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La femme et les enfants sur le rivage
Ce fut dans les Petits Bois de Scheveningue, par une douce et calme matinée d'un printanier dimanche, que Betje van de Watering revit, pour la première fois depuis des années, son ami d'enfance Folkert Ruijgrok. Elle était assise sur un banc, à l'ombre des grands ormes à peine vêtus de leurs premières feuilles et, un peu lasse dans la tiédeur alourdissante, elle regardait d'un oeil vague et sans pensée le va-et-vient bigarré des promeneurs, quand un jeune pêcheur endimanché s'avança lentement vers elle en dandinant des hanches et s'arrêta devant le banc, un bout de cigare entre les lèvres, les yeux énigmatiquement souriants. Il parut hésiter une seconde, pendant qu'elle, brusquement arrachée à sa langueur contemplative, le considérait d'un regard méfiant.
Mais, soudain, il éclata d'un rire sonore et dit:
- Betje, tu ne me reconnais donc pas!
Une rougeur envahit les joues de la jeune fille, et ses yeux bleus, grands ouverts d'étonnement, semblaient en vain chercher un nom sur cette figure pourtant connue.
Il rit plus fort, se dandina d'un air narquoisement vainqueur, imaginant ce qu'il pourrait bien lui dire encore, pour la tenir plus longtemps en suspens, quand tout à coup elle se leva, avec une flamme de joie dans les yeux, et cria son nom en lui tendant la main:
- Oh! Folkert, c'est toi! Comme tu as changé! Jamais je ne t'aurais reconnu!
- Enfin! dit-il. - Mais ça n'a pas été sans peine! Moi, du premier coup d'oeil, je t'avais reconnue.
Elle s'était mise à le considérer plus attentivement et toute sa lassitude s'en était brusquement allée. Elle le trouvait incroyablement changé, si grand et si beau, et une petite émotion de fierté remuait doucement en elle, parce que lui aussi,
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visiblement, se réjouissait de retrouver comme grande et forte fille, la gamine avec laquelle il avait tant joué jadis, du temps qu'elle habitait Katwyck, sur le sable de la plage et dans l'herbe des dunes.
- Où vas-tu? lui demanda-t-il.
- Je retourne chez moi; je m'étais assise un moment, il fait si lourd par ces premières chaleurs, répondit-elle.
- Eh bien! allons ensemble, si tu veux. Je vais aussi à Scheveningue; nous causerons en route.
Ils s'en allèrent et, instinctivement, sans avoir besoin de se consulter, à la première bifurcation ils quittèrent le Hoge Weg trop encombré de promeneurs et s'enfoncèrent dans le dédale de routes tournantes, à travers les Petits-Bois. Là, plus à leur aise, ils rythmèrent lentement leur marche sur cette sorte de cadence dandinante propre à tous les pêcheurs, qui rappelle le mouvement du bateau et que les femmes semblent avoir apprise et imitée des hommes. Et, longuement, ils causèrent. Il lui conta sa vie depuis leur séparation, qui datait de sept années. Ses parents l'avaient d'abord engage comme mousse à bord d'un bateau pêcheur, avec lequel il avait fait plusieurs voyages. Puis, le désir des longs cours s'était emparé de lui et il avait servi sur un voilier qui allait à Iquique, un pays du diable, situé au bout du monde, ensuite sur un pétrolier faisant des services réguliers entre Philadelphie et Anvers. Un jour, à Anvers, il s'était laissé embaucher sur un vapeur en partance pour l'Extrême-Orient. Il avait fait la Chine et le Japon, puis l'Australie. A l'un de ses retours il fut requis par le service militaire; et, ayant naturellement opté pour la marine, il avait de nouveau navigué pendant trois ans consécutifs, sur un navire de guerre, aux Indes, à Curaçao, au diable, il ne savait plus où. Et, venant d'etre libéré depuis huit jours à peine, il était revenu à Katwyck, dans la vieille petite maison de ses parents.
Betje l'écoutait, intéressée et souriante, dandinant lentement sa marche au rythme de la sienne, toute ronde et alourdie en son laborieux accoutrement du dimanche, avec la coiffe blanche à plaques d'or serrée sur ses bandeaux de cheveux jaunâtres et l'ample caban couleur lie de vin pile, tombant tout raide sur l'énorme cloche noire de ses onze jupes superposées.
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Les rayons de soleil, qui dardaient entre le dôme des jeunes feuillages, allumaient des étincelles fugaces sur l'or bombé de sa coiffure et moiraient son bonnet blanc et son clair manteau d'un flot de lumière; puis les verdures plus épaisses ternissaient ces couleurs et tour à tour elle était ainsi prise et reprise par l'ombre et le soleil, comme en un papillonnement continuel, plein de lutinerie et de leurre.
- Et maintenant? Que vas-tu faire? demanda-t-elle enfin. - Maintenant...? Rien. Il se carra un moment, immobile devant elle, les jambes écartées, les mains dans ses poches, la casquette sur l'oreille et le fumeron aux lèvres. - Maintenant! Tu ne vois donc pas ce que je suis devenu maintenant?
Elle hésitait un peu, timide, troublée, se sentant trop ignorante et trop nulle devant ce grand et beau garçon narquois cuivré de hâle et de soleil.
- Eh bien! je redeviens pêcheur, donc! s'écria-t-il. - Je me range, je retourne sur un de nos petits sabots de Katwyck, pour pêcher le cabillaud et le hareng.
Elle eut un léger sourire soulagé et, vivement, ses yeux brillèrent.
- Ah vraiment, dit-elle. - Ton père et ta mère seront bien contents, et...
Elle s'arrêta, rougit un peu, baissa les yeux et reprit d'instinct sa marche lente et balancée, tandis que, un moment étonné, il la rattrapait déjà de son allure conquérante, voulant savoir ce qu'elle semblait lui cacher:
- Et quoi! que veux-tu dire? Je ne te comprends pas!
- Que... que... enfin... Elle s'embarrassait dans sa réponse et rougissait plus fort, au grand amusement du jeune marin, qui ne faisait rien pour lui venir en aide. Mais brusquement, elle releva la tête, avec une sorte d'audace forcée et presque agressive; et le regardant bien en face, cette fois, avec ses yeux étincelants:
- Eh bien! que tu as sans doute trouvé une amie, que diable! et que tu penses à te marier!
- Moi! s'écria-t-il en éclatant d'un beau rire de joyeuse indépendance.
- Mais oui, toi; pourquoi pas? dit-elle d'un air sérieux, étrangement ravie au fond par sa réponse.
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Durant une minute, il la contempla, de son air supérieur et conquérant, avec une persistance si pénétrante et si aiguë, qu'il la força de nouveau à baisser les yeux, timide et rougissante...
- Betje, dit-il. Et sa voix sonna toute différente, infiniment plus douce et soudain sérieuse et presque grave, - Betje... - Eh bien? demanda-t-elle, en relevant vers lui un timide regard.
- As-tu déjà un amant, Betje?
- Non.
Le mot fut dit carrément, simplement, sans la moindre hésitation, avec une fermeté décisive. Il en ressentit un petit tressaillement heureux.
- Non?... vraiment, sincèrement, non? redemanda-t-il pourtant, de sa voix la plus insinuante et la plus douce.
- Quand je dis non, c'est non. Pourquoi ne me crois-tu pas? Il y eut un silence. Ils arrivaient à la sortie des Petits-Bois. A cent mètres devant eux, entre les troncs plus clairsemés, sous les feuillages translucides et comme ruisselants de soleil, ils revoyaient la promenade bigarrée des gens endimanchés.
Folkert s'arrêta, jeta son fumeron; et franc comme elle, sans réticence et la regardant bien en face:
- Alors, Betje, si on essayait, toi et moi; peut-être bien qu'on pourrait se convenir. Qu'en penses-tu?
Elle eut un drôle de petit rire, bref et sourd, comme un rapide éclat de joie alourdi d'un soupir. Elle le regarda de ses yeux enthousiastes, rit et soupira encore, comme un peu sotte dans son émotion pleine de gêne, et murmura enfin, d'un ton voilé, répétant presque mot pour mot ses propres paroles:
- Toi et moi, mais oui, peut-être; on pourrait essayer.
Il lui tendit la main et elle y mit la sienne. Il la serra à lui faire mal.
- Ta parole! dit-il, sans préciser autrement quelle parole il lui demandait.
Elle acquiesça de la tête, muette, trop émue tout à coup pour parler.
A l'entrée de la rue ils se quittèrent. Il vit son caban lie-de-vin pâle et sa coiffe blanche se mêler et se confondre parmi les cabans de toutes couleurs et les coiffes blanches des autres
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femmes et filles de pêcheurs endimanchées. Son sang battait fort et ses oreilles bourdonnaient. Des camarades l'accostèrent, lui demandèrent en ricanant à quoi il rêvait là, tout seul et immobile au milieu du pavé.
Il se secoua et alla prendre avec eux un ‘borreltje’ de genièvre Aux Armes d'Enkhuyzen, le cabaret du coin.
A trois heur es, après le repas chez une vieille tante qui habitait Scheveningue, Folkert s'achemina lentement, le cigare aux lèvres, vers la mer. Tous les pêcheurs venaient là, à chaque heure de loisir, par habitude; et aussi les femmes y déambulaient, en théories nombreuses. Sans aucune entente préalable, Folkert était bien sûr d'y rencontrer Betje; et en effet, à peine se trouvait-il depuis quelques minutes au milieu d'un groupe de marins, qui devisaient de leur prochain départ, qu'il la vit arriver avec trois autres jeunes filles, montant lentement la large rampe de la digue, dans l'oscillation de leurs immenses jupes noires, toutes vêtues de la même coiffe blanche à plaques d'or bombées et de cabans de couleurs différentes. Betje l'aperçut mais fit semblant de ne pas le reconnaître; elle se dandina avec les autres le long de la jetée; et au bout d'une cinquantaine de mètres seulement, elle tourna vivement la tête et vit qu'il la suivait. Alors, elle ralentit le pas, le laissa approcher, et, tout naturellement, Folkert se joignit au groupe des jeunes filles et continua la route avec elles, en racontant une plaisanterie quelconque, qui les fit rire un moment toutes, avec exagération. Mais les compagnes de Betje comprirent bien vite ce qui l'attirait; et cent pas plus loin, elles s'étaient déjà confondues dans la foule où elles se promenaient avec des rires bruyants, tandis que Folkert et Betje suivaient seuls, calmes, sérieux et se tenant, encore un peu gênés, par la main, à l'instar des autres amoureux.
La digue pullulait de promeneurs attirés vers l'Océan par le radieux soleil et la douceur printanière; et tout le long de l'immense jetée, c'était la coulée lente, ininterrompue et bariolée des vareuses bleu sombre, des coiffes blanches et des cabans aux tons infiniment variés. Il y avait les plus inattendues des teintes vieillottes et mourantes: les gris verdâtres, les jaunes chamois, les roses crevette et toute la gamme indéfi- | |
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nissable des bleus et des rouges, depuis le pervenche le plus anémié ou le saumon le plus morbide, jusqu?aux tons francs, crus, d'un dur presque farouche des outremers foncés et des laques cruels. Et tout cela flottait, se balançait avec le rythme calme et berceur des bateaux lourdement chargés, à pleines voilures; tandis que, en contrebas de la digue, alignés en longue rangée pressée sur le sable, attendaient, immobiles, les vrais bateaux, qui bientôt allaient repartir pour la longue, lointaine et hasardeuse pêche. L'époque des grands départs approchait, une sorte de fièvre était dans l'air; et même, par cette journée de dimanche et de repos, quelques lougres chargeaient en hâte leur provision de tonneaux de sel, pendant que d'autres, tout prêts, laissaient gaiement claquer et serpenter au vent, la banderole bleue de l'imminent voyage. Au loin déjà, sur la moire verte et azurée de l'Océan, des voiles blanches et rousses étaient éparpillées, et jusque sur la ligne même de l'horizon immense il en apparaissait, dressées tout un temps droites et immobiles comme des phares mystérieux et solitaires, et qui, lentement rapetissées, semblaient enfin se fondre et se résorber dans l'air, dans le soleil et Pinfini...
Tout l'après-midi, dans un incessant va-et-vient d'un bout à l'autre de la digue, Folkert et Betje ainsi se promenèrent. Puis, lorsque le ciel limpide devint d'une profondeur étrange, où, en gammes indéfinissablement fondues, mouraient le bleu, le vert, le violet, le pourpre et l'orange; lorsque la vague apaisée devint un lac de nacre pâle, où les bateaux immobilisés semblaient figés en silhouettes noires, et que la longue ligne ondoyante des dunes aux teintes chamois s'effaça vaguement dans une perspective rétrécie et grise, il l'arrêta tout au bout de la digue vers le nord et tenta doucement de l'entraîner, un bras autour de sa taille, sur l'estran délaissé.
Étonnée, rougissante, elle se raidit un peu, sans violence, et demanda:
- Que veux-tu faire? Il est temps pour moi de rentrer.
- Pour moi aussi, je retourne à Katwyck; accompagne-moi un bout, dit-il, d'une voix légèrement rauque et haletante. Et il pressa de nouveau sa taille, pour l'entraîner.
- Non, dit-elle, - non, nous nous connaissons encore trop
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peu. Et elle se dégagea.
Il fronça les sourcils, déçu:
- Tu ne me veux donc pas comme ami, comme...
- Pas encore, pas ce soir, je te connais trop peu, soupira-t-elle.
Il la regarda, longuement, fixement. Le sang battait ses tempes, ses joues brûlaient. Il eut un geste brusque, comme pour tout rompre. Puis, devant la mine craintive et attristée de Betje, une sorte de pitié l'envahit et ses lèvres se plissèrent en un condescendant sourire.
- C'est bien; n'en parions plus ce soir, dit-il. - Mais quand te reverrai-je?
- Quand tu voudras...
Soudain, au loin derrière eux, le phare s'alluma et l'éclat de son grand oeil nocturne, tour à tour blême et pourpre, glissa mélancoliquement sur la dune pâle et sur l'immensité assoupie de la mer.
- Demain, alors? demanda-t-il doucement.
- Oui, si ce n'est pas trop de peine pour toi...
Pour toute réponse, il lui serra la main d'une forte et brève étreinte et, en trois bonds, il fut sur l'estran.
Rapidement, elle vit se fondre dans le crépuscule sa haute silhouette noire. La vague mourante susurrait sur la grève avec une douceur infinie; et là-bas, à l'horizon, le petit phare de Katwyck, allumé à son tour, clignotait dans la nuit.
Quinze jours durant, vers l'heure du coucher de soleil, ils firent ainsi la même promenade. Puis, un soir enfin, elle s'en fut avec lui par la solitude des dunes. Elle savait bien ce qu'elle faisait, mais elle savait aussi que toutes les filles de pêcheurs font de même et que les dunes crépusculaires étaient l'autel désert et sauvage où se consommaient les rudes fiançailles des gens de la mer.
C'était l'avant-veille de son départ avec le K.114, le sloop tout neuf sur lequel il s'était engagé et dont la carène goudronnée luisait à Katwyck au soleil de la plage. Tout était prêt à bord: l'image sainte brillait, enchâssée dans sa niche, la banderole bleue flottait au vent léger du sud, qui gonflerait bientôt les voiles; et avant de partir il avait voulu être sûr
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d'elle. Il l'entraîna sur la dune, la taille enlacée, silencieux et haletant. La nuit était tiède et noire, percée seulement à intervalles réguliers par la longue flèche diagonale, tour à tour rouge ou blanche, du phare; et dans la profondeur invisible, la mer murmurait en sourdine son harmonie berçante et éternelle. Ils arrivèrent dans un creux solitaire.
- Ici, dit-il simplement.
Sans résister, elle s'assit avec un soupir. Ses lèvres s'entr'ouvrirent et ses yeux se fermèrent.
Lourdement, gravement, la mer chantait sa sombre et mystérieuse mélopée. L'oeil sanglant ou glauque du phare alternait son grand regard dans la nuit noire, teintant furtivement les cimes des dunes voisines d'une vague traînée de pourpre ou d'un glissant rayon de lune.
Deux jours plus tard, à la tombée du jour, Betje voyait partir le K.114 pour son premier voyage.
La brise soufflait, forte et régulière sur les vagues agitées, couleur de savon vert et, dans le ciel bas roulaient, tumultueuses, les lourdes masses des chaotiques riuages. Un fin croissant de lune apparaissait de temps à autre, incliné vers l'occident, entre les éclipses continuelles des nuées.
A bord du K.114 les hommes manoeuvraient vivement, silhouettes agitées, nettement en relief sur l'horizön farouche. Ils tournaient au cabestan, dans un ahanement rythmé, coupé de stridents coups de sifflet, déchirés par le vent; et les voiles brunes encore flasques tressaillaient et claquaient, tandis que le sloop, dansant en tressauts brusques, était lentement halé par l'épais câble d'ancre au-dessus de la barre, qui le fouettait constamment de bondissante écume.
Et Betje, en lourde jupe noire, la coiffe blanche plaquée aux tempes par le vent, et les pieds chaussés de sabots blancs, enfoncés à demi dans le sable mouillé, regardait de ses yeux aveuglés de silencieuses larmes, au milieu du groupe des autres femmes et filles de pêcheurs, pareillement vêtues de noir et coiffées et sabotées de blanc. Lentement, insensiblement, la barque était attirée vers la mer et les silhouettes à bord se rapetissaient, se confondaient, et se brouillaient. Elle ne reconnaissait plus qu'indistinctement la forte carrure de
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Folkert parmi les autres fortes carrures; les coups de sifflet se multipliaient, l'ahanement des hommes se perdait dans le mugissement des flots; et tout à coup, les voiles se ballonnèrent et le bateau flotta.
Un homme se précipita au gouvernail et imprirna un violent coup de barre, tandis qu'une haute clameur montait et que des bras et des casquettes s'agitaient autour du mat, enthousiastes, en gestes d'adieu. Les femmes sur le rivage répondirent et saluèrent aussi de leurs bras ten dus; les deux clameurs se confondirent en une seule et le vent emporta la barque qui tangua pesamment vers la haute mer en lançant des bordées d'écume. Les femmes la virent plonger entre les vagues, bondir aux crêtes et replonger vers les abîmes; et peu à peu elle se fondit au crépuscule, tragique et solitaire, bientôt perdue dans l'ombre et dans l'immensité.
Lentement alors, silencieuses et la tête baissée, les mornes femmes retournèrent vers la digue et dans la nuit tombante où s'allumait le phare, leurs coiffes serrées et leurs petits sabots blancs semblaient d'étranges coquillages pales, rampant tristement sur la grève ou flottant avec des hésitations de feux follets dans l'air.
Betje, à présent, était comme une petite veuve temporaire. Quoique non mariée, elle éprouvait exactement la même sensation d'esseulement, d'incertitude, d'alarme et d'espérance, qu'éprouvaient toutes les autres femmes de pêcheurs. Tout comme elles, elle aussi avait son homme sur mer. Il naviguait au loin, dans les parages d'Ecosse, pour la grande pêche aux harengs; et chaque jour, quand Betje, qui habitait maintenant Katwyck, venait sur le rivage, elle regardait longuement dans la direction où il avait dispara, et dans sa simple imagination elle essayait de se faire une idéé de la distance qui le séparait d'elle, et combien de fois elle devrait bien multiplier la vaste étendue de son rayon visuel, pour arriver jusqu'à lui. Mais, c'était trop loin, cela se confondait et se perdait dans son esprit. Cela s'étendait, s'allongeait en des lointains vertigineux, inaccessibles, infinis. Elle savait seulement qu'il fallait des jours et des jours, et toute troublée et malheureuse, elle secouait la tête en soupirant et retournait, dolente, vers la
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tortueuse ruelle derrière la digue, non loin de l'ancienne petite église blanche, où elle vivait avec sa mère et son vieil oncle Bram.
Sa mère allait vendre chaque jour du poisson à Leyde comme elle faisait naguère à La Haye; de petites plies et des soles de rebut, qu'elle convoyait lentement, au rythme alangui d'une criée monotone, étalées sur une charrette à bras, à travers les quartiers populaires; et l'oncle Bram, usé par cinquante ans de mer, ne naviguait plus, mais pêchait encore, à ses heures valides, la crevette, avec une pauvre vieille nasse fixée à une perche fourchue, qu'il poussait péniblement devant lui, marchant, vêtu d'un pantalon de forte toile goudronnée et d'un tricot de laine rousse, jusqu'à la ceinture dans l'eau. Le père de Betje, que celle-ci n'avait jamais connu, était mort dans un naufrage, où l'oncle Bram avait également failli périr.
Et, le soir, auprès de la petite lampe, dans la cuisine basse, aux noires solives, l'oncle Bram, plein de souvenirs et d'aventures, racontait longuement les choses du passé; et Betje, jadis si souvent ennuyée par ces vieilles histoires, qui revenaient, toujours les mêmes, l'écoutait maintenant durant des heures, avec une âme tout attentive et palpitante.
L'oncle Bram était un grand vieillard voûté, d'une maigreur osseuse et dure. Il ne portait ni barbe ni moustaches. Sa bouche édentée remuait sans cesse, et il était coiffé d'un gros bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux oreilles. Ses joues ridées étaient creuses et sa voix caverneuse, et dans ses grands yeux bleus, quand il contait, brillaient des flammes d'une ardeur étrange, où parfois se reflétaient -encore, superstitieusement angoissantes, les affres tant de fois vécues des sombres tragédies passées.
Mais l'oncle Bram ne racontait pas que les souvenirs désespérants ou tristes. On eût dit que sa mémoire subissait l'influence de l'atmosphère et de la mer; et si, par les nuits de vent ou d'orage, il aimait à se remémorer surtout des choses lugubres, par les doux crépuscules limpides et les couchants d'or pâle, il s'enthousiasmait volontiers, plein d'une fougue presque enfantine, au rappel lointain des jours prospères de liesse et d'abondance.
Et Betje revivait avec lui les souvenirs de jadis et caressait au
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fond d'elle-même de vagues espérances d'avenir. La mer, par ces beaux jours d'été, lui semblait généreuse et débonnaire et son murmure rêveur berçait des illusions bien tendres. Le temps passait, plus rapide qu'elle n'eût pensé aux premiers jours de solitude; bientôt Folkert allait revenir et ils reprendraient, à Katwyck maintenant, leurs longues promenades amoureuses sur la digue et par les dunes. Elle rougissait un peu à ce souvenir brûlant, elle rougissait avec une sorte d'orgueil, maintenant que, par lui, elle était devenue femme. L'épouserait-il bientôt? Non, elle savait qu'en aucun cas ce ne serait avant l'hiver, à la fin de la saison des grandes pêches. Mais elle n'éprouvait nulle impatience; le mariage n'était plus qu'une formalité, qui s'accomplirait tout naturellement, lorsque le moment propice serait venu.
Par un radieux soir de fin juin, les femmes et les filles de pêcheurs se portèrent en masse vers le rivage. La grosse nouvelle s'était répandue en un rapide frémissement dans les ruelles et les impasses de Katwyck: la vigie du phare signalait le retour des premiers bateaux.
Betje était là, vibrante de sa première grande émotion d'attente et d'espérance, toute pâle au milieu du remous agité de toutes ces coiffes blanches.
Au loin, sur la mer légèrement houleuse, les barques arrivaient, une demi-douzaine, toutes gracieusement inclinées du même côté, sous la brise soutenue du nord-ouest; et leur allure était vive, joyeuse, pressée, avec une grâce dansante qui faisait voltiger l'écume, comme si leur hâte et leur allégresse étaient grandes de revoir tous ceux qui attendaient. Le coeur de Betje battait violemment. Le K.114 serait-il parmi les arrivants et verrait-elle descendre Folkert, heureux et bien portant, les bras tendus vers elle? Toutes les angoisses de nouveau l'envahissaient et, au moment de toucher au bonheur, elle ne croyait presque plus à la possibilité de sa réalisation. D'ailleurs, elle ne discernait pas les sloops les uns des autres, tous semblaient noirs, avec de noires voilures contre la nappe d'or incandescente du soleil couchant, et les minces silhouettes qui s'agitaient à bord paraissaient toutes avoir la même taille et faire des gestes anonymes et identiques. Ce- | |
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pendant les bateaux se rapprochaient et grandissaient, on distinguait plus nettement les mouvements et les formes, et tout à coup celui qui était en tête toucha barre avec un arrêt brusque qui inclina l' avant dans une sorte de salut profond, tandis que les voiles tombaient vivement, avec des claquements flasques. Une grosse rumeur courut, le sloop se mit de travers et un homme tout vêtu de toile goudronnée enjamba le bastingage et se laissa glisser à la mer. Il s'y enfonça jusqu'à la poitrine, et, l'instant d'après, un autre matelot enjambant également le bord, était juché sur ses épaules, les jambes tendues en avant, et porté sur la rive. Une acclamation retentit, on l'entoura, il dit quelques paroles et se perdit dans les groupes, tandis
que l'homme vêtu de toile goudronnée retournait pesamment dans les flots, pour débarquer sur ses épaules les autres marins de l'équipage.
Frémissante, Betje s'était précipitée et avait entendu les paroles du pêcheur. Le K.114 ne faisait pas partie des six sloops rentrants. Simplement, l'homme avait dit que tout s'était bien passé dans le voyage, que la pêche avait été assez fructueuse et que le reste de la flottille reviendrait probablement dans les trois jours.
Silencieuse et déçue, honteuse presque, Betje s'en alla avec un long regard navré sur l'horizon; et toute la nuit, malgré les objurgations réitérées de l'oncle Bram, qui se fâchait, elle pleura dans son lit. Le lendemain, défaite et triste, elle s'acheminait instinctivement vers le rivage, résolue, faute de mieux, à passer là, toute seule, les heures découragées de sa longue journée, quand tout à coup elle crut voir descendre de la rampe, venant à sa rencontre, un gros paquet sous le bras, celui qu'elle se désespérait d'attendre. Elle s'arrêta net au milieu de la rue, hésita une seconde; puis, avec un cri de jubilation, elle se précipita; c'était lui, lui, Folkert, tombé pour ainsi dire des cieux ou jailli de la mer, Folkert, heureux et souriant, les bras tendus vers elle, les yeux brillants! Elle pleurait de joie en lui serrant les mains sans oser l'embrasser; elle l'accablait, toute haletante, de questions rapides, de paroles saccadées: ‘D'où viens-tu à cette heure? Pourquoi ton bateau n'est-il pas arrivé avec les autres? J'avais si peur! Je craignais un malheur! Comment vas-tu? Tu n'es pas ma- | |
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lade?’
Il riait, il se moquait d'elle, comme l'oncle Bram la veille; et entre ses éclats de joie il répondait par phrases heurtées et brèves: ‘D'où je viens? Mais de la pêche, donc! Nous sommes arrivés ce matin au petit jour; et aussitôt débarqué, me voilà. Nous ne sommes pas les premiers, hein! Nous ne connaissons pas encore tout à fait bien ce 114. Mais il marche, tu verras, nous les battrons au prochain voyage!’
Il s'interrompit brusquement, la regarda en face, dans les yeux; et avec un air qu'il essayait de rendre sérieux et sévère: - Et toi, comment vas-tu, et comment t'es-tu conduite? As-tu été bien sage et bien fidéle en mon absence?
Elle rougit fortement et manqua de se fâcher.
- Tais-toi, dit-elle; - tu sais bien que je ne m'occupe que de toi.
Une flamme de joie passionnée brilla dans ses yeux et, tenant son lourd paquet de vêtements sous le bras gauche, il lui prit la main et l'entraîna vers l'impasse où demeuraient ses parents.
Dés lors, toute l'existence de Betje fut réglée selon la fortune changeante des voyages répétés qu'entreprenait Folkert avec le K.114. Durant tout l'été il partit et revint, emportant et ramenant avec lui le bonheur et la joie de sa jeune fiancée. Parfois ses absences se prolongeaient et Betje subissait à nouveau toutes les angoisses du doute et de la vaine attente; parfois elles étaient courtes et elle le revoyait soudain, au moment où elle s'y attendait le moins. Chaque jour, même lorsqu'il était à peine parti, elle faisait, par habitude, de longues stations sur le rivage, interrogeant sans fin le mystère de la ligne d'eau et de ciel qu'était l'horizon, se demandant où il pouvait bien être à ce moment, et quel temps il avait, et s'il reviendrait encore et encore, toujours heureux et bien portant, tel qu'il était parti. Et toujours, invariablement, après des périodes de calmes plats ou de tempêtes, il revenait, avec sa confiance sereine et communicative; et Betje, peu à peu, se sentait aussi sûre de le revoir qu'elle était sûre de l'avoir vu partir.
Au commencement de l'automme elle fut enceinte. Folkert résolut aussitôt de l'épouser; et la noce eut lieu immédiate- | |
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ment après le dernier voyage, lorsque le K.114 entra dans ses quartiers d'hiver. Ils furent mariés à la maison communale, puis à l'église, en une cérémonie brève et sans nul apparat, et le reste de la journée se passa à visiter des cabarets, où l'on but force vieux genièvre adouci de sucre. Folkert, son père et l'oncle Bram fumèrent sans discontinuer de blonds cigares, et les femmes, Betje, sa mère et la mère de Folkert, volumineux paquets de ballonnantes jupes noires et de cabans de couleurs, s'attardèrent longuement dans les petites confiseries, à se gaver de douceurs. L'après-midi, quelques amis furent de la fête, et le soir, avant de se séparer, on dansa un peu, sous une tente, aux sons criardement plaintifs d'un harmonica. L'oncle Bram, tout à fait ivre, lâchait de grosses plaisanteries et dut finalement être deshabillé et couché par les femmes.
A présent c'était la vie sérieuse, changée. Finies, les longues promenades sur la digue et les étreintes impétueuses au crépuscule, dans la solitude des dunes. Folkert était bien vite reparti sur un bateau d'hiver, pour les courtes pêches de huit ou dix jours, et Betje habitait une maisonnette, dans une impasse, non loin de celle où demeurait sa mère. Elle avait une petite porte et deux fenêtres à petits carreaux, elle était basse et peinte en vert et blanc comme toutes les autres, et la ruelle se trouvait si étroite, qu'en étendant la main Betje touchait le mur d'en face. C'était un boyau long et sombre, ouvert en haut sur l'azur pâle ou le gris terne des ciels d'hiver, et le grand vent salé du large s'y engouffrait à toute haleine, faisant claquer et voltiger les linges bleus ou blancs, qui séchaient sur des cordes tendues. A gauche, tout au bout au couloir, Betje voyait l'éclaircie de la grand-rue, avec son mouvement et son bruit; à droite un pan de mur barrait l'impasse, au-dessus de laquelle s'étageaient les dunes blondes, surmontées à leur tour par la grosse lanterne glauque du phare, seule et haute dans le ciel.
Les nuits étaient sombres, la pluie giclait aux vitres, le vent hurlait, cognant parfois, comme avec des doigts humains, aux portes et fenêtres. Et seule dans son lit, Betje, tremblante, restait des heures à écouter cette lutte des forces déchaînées, s'imaginant parfois que Folkert était revenu et qu'il frappait
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impérieusement à la porte pour entrer. D'autre fois, il lui semblait entendre un piétinement de pas devant le seuil et, le coeur bondissant à grands coups, les yeux ouverts tout larges dans le noir, prête à sauter de son lit, à s'élancer, à crier d'une voix rauque au secours, elle tendait anxieusement l'oreille, croyant qu'on le lui rapportait blessé, agonisant. Puis, peu à peu, l'hallucination affreuse se dissipait, le vent se calmait, la nuit retombait au silence, et elle aussi, lasse et apaisée, goûtait enfin la douceur du repos et revoyait avec sécurité l'aurore. Enfin, il était de retour, ils jouissaient d'une semaine de bonheur intense; il repartait de nouveau et revenait encore; et ainsi, à l'un de ses retours, il la trouva avec son nouveau-né entre les bras. C'était vers la fin de février, la pêche d'hiver était finie et la campagne d'été ne commencerait pas avant six ou sept semaines. Ils s'octroyèrent une longue période d'amour et de félicité.
Trois années se passèrent, pendant lesquelles naquirent encore deux enfants. L'aîné marchait déjà et, au début de cette nouvelle campagne d'été, Betje le prit avec elle, sur le rivage, pour voir partir son père. Elle le hissa sur ses épaules, aussi haut que possible, cependant que le sloop, tanguant lourdement sur la vague qui, ce jour-là, roulait des dos énormes, démarrait vers la haute mer; et le mioche agitait un mouchoir rouge entre ses petites mains, à quoi le père, loin déjà, répondait en faisant tournoyer sa casquette. Il devint invisible, mêlé avec les autres hommes de l'equipage; Betje déposa l'enfant par terre, regarda quelques minutes encore, la tête courbée contre le vent et les jupes moulées aux jambes, la barque noyée de crépuscule; puis, avec un calme soupir, elle rajusta sa coiffe et retourna avec le petit à la maison.
- Quand père reviendra-t-il? demanda le marmot.
- Après dimanche, puis encore un dimanche, puis encore un dimanche, puis encore un dimanche, répondit Betje en souriant.
Le gamin rit aux éclats pour tant de dimanches énumérés et, pendu à la jupe de sa mère, il disparut avec elle dans la foule qui rentrait au village.
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Il vint un dimanche, puis encore un dimanche, puis encore un dimanche, puis encore un dimanche. Le temps demeurait beau, inaltérablement. C'était la pleine et radieuse richesse du mois de juin, les baigneurs arrivaient de partout, s'ébattaient dans la vague, envahissaient de claires toilettes la digue et la plage; et de tous côtés fourmillaient les fauteuils d'osier et se dressaient les tentes de toile blanche, surmontées de petits drapeaux multicolores. Des cerf-volants planaient dans l'air bleu et des bandes d'enfants aux joues et aux jambes bronzées, creusaient des trous profonds et érigeaient des forteresses de sable, ou barbotaient pieds nus, les pantalons relevés et les petites jupes troussées, avec des cris d'animation et de joie, dans les flaques d'eau tiède, sur lesquelles flottaient leurs légers esquifs.
Et Betje, un peu perdue au milieu de tout ce monde bariolé et étranger, qui lui était vaguement antipathique, regardait au loin la calme ligne d'horizon, où bientôt devaient apparaître les minces silhouettes inclinées des barques revehant de leur croisière. Elles y parurent un soir, au couchant d'or, deux, trois, quatre, toutes légèrement penchées du même côté, sous la caresse d'une douce brise, et Betje souriait, heureuse déjà du bonheur attendu. Mais non: le K.114 n'était pas du nombre. On avait perdu contact avec lui et deux autres chaloupes depuis une semaine; et on les croyait déjà revenus. Attristée un peu, mais nullement inquiète, Betje retourna à la maison.
Elle revint sur le rivage le lendemain, et aussi le surlendemain. Trois autres bateaux rentrèrent, mais sans nouvelles du 114. On commençait à s'étonner. Aurait-il donc perdu sa route? Ce n'était guère possible. Pendant tout le voyage, le temps était resté si beau et l'Océan si calme. Il ne manquait plus que trois barques de la flottille, le 114 et les deux chaloupes qui naviguaient de conserve avec lui. Alors, le cinquième soir, ces deux rentrèrent et les pêcheurs n'en purent croire leurs oreilles, lorsqu'il apprirent que le 114 n'était pas encore revenu. Ils avaient perdu contact avec lui par une nuit de brume légère, à soixante milles environ de la côte; mais, comme il marchait plus vite que leurs bateaux, ils n'avaient pas douté un seul instant de le trouver déjà à Katwyck.
Une femme, qui, comme Betje, avait son homme à bord du
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K. 114, éclata brusquement en sanglots en entendant ce récit; et Betje, muette et comme pétrifiée, sentit un souffle froid passer en elle. Un frisson courut dans la foule des pêcheurs assemblés, les groupes se rapprochèrent, les coiffes blanches des femmes s'agitèrent comme un vol de mouettes effarées et, dans le crépuscule tombant, qui enflammait l'horizon d'une longue et basse strie couleur de sang, des paroles pressées s'échangèrent à voix rauque et basse, tandis que de grands yeux anxieux se consultaient.
Et les jours s'écoulaient et le K.114 ne revenait pas! Affolée, terrifiée, Betje passait des journées entières avec ses enfants sur le rivage. Ses yeux d'angoisse ne quittaient pas une seconde l'immense cercle d'horizon par où Folkert avait disparu et par où il devait revenir, puisque tant de fois déjà il était revenu. Elle s'impatientait, elle s'indignait, comme si quelqu'un l'eût sciemment trompée, dupée, pour la faire souffrir. Et sa colère devenait presque agressive devant le désespoir des autres femmes de pêcheurs du K.114. Qu'avaient-elles à se lamenter si bruyamment! Le voyage avait été prospère et le 114 allait revenir, il devait revenir; elles étaient odieuses, ces femmes, à propager ainsi le doute et l'angoisse autour d'elles. Et furieuse, muette, les dents serrées, Betje les quittait et retournait sur le rivage, où d'un oeil infatigable, fixe et comme hypnotisé, elle scrutait l'horizon immense, interminablement.
Mais le K.114 ne revenait point. Navré, tremblant, avec des éclairs de colère dans ses yeux assombris, l'oncle Bram secouait sa vieille tête hirsute. Oui, oui, la mer avait été tout le temps calme et belle, mais on avait eu quelques nuits de brouillard, et qui sait si une terrible rencontre, une collision avec un vapeur... L'oncle Bram n'osait achever sa pensée, ses vieilles mains ridées tremblaient sur ses genoux osseux, sa tête rentrait dans ses épaules et ses grands yeux regardaient le vide, hagards et fixes. Il soupirait, dressait péniblement sa taille voûtée; et à son tour il se traînait vers le rivage, pour scruter durant des heures l'impitoyable mer.
Et le K.114 ne revenait point!
Betje, maintenant, voulait aller à sa rencontre. Elle suppliait
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les hommes des bateaux qui repartaient de la prendre à bord. Elle voulait voir, chercher elle-même, elle était sûre de le retrouver. Et sous les refus attristés mais inexorables, elle éclatait en colères démentes, menaçait, injuriait. Et, désespérée, elle courait au loin, pendant des journées entières, avec ses enfants sur le rivage, au nord, au sud, en haut des dunes et jusque sur les phares, impérieusement poussée par son inébranlable foi et son amour.
Pour la seconde fois les barques revinrent, mais le K.114 n'était pas avec elles. Betje, frémissante sur la plage, s'élançait vers les hommes à mesure qu'ils débarquaient, portés sur les épaules, et questionnait fiévreusement. Mais nul n'apportait la moindre nouvelle et tous lui confirmaient que le 114 était sans aucun doute irrémédiablement perdu.
Betje les contemplait avec mépris et haine et ne les croyait pas. C'étaient des lâches, doublement lâches parce qu'ils refusaient de la prendre à bord avec eux. Et une nuit, trompant leur vigilance, après avoir confié ses enfants à l'oncle Bram, elle entra tout habillée dans l'eau noire, grimpa le long de l'échelle à bord d'un lougre qui arborait la banderole bleue du prochain départ et s'y blottit au fond, derrière les cordages et les tonneaux de sel. Elle y fut découverte le lendemain matin et, malgré ses cris de révolte, redescendue à terre. Elle se cramponnait aux cordages enpoussant des hurlements de bête acculée, on dut la pousser, l'arracher, la battre presque.
Et les bateaux repartirent et revinrent encore, mais le K.114 ne revint pas avec eux.
Jamais il ne revint et jamais personne n'apprit quel fut son sort. Les hivers succédèrent aux étés, les années aux années, la vie continua, comme si rien n'était arrivé. Il y avait simplement un petit bateau et quelques matelots en moins dans la flottille de Katwyck, et un peu plus de veuves et d'orphelins dans les maisonnettes blanches et vertes, le long des tortueuses impasses...
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