alors, à la tombée du soir, ils revenaient vers Zoutelande et il la conduisait sur l'étroite grève, le long de cette côte séculairement ravagée par les vagues et que lui et ses hommes avaient enfin, et pour toujours, fortifiée.
Doucement la mer murmurait sa chanson éternelle par ces tièdes nuits d'été et les lames paresseuses venaient expirer en sanglots alanguis à leurs pieds. Parfois, leur blanche écume était phosphorescente et jetait au noir basalte de la rive ses étincelles de feu. Cette flamme mystérieuse de l'onde éclairait vaguement Neeltje de sa lueur presque irréelle et, dans la dune déserte, l'ombre chaude et parfumée protégeait leurs amours...
Les petits vieux savaient tout cela et en parlaient avec acrimonie. Et les beaux gars jeunes serraient les poings et grinçaient des dents, méditant quelque vengeance obscure.
C'était la veille du 31 août, jour anniversaire de la reine de Hollande. Toute l'île, fervemment loyaliste, fêterait sa jeune souveraine; et toutes les fiancées et amoureuses seraient en
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liesse et danseraient au bras de leur amant en chantant des airs patriotiques. Alors, brusquement, un bruit étrange et alarmant se répandit. On raconta que Neeltje se trouvait enceinte et que l'étranger détesté était parti, refusant de l'épouser. Jamais pareille chose n'était arrivée. Les filles et les garçons de Walcheren vivaient en plein et libre amour, mais toujours l'homme réparait la faute en épousant celle qu'il allait rendre mère. Aucun des petits vieux de Zoutelande ne trouvait dans sa fruste mémoire le souvenir d'un si lâche abandon; mais ils savaient que la chose s'y était passée deux ou trois fois dans le recul des temps et que, toujours, le coupable avait eu à choisir entre l'exil perpétuel ou la mort. Cependant, pour l'intrus, qui n'habitait que temporairement le pays, la fuite n'était ni une souffrance ni un exil, et les gars de Zoutelande se désespéraient de rage impuissante à l'idée qu'il pourrait échapper au châtiment. Ils s'assemblèrent le soir près de la dune en un concile vengeur et résolurent de forcer le séducteur au mariage ou de le tuer. Ils se rendirent chez Neeltje et lui demandèrent où se trouvait le contremaître. Neeltje, surprise et un peu méfiante, leur répondit qu'il était à Bruges depuis trois jours, et devait revenir le lendemain, pour fêter avec elle l'anniversaire de la reine, à Middelbourg. Sans insister les gars se retirèrent...
Ce jour-là, sous un ciel sans nuages, illuminé par un soleil resplendissant, un vrai soleil d'Orange, comme disait le peuple, toute la Zélande s'éveilla au carillon des cloches de fête, sonnant à grande volée. L'île entière en était pleine. Flessingue, Middelbourg, Dombourg, Westcapelle et Oostcapelle, Biggerkerke, Koudekerke, Meliskerke, Serooskerke et Aagtekerke se renvoyaient les échos d'allégresse, et partout flottaient les drapeaux, les trois joyeuses et fraîches couleurs rouges, blanches et bleues, avec, au haut de la hampe, la longue et mince banderole orange, qui se déroulait au vent et au soleil, comme un long et souple serpent d'or.
Les gars de Zoutelande, une douzaine, partirent vers neuf heures dans le traditionnel chariot zélandais ouvragé, fraîchement peint de bleu et vert avec des moyeux rouges et jaunes, couvert de sa bâche d'une blancheur éclatante, et
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attelé d'un grand frison noir à queue traînante. Neeltje était déjà partie avant eux, dans un autre chariot rempli de jeunes filles; et par les blondes routes, les chars roulaient dans un nuage de poussière, tout vibrants de chansons et de rires, vers la grande tour de Middelbourg, qui se dressait au loin, haute et svelte comme un phare, dans l'infini du beau ciel bleu. Ils traversèrent Biggerkerke, Koudekerke, et, à onze heures, enfin, au tintement argentin du carillon, ils débouchèrent sur la place du marché de Middelbourg, dans un brouhaha insensé de monde et de voitures. Follement, la ville entière semblait en liesse. Des chants, des cris, des accords de musique s'entrecroisaient en une cacophonie sans fin ni trève; et dans les rues antiques, le long des vieux pignons grisâtres, dentelés et crénelés, sous les plis des drapeaux multicolores qui descendaient presque à toucher le sol, c'était comme une lente et interminable procession du moyen âge, où tous les types et les costumes de jadis étaient représentés.
A peine descendus de leur chariot, ceux de Zoutelande se mirent à la recherche des filles de leur village qu'accompagnait Neeltje. Ils les trouvèrent sur le marché, devant les échoppes des vendeurs de bijoux et d'étoffes; et sournoisement, ils s'approchèrent de Neeltje et lui demandèrent si son amant était déjà arrivé. De son air pincé et quelque peu hautain, Neeltje leur apprit qu'il arriverait de Flessingue, par le tram à vapeur de midi. D'un accord tacite, tous refluèrent, à travers la foule bruyante et grouillante, vers l'entrée de la rue, où le tram devait venir. Justement, il arrivait, sa trompe cornait au loin, sans interruption, et, lentement, la caisse verte de la locomotive déboucha dans une courbe, flanquée d'un garde qui semblait la conduire à la main, au moyen d'un long bâton attaché à son flanc, comme une bête mauvaise et dangereuse, qui pourrait bien, en un caprice subit, foncer au milieu de la foule. Les wagons se suivaient à la file, grinçant sur les rails; et c'était un spectacle inattendu et cocasse que d'apercevoir à l'intérieur de ces véhicules modernes, les jolies poupées Zélandaises, moyenâgeuses et pimpantes, et les beaux grands gars aux faces rasées et aux boucles épaisses tombant sur le cou.
La foule se pressait autour du convoi, et Neeltje, légèrement
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pâlie, regardait de ses grands yeux graves, l'une après l'autre, ces voitures bondées, où elle cherchait son amant. Mais elle ne le vit pas, tous les wagons étaient vides et la locomotive revenait en soufflant s'atteler pour le retour. Il n'était pas venu!... Très pâle, soudain, l'ombre légère et duvetée de la lèvre supérieure presque noire, Neeltje se retourna vers ses compagnes et ses compagnons de Zoutelande et les fixa un instant d'un regard de consternation éplorée. L'un des jeunes gens s'approcha d'elle et lui demanda d'un voix brève:
- Eh bien?
- Eh bien!... il... il n'y est pas, bredouilla-t-elle, atterrée.
- Le bateau aura manqué la correspondance: il viendra à pied ou par le tram de trois heures, risqua une camarade.
Mais tous les gars de Zoutelande ricanèrent et leurs yeux luirent d'un éclat mauvais.
- Allons manger et puis danser! proposa l'un d'eux.
Ils avaient apporté leurs provisions, ils entrèrent dans une grande auberge qui regorgeait de monde et mangèrent leurs petits pains au fromage et au jambon en buvant de la bière, assis le long des murs sur des bancs de bois. Puis les hommes allumèrent des cigares et, aux sons bruyamment grinçants et pleurards d'une harmonica, ils firent danser leurs jolies filles. Seule, Neeltje, délaissée, ne dansait pas. Elle restait comme hiératiquement pâle et figée sur son banc, morne au milieu du mouvement et du tumulte, regardant fixement devant elle sans rien voir, attendant l'arrivée du tram de trois heures. Le carillon de la grande tour égrena dans le ciel bleu un air joyeusement patriotique et, au même instant, une trompe au loin retentit. Neeltje s'élança, suivie de quelques camarades. Le tram débouchait sur la grand'place, mené au bâton par le garde, et il était presque vide. A peine une quinzaine de personnes en descendirent, mais non celui qu'elle attendait. Muette, les yeux sombres et les lèvres pincées, elle rejoignit ses camarades et reprit sa place rigide sur le banc, contre le mur, en regardant d'un oeil vide leurs joyeux ébats.
Middelbourg, à cette heure la plus intense de la belle journée d'or, vibrait tout entière aux échos de la fête. De chatoyants cortèges, où dominait violemment l'orange, parcouraient les rues, des groupes d'enfants chantaient en choeur le ‘Wilhel- | |
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mus van Nassauwe’, et autour des kiosques où jouaient les musiques militaires, les jolies filles et les beaux gars de Zélande dansaient et gambadaient en rondes folles. Une griserie montait dans la chaleur et la poussière, les amoureux s'embrassaient et s'enlaçaient en pleine rue, et bientôt les cortèges dégénérèrent en bandes disloquées de cinquantaines et de centaines d'hommes et de femmes mêlés, tous chantant, hurlant, se démenant en une ruée de turbulence et de folie, aux accords sauvages des chants patriotiques. Le loyalisme excité était prétexte à la plus truculente des orgies, la vive couleur orange éclatait et flamboyait de tous côtés, elle excitait et enivrait; elle fulminait comme l'explosion soudaine et trop longtemps comprimée du feu de toute cette race antique et vigoureuse. Vers le soir, enfin, dans le poudroiement enflammé du couchant, les chariots furent de nouveau attelés et ils repartirent. Les dernières lueurs du soleil déjà sous l'horizon se mouraient en crêtes de feu sur la longue ligne ondulante des dunes. Le tumulte de la ville en fête se fondait en un murmure confus, que traversaient encore de temps en temps un cri strident, un chant ou un accord rapide. Lentement la campagne s'assombrissait et s'apaisait, les grandes fermes semblaient se tasser dans leur solitude pour le repos nocturne, les chiens de garde jappaient dans le lointain, et haut dans le ciel étoilé et grave, s'allumaient partout les
grands yeux vigilants des phares sur les rivages de l'île.
Confondus maintenant par couples dans l'obscurité, garçons et filles se pressaient les uns contre les autres, sous les bâches blanches des deux grands chariots peinturlurés et, jusqu'à Zoutelande, ce fut une longue et brûlante frénésie d'enlacements et de baisers. Seule, Neeltje demeura blottie, rigide et frémissante, au fond de la paille sur son chariot, telle une bête acculée dans sa tanière, et sa gorge sèche hoquetait tandis que ses grands yeux fixes luisaient dans la nuit. On semblait avoir tout à fait oublié sa présence et elle en était presque heureuse. Elle ne pensait plus qu'à descendre inaperçue et à s'esquiver seule dans sa honte lorsque, au moment où ils arrivaient dans le village, la voix d'un des gars, qu'elle ne reconnut même pas, lui murmura dans l'obscurité à l'oreille:
- Ne pleure pas, nous te vengerons.
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Elle eut un soubresaut, mais ne répondit rien. Le chariot s'était arrêté devant la vieille petite église et, au milieu de bruyantes et joyeuses clameurs, les couples descendirent. Une main, dans le noir, se tendit vers Neeltje et l'aida à mettre pied à terre. Elle murmura un rauque merci et s'en alla toute seule, d'un pas rapide.
Très peu de temps après, il commença à se passer à Zoutelande une chose étrange. Des mains inconnues et criminelles détérioraient nuitamment la dune nouvellement consolidée. On arrachait des madriers, on enlevait des blocs de basalte, on effritait les ouvrages de maçonnerie. La mer violente de septembre, en montant à l'assaut du rivage, élargissait les trous, et bientôt il y eut, à peu de distance du village, dans la direction de Westcapelle, un commencement de brèche menaçant. Nul ne savait quels étaient les malfaiteurs qui osaient ainsi risquer leur propre existence avec celle de toute l'île; les autorités averties veillaient, sans réussir à mettre la main sur les coupables. A peine réparée, la dune s'émiettait de nouveau, en quelque autre endroit, comme si une force scélérate et souterraine la minait sourdement.
Les huit petits vieux, assis chaque jour devant la mer sur la crête amincie, ricanaient avec des airs sournois en échangeant à mi-voix des paroles obscures. Sans rien connaître de précis, ils soupçonnaient vaguement ce qui se passait, et ils savaient bien, eux, que les astucieux déprédateurs ne pousseraient pas jusqu'au danger extrême leur oeuvre de destruction. Il s'agissait simplement d'attirer de nouveau dans l'île ces étrangers qui avaient effectué les travaux et, spécialement, le contremaître détesté, qui avait trompé et délaissé Neeltje.
Nul ne parlait ouvertement de cela, mais tous le sentaient et y pensaient. Le déshonneur et l'abandon de Neeltje, c'était le déshonneur solidaire de Zoutelande même, et il fallait réparation ou vengeance. Neeltje, d'ailleurs, ne pleurait ni ne gémissait plus. Fiére et muette, la bouche aux lèvres minces close d'un pli de volonté farouche, jolie toujours, encore qu'assise maintenant en effigie un peu pâlotte et reculée à sa fenêtre, elle continuait, comme par le passé, à coudre et à ajuster les beaux et chatoyants atours de fête dont se paraient
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les fraîches filles et les fortes femmes de Zoutelande. Elle savait bien que la bonte ne pesait pas sur elle; bien au contraire: on était tout à fait réconcilié par son malheur; et soutenue par cette force de cohésion ambiante, elle semblait attendre avec calme l'inévitable événement qui ferait triompher enfin le droit, la loyauté et la justice.
Cependant, aux approches de l'hiver, lorsque les grandes houles d'automne se mirent à battre de leurs coups grondants la côte et que les vents furieux du sud-ouest chassèrent en ululant des tourbillons de sable et d'écume jusque dans les rues de Zoutelande, l'alarme de cette dune toujours détruite devint plus vive; et aux pressants appels réitérés, parurent, un jour enfin, les équipes de secours si longtemps attendues. Elles parurent et le contremaître était avec elles! Il osa se montrer à Zoutelande, comme si rien n'était arrivé; il osa se loger dans l'auberge du village, passer comme un inconnu, sans même la regarder, devant la fenêtre de Neeltje; il osa enfin, à un reproche direct et péremptoire que lui firent les gars, répondre en ricanant d'un air mauvais, qu'il ne comprenait pas ces allusions et que, d'ailleurs, ils n'avaient pas à s'occuper de ses affaires...
Assis maintenant en groupe au pied de la dune, abrités contre le vent et les embruns, la pipe aux lèvres et les yeux gouailleurs, les petits vieux, ainsi que Neeltje, attendaient, vaguement conscients, le grand événement qui allait tout remettre en ordre. Aux premières morsures du froid, ils avaient endossé leur douillette, relevé leur collet et rabattu les bords de leur casquette sur les oreilles. Ils ne regardaient plus la mer, redevenue haineuse et âpre; ils la laissaient mugir et tonner, impuissante, contre la côte, soucieux seulement de découvrir quelque coin bien calme et le plus ensoleillé possible, où ils restaient à mijoter en bavardant pendant des heures. Cependant, le contremaître et ses aides étaient sur les dents. De plus en plus l'armature de basalte et de madriers se désagrégeait; pour une brèche hâtivement bouchée, deux ou trois autres s'ouvraient. On eût dit l'oeuvre obscure de taupes insaisissables. Cantonniers et gardes patrouillaient des nuits entières le long des dunes sans rien découvrir, et malgré tout, au matin, la
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besogne scélérate était faite. Une nuit, enfin, nuit d'ouragan terrible, le contremaître, exaspéré, résolut de faire lui-même le guet, accompagné de quelques hommes sûrs et fidèles. Ils partirent vers onze heures, tous armés de fusils, chaussés de hautes bottes et couverts de longs manteaux de toile goudronnée.
C'était une nuit de grande marée. La pleine lune, invisible derrière de monstrueux entassements de nuages, éclairait à peine d'une lueur fauve l'aspect des choses et la mer immensément sombre était démontée, roulant des abîmes, canonnant la côte du grondement géant de ses énormes lames. La dune entière frémissait sous les chocs sourds, des giclements d'eau et d'écume passaient en coups de fouet par-dessus les crêtes sifflantes et les feux tournants des phares lointains semblaient faire des gestes d'appel et de détresse dans le hurlement chaotique de la tempête.
Pliés en deux, les hommes se cramponnaient les uns aux autres, pour ne pas être balayés. Instinctivement, ils se dirigeaient vers un point situé au nord du village où, depuis quelques jours, les déprédations devenaient de plus en plus fréquentes. Si les criminels insaisissables exerçaient par cette nuit térrible leur oeuvre scélérate, l'île entière pouvait être inondée et ruinée.
Tout à coup, au moment où ils arrivaient à l'endroit menacé, une vague immense, véritable trombe d'écume, de sable et d'eau, se précipita comme un monstre exterminateur à travers une brèche énorme, et les renversa d'une seule poussée, comme des bonshommes de paille. Ils roulèrent en tas en hurlant au secours; et au même instant, une bande d'une vingtaine de noirs diables, fondit sur eux, les balaya et les chassa au loin, à l'exception d'un seul, le contremaître, qui disparut dans leur sauvage mêlée. D'une fantastique lancée ils le culbulèrent dans la brèche; puis, armés de pelles, de poutres, de sacs remplis de sable, en une ruée de cannibales, ils comblèrent le trou, bravant la mer et sa fureur, luttant, fous de rage, face à face contre la gueuse qui devait immoler leur victime; trempés, boueux, hurlants, hideux et superbes, faisant rempart de tous leurs corps, de toutes leurs énergies, jusqu'à ce que la dune vibrante, reconstituée, retînt enfin, de
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son antique rempart, le sombre envahissement de l'océan et la proie qu'ils y avaient jetée...
Toute la nuit, pendant que le tocsin sonnait au clocher de l'église, appelant tous les hommes valides au secours, sans trêve ni repos, sous le tonnerre grondant des flots sauvages, les gars de Zoutelande luttèrent. Et lorsque enfin, à l'aube, la farouche ennemie traditionnelle fut, une fois de plus, épuisée et vaincue, une flamme ardente de joie et de fierté brilla dans les yeux. La gueuse domptée n'avait pas rendu sa proie et Zoutelande était vengée.
Ce jour-là, les petits vieux, revenus en un groupe palpitant sur la dune, ricanèrent d'orgueil en se frottant les mains.
Muette et pâle, le secret de son âme scellé au pli ombré de sa lèvre volontaire et fine, Neeltje, les beaux yeux graves et fixes, enleva sa collerette bleue et son collier de corail rouge, et mit à la place un fichu blanc et un collier de jais, en signe de deuil.
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