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Nostalgie
Depuis quelque temps, Janke Soetekouw était triste... Et, à mesure qu'approchait l'hiver, augmentait sa tristesse... Elle était loin la joie insouciante de ses jeunes années! Autour d'elle, dans la maison, avait poussé toute une jeunesse nouvelle; et Janke, âgée de vingt-deux ans à peine, se sentait presque vieille déjà, parce qu'elle était l'aînée et que la pauvre cabane semblait devenir trop petite, pour les abriter tous. Lorsque Janke les voyait ainsi tous assemblés autour de la table; son père, sa mère, ses trois frères et ses quatre soeurs, une émotion la poignait de les sentir si nombreux et si pauvres, et elle n'osait presque pas manger la maigre tranche de pain à laquelle elle craignait de n'avoir plus droit. Trois garçons, c'était bien. Ceux-là pouvaient toujours se débrouiller. Mais cinq filles! Il en devait au moins partir une, et qui serait-ce, sinon la plus âgée? Janke sentait que tous, sans le lui dire, attendaient son départ. Et elle le sentait doublement, depuis que cette belle et grande dame d'Amsterdam, cette madame ae Breuck, était venue les visiter pendant l'été, à Marken. Elle avait dit au père Soetekouw, qu'elle connaissait depuis longtemps et qui, parfois, venait lui livrer du poisson dans sa superbe maison du Herengracht: ‘Mais vous êtes trop nombreux, Soetekouw, Tune de vos filles devrait entrer en service à Amsterdam. Elle y gagnerait beaucoup d'argent et vous aiderait à sortir de la gêne.’
Ces paroles de la grande dame avaient lentement fait une impression profonde sur les parents Soetekouw et sur toute la familie. C'était vrai pourtant qu'ils étaient trop nombreux et que les gages qu'une de leurs filles gagnerait à Amsterdam seraient d'une aide bien précieuse. Ils n'en avaient pas parlé ouvertement à Janke; mais, par des plaintes vagues, par des allusions répétées, par des souhaits à demi formulés, ils
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avaient laissé deviner à la jeune fille le fond intime de leurs désirs. Ce fut seulement lorsque madame de Breuck, dans une lettre, émit la proposition formelle de prendre Janke à son service, moyennant quinze florins par mois, que les parents discutèrent l'événement en présence de leur fille, en l'engageant de toutes leurs forces à accepter.
Janke fit de grands efforts pour ne pas fondre en larmes. Au chagrin de quitter l'endroit où s'était écoulée toute sa jeunesse, s'ajoutait celui de ne plus voir Eiso Waterreus, l'ami d'enfance qui, graduellement, pendant qu'ils grandissaient ensemble, était devenu l'ami de son coeur. Ils ne s'étaient point encore parlé d'amour, mais c'était presque superflu: depuis longtemps leurs yeux l'avaient dit. Pour Janke il n'existait qu'un seul beau garçon dans toute l;île de Marken; et Eiso, lui, ne prêtait nulle attention à d'autres filles que Janke. Elle était là, sur le rivage, chaque fois que sa barque revenait d'une croisière et ses yeux disaient bien clairement qu'elle n'attendait que lui, pendant que les siens répondaient en rayonnant combien il était heureux de la revoir. C'était plus beau ainsi et ils semblaient sentir d'instinct que des aveux formels eussent défloré le doux printemps de leur tendresse profonde.
Mais madame de Breuck était une grande et belle et riche dame, qui habitait une vieille demeure quasi princière, et le père et la mère Soetekouw répétaient qu'il serait insensé de refuser une offre aussi brillante. Aussi, trois jours plus tard, partit la réponse naïve, dans laquelle le père Soetekouw annonçait que sa fille acceptait. Octobre touchait à sa fin. La servante que Janke devait remplacer partait le 30 novembre; et le même jour, madame de Breuck attendait Janke à Amsterdam.
C'était une journée froide et grise. Le vent soufflait du nord, glacé et âpre. Janke, que le père Soetekouw et Sjoerd, le fils aîné, devaient conduire dans leur barque, à Amsterdam, avait mis ses atours d'hiver: grosse jupe courte et cotte de laine bleue s'ouvrant sur l'échancrure du corsage à fleurs et à ramages blanc et rose. De la coiffe, rose et blanche aussi, et ronde, à fond plat, en forme de tonnelet renversé, s'échappaient, retombant de chaque côté de la poitrine, les deux longues
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tresses de cheveux, bouclées et blondes, et les pieds étaient chaussés de bas noirs et de petits sabots blancs. Le père Soetekouw et Sjoerd, vêtus de la traditionnelle culotte courte et bouffante et d'une grosse vareuse brune, attendaient, placides et immobiles, que les adieux fussent terminés.
Eiso était en mer. Janke aimait mieux cela. Ce crève-coeur, au moins, lui serait épargné. De ses jolis yeux bleus, humides de larmes, elle regarda sa mère et tous les enfants assemblés et essaya de leur sourire. La mère, une forte et saine matrone, aux hanches énormes, hochait la tête comme pour lui dire que tout était bien et que l'on pouvait se quitter tranquilles. Elle donna une rude poignée de main à sa fille, en lui souhaitant bon voyage. Et les autres alors, tour à tour, vinrent aussi serrer la main de Janke.
- Dag Lolkje..., dag Sytske..., dag Bartje..., dag Maarten..., dit-elle, les appelant tous par leur nom. Et elle se tenait bien, quoique tremblante d'émoi; mais lorsque vint le tour du petit Ru, qui était son préféré, elle éclata brusquement, ne pouvant plus retenir ses larmes.
- Mon petit Ru! mon bon petit chéri! sanglotait-elle en embrassant passionnément le bambin, qui avait une mine drôle, douce et charmante dans son accoutrement bariolé de jeune pêcheur.
Mais la mère intervint, avec sa rudesse familière: - Voyons, Janke, voyons, est-ce qu'on pleure pour ça? et, arrachant le petit de son étreinte, elle la poussa doucement vers la porte, où le père Soetekouw et Sjoerd l'avaient précédée déjà, portant en deux paquets ses hardes. Janke, dehors dans la bise glacée, regarda une dernière fois, à travers le voile de ses larmes, lapauvrecabane familiale tant aimée, lapetite rue avec tous ses petits pignons et ses petites fenêtres, qu'elle reverrâit... peut-être, mais Dieu savait quand!... Elle échangea, honteuse de sa faiblesse, un adieu rapide avec quelques voisins apparus sur le seuil de leur porte et qui lui souhaitaient le bon voyage; puis, sans plus tourner la tête, lourde de douleur, muette et accablée, elle suivit en hâte son père et Sjoerd vers le port. La barque y attendait, balancée par la houle; la voile fut hissée, le vent la gonfla et Janke, affalée dans le fond sur un rouleau de cordages, se sentit doucement ghsser et emporter
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par une force calme mais irrésistible.
Elle ne vit plus autour d'elle que l'eau houleuse, couleur de boue, qui clapotait tristement contre les flancs du bateau; et tout doucement, presque imperceptiblement, il se mit à neiger...
Ce fut d'abord, pendant une demi-heure, comme un fin giclement grisâtre, qui se fondait en tombant. Puis, petit à petit, cela devint plus blanc et plus palpable, jusqu'à former sur le pontage une couche légère, d'une idéale blancheur. Alors, soudain, il y eut un tourbillonnement intense et les flocons commencèrent à tomber du ciel gris, lents, larges, innombrables, un foisonnement insensé de grands papillons tout blancs, qui se noyaient, avec un crépitement ininterrompu dans l'eau glauque et qui eurent bientôt recouvert la barque entière du tassement de leur blanche et molle toison. - Oh! Comment arriverons-nous à Amsterdam! On n'y voit déjà presque plus! dit le père Soetekouw d'un air inquiet. Frissonnante, Janke s'était abritée de son mieux sous le tillac et regardait tristement dans le ciel. Elle avait froid jusque dans l'âme et tout ce qu'elle venait d'abandonner: Marken, la maison, la familie et Eiso qui naviguait aussi par ce temps lugubre, perdu, Dieu savait où, sur cette mer solitaire et morne, tout cela lui paraissait déjà si loin, si loin, comme mort et perdu pour toujours. Même son père et son frère, qu'elle voyait et entendait, occupés à la manoeuvre de la barque, lui semblaient devenus des étrangers, qu'elle connaissait à peine; et la grande ville funèbre où ils la conduisaient, cette Amsterdam qui faisait peur, cette maison inconnue où jamais elle n'avait mis le pied, tout cela c'était pour elle l'accablement, la fin de toute sa joie et le tombeau de toutes ses espérances.
Cependant, la neige tombait moins drue et, dans le ciel un peu dégagé, un vent rafraîchi chassait de grands nuages. Ils passaient en lourds convois tumultueux et chaotiques, très bas sur la terre; et l'eau, un instant alourdie sous la fonte pullulante des gros flocons, semblait revivre, tandis que la vague victorieuse assaillait d'un clapotis plus léger et plus vif la coque dansante et tanguante du bateau. Enfin, une éclaircie ouvrit à l'Occident une large trouée d'azur et un rapide éclat de lu- | |
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mière dorée courut à la surface scintillante des flots. De tous côtés l'horizon s'élargit, des rives parurent, toutes nacrées; et peu à peu se dessina dans le lointain une cité fantastique, un amoncellement de blancheurs sous une buée bleuâtre, dans laquelle se profilaient, en arêtes estompées, des toits, des cheminées, des coupoles et des tours: l'apparition géante et fantasmagorique d'Amsterdam sous la neige!
Janke s'était levée et de ses yeux pales elle regardait la ville immense, qui semblait accourir au devant d'elle. Peu à peu les contours se précisaient. Elle aperçut, dans le port, les navires aux vergues alourdies, la haute marquise de la gare centrale toute blanche, comme une colossale coque de vaisseau renversée, les vastes maisons brunes à pignons surplombants, où chaque rebord de fenêtre s'ouatait d'un beau coussin immaculé, et le grand dôme grisâtre de l'église Saint-Nicolas, casqué de travers d'une énorme calotte blanche, pareil à un bon patriarche, bien bedonnant et bien vieux, sortant, émoustillé, de quelque beuverie géante.
Doucement, louvoyant avec une lenteur prudente au milieu des barques nombreuses, toutes duvetées et surchargées de blanc, le père Soetekouw et Sjoerd allèrent accoster au quai tout blanc d'un bassin, non loin de la gare. Le père et la fille débarquèrent avec les paquets, pendant que Sjoerd resterait à garder le bateau. Janke, faisant tous ses efforts pour ne pas pleurer, serra la main dé Sjoerd en signe d'adieu. Elle hésita une seconde, puis, se décidant brusquement, elle lui murmura à l'oreille, d'une voix que l'émotion étranglait: ‘Mes amitiés à Eiso, si tu le vois.’ Alors, toute rouge, elle détourna la tête; et lentement, de leur démarche oscillée de gens de la mer, le père et la fille s'acheminèrent vers la demeure de madame de Breuck.
Ils traversèrent le Dam, où la masse morose et imposante du Palais-Royal s'égayait, comme toute chose, d'une clarté de fraîcheur et de joie; puis, par la Leidse straat et le pont tout blanc du Singel, ils arrivèrent au Herengracht qu'ils longèrent jusqu'à la Courbe, où s'érigeait, austère et aristocratique, l'antique demeure de la familie de Breuck.
- C'est ici, dit le père Soetekouw, s'arrêtant devant un large perron à double escalier, sous lequel se cachait une porte
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vitrée de service. Et il tira le bouton de cuivre de la sonnette, poli et luisant comme un oeil d'or.
Emue, Janke s'était reculée de deux pas et regardait la sévère façade de cette maison où elle allait se rendre prisonnière. Elle la vit, haute, froide et droite sous le ciel, avec ses murs couleur de chocolat où le coussin de neige au bord des fenêtres mettait l'illusion baroque et disparate d'un édifice en sucrerie. Les carreaux des vitres étaient d'un mauve très pâle et ne laissaient rien voir à l'intérieur que des volets ivoire à lamelles d'or, hermétiquement fermés. Tout cela respirait la gravité et le silence, comme une maison close sur l'abandon et la mort. Les yeux de Janke se voilèrent et un frisson la secoua.
La porte sous le perron s'ouvrit et une vieille servante, coiffée d'un bonnet blanc tuyauté, avança une tête bouffie et jaune, avec de grands yeux noirs.
- Nous voici, dit le père Soetekouw, montrant sa fille. - C'est la nouvelle, vous savez...?
- Ah! oui, dit la vieille. Et son visage adipeux s'éclaira d'un bienveillant sourire. Elle s'effaça, les fit entrer, les conduisit, par un très long couloir bas, largement dallé de marbre blanc et aux murs ornés de faïences bleues, vers un petit cabinet meublé d'un banc en chêne sculpté, d'une vieille table et de deux chaises, où elle les invita à s'asseoir pendant qu'elle irait prévenir madame.
Les Soetekouw prirent place. Un grand silence oppressant continuait de peser sur la vaste maison. A voix basse, ils échangèrent leurs furtives impressions.
- Sens-tu cette excellente odeur? On doit manger de bien bonnes choses ici, dit le père en reniflant d'un air malicieusement engageant.
- Oui, dit Janke, acquiesçant d'un hochement de tête bref. Et quelque chose s'étrangla dans sa gorge, comme si son estomac se fermait.
La porte s'ouvrit et madame de Breuck parut, belle, souriante, une caresse heureuse dans les yeux.
- Bonjour, père Soetekouw, bonjour Janke. Le voyage s'est bien passé? Vous n'avez pas eu trop de neige? Et, prévenante, supposant qu'ils devaient avoir faim et froid, elle les conduisit de l'autre côté du long couloir de marbre, dans une salle
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claire, vaste et bien chauffée, attenante à la cuisine, où elle leur fit servir du thé et des tartines au fromage.
Lorsqu'ils se furent largement restaurés, le père Soetekouw, les joues hautes en couleur et un cigare aux lèvres, se leva: - Allons, la fille, porte-toi bien et bon courage, dit-il, en lui tendant sa main calleuse.
Tremblante, Janke y mit la sienne, tandis qu'elle murmurait d'une voix sourde, coupée par un sanglot:
- Bonsoir, père... et bien des amitiés... là-bas.
- Pour sûr..., pour sûr..., promit le père.
A travers le voile de ses silencieuses larmes, elle le vit s'en aller par le beau corridor de marbre, ouvrir la porte vitrée et disparaître.
Lorsque la porte se referma, Janke eut l'impression qu'une main glacée lui mettait un loquet sur le coeur.
Des jours se passèrent...
Peu à peu, Janke s'initiait, mais sans s'acclimater. Elle apprit la vie et les détours de cette maison, qui lui paraissait démesurément grande et solennelle pour les quelques personnes qui devaient l'habiter. Ils y semblaient perdus, comme des gnomes en quelque vieux palais de féerie.
Le bruit d'une porte qui se fermait retentissait jusqu'au fond des couloirs et des étages; et la joie, ou la colère, ou la douleur des habitants semblait s'y concentrer en petites zones écartées et perdues.
Et Janke s'y sentait lentement étouffer et dépérir. Chaque nuit elle pleurait comme une désespérée dans son grand lit solitaire et, pendant le jour, dans ses moments de liberté, ses tristes yeux, accoutumés aux vastes espaces, cherchaient, levés au ciel avec une anxiété tragique, quelque pâle pan du ciel, derrière ces hauts et sombres murs qui l'encloîtraient de tous côtés.
Alors, elle traversait de part en part toute l'austère demeure et allait se poster derrière une des fenêtres aux carreaux d'un mauve décoloré, d'où elle voyait, en une lumière étrange et vieillote, le Gracht avec ses arbres nus et la longue ligne sévère des grandes-maisons en face. La vue de l'eau la ranimait un peu. C'était une coulée lente, noire et triste entre les quais
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blanchis de neige; mais souvent des barques y passaient, et chacune d'elles parlait à son âme et semblait emporter un peu d'elle-même, vers le pays du souvenir, où s'en allaient tous ses espoirs et toutes ses pensées.
Une quinzaine de jours après son arrivée à Amsterdam, un dimanche matin, comme elle se disposait à profiter de sa permission de sortie pour aller à l'église, la vieille cuisinière vint lui dire qu'un homme de Marken attendait, dans le petit cabinet en bas, désirant lui parler.
Toute surprise et joyeuse, croyant trouver son père ou Sjoerd, Janke dévala les escaliers à toute volée, poussa la porte et se trouva devant Eiso, l'ami d'enfance.
- Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle, comme atterrée. Lui, souriant et calme la regardait de ses francs yeux limpides et dit, en lui tendant la main:
- Janke, je suis venu voir comment tu te portes, et t'apporter les compliments delà-bas. Tout le monde y va bien, et... et... Sa voix hésitait, son sourire devenait gêné.
- Et... te demander, risqua-t-il enfin, - si tu n'as pas envie de te promener un peu avec moi, comme nous faisions tous les dimanches, à Marken, Je reste jusqu'à ce soir à Amsterdam. Une flamme ardente iflumina les yeux de Janke; elle sauta presque de joie.
- Oh! oui, Eiso, oh! oui! jubilait-elle. - Et comme cela tombe bien! Justement, c'est mon jour de sortie!
- Eh bien, alors, rien n'empêche! dit-il tout joyeux.
- Non, non, rien, rien. Je puis rester avec toi toute la journée; et tu vois, je suis toute prête, comme si je t'attendais. Une minute! Je cours dire aux autres que je ne rentre pas dîner!
Ils allaient, par les rues et les grachten, heureux d'être deux et heureux d'être seuls. D'instinct, quoiqu'ils ne fussent pas encore formellement fiancés, ils marchaient enchaînés par l'étreinte du petit doigt, comme de vrais amoureux; mais assez vite ils se lâchèrent, parce que les gens, dans la rue, avaient l'air de ricaner, et aussi parce que cela les intimidait un peu eux-mêmes vis-à-vis l'un de l'autre.
Depuis quelque jours, à la suite d'une nouvelle chute de neige
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aboridante, il s'était mis à geler et, ce matin-là, le froid piquait à vif. Une perruque de grésil foisonnait aux ramures des arbres et formait tout au loin, dans le recul des grachten, comme des amoncellements de cristallins nuages, exquisement vaporeux et légers. Le clair soleil d'hiver y semait des jonchées de joyaux; et tous les vieux pignons coiffés de neige apparaissaient comme des êtres réveillés d'un sommeil très long et très étrange, et qui se regardaient, rieurs et ébahis, en se penchant curieusement, par tous les yeux de leurs fenêtres encadrées de blanc. Partout, d'ailleurs, les canaux, au-dessus desquels les ponts-levis dressaient leurs potences d'or et de nacre, étaient gelés et les barques y restaient figées, immobiles sous leur toison de neige; et déjà, l'on devait patiner quelque part, car des groupes nombreux se hâtaient, leurs longs patins à lame recourbée sous le bras.
- Janke, dit Eiso en riant, - je crois vraiment que, si la Zuyderzée se ferme, je viens te chercher, pour te conduire à patins jusqu'à Marken.
- Oh! oui, oui, fais cela! supplia-t-elle sérieusement, avec des yeux brillants de désir.
Dans toutes les vieilles tours sonnaient les carillons et les cloches, et l'envol de leurs sons dans l'air ensoleillé et diaphane, était comme un appel enthousiaste et ininterrompu, qui conviait la ville entière aux joies et aux fêtes de l'hiver. Puis, par contraste, ce furent les ruelles sordides du vieux quartier juif, où la blanche neige s'était fondue en une boue gluante et noirâtre. Seule, en ce dimanche d'hiver ensoleillé, la population sémite travaillait au fond de ses échoppes obscures pareilles à des antres, et derrière ses étals exposés en plein vent. Des loques immondes séchaient dans les impasses; des monceaux d'ordure et de rouille s'entassaient aux carrefours infects. Seule, la neige, qui couronnait les toits et lés corniches, mettait sa fraîcheur étincelante sur eet amas lugubre et sombre.
Lentement, sans plan ni but bien arrêté, Eiso et Janke poursuivirent leur longue promenade, jouissant du grand bonheur d'être ensemble; et sans même s'en apercevoir, ils aboutirent enfin, comme instinctivement aimantés, là où aboutissaient toujours et infailliblement tous ceux de leur pays: au port. Et,
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au sortir des ruelles tristes et sombres, c'était, à l'infini, un éblouissement soudain d'espace, de clarté et de lumière. On eût dit, bien loin au delà de l'Y où se pressaient les navires, comme une mer sans bornes de neige et de glace où, dans un miroitement intense, les tours des villages dressaient des phares, tandis que les moulins, avec leurs ailes toutes riues, apparaissaient comme des géants, écartelant les vieux squelettes de leurs bras croisés, en une extatique prière.
- Oh! mon Dieu! comme tout est beau ici! soupira Janke. Et ses yeux allèrent au loin sur l'horizon, dans la direction de Marken.
Eiso la conduisit le long des quais, où quantité de petits voiliers et de steamers se trouvaient amarrés. Nombre de matelots y promenaient le loisir du dimanche en compagnie de leurs amoureuses, et Janke émue s'y sentait déjà un peu chez elle, et son costume national, si disparate dans la ville, s'harmonisait bien là avec les coiffes blanches et les tresses bouclantes, les cottes multicolores et les amples pantalons des gens de son pays. Ils allèrent enfin s'attabler dans un des nombreux cabarets fréquentés par les pêcheurs, où ils mangèrent de grosses anguilles à la daube et burent de la bière. Une douce intimité, secrètement mûrie pendant ces deux semaines d'absence, mettait un sourire de bonheur et de tendresse dans leurs yeux et sur leurs lèvres; et ces lèvres parlèrent, murmurèrent, vaguement encore, les confidences jusqu'alors inexprimées.
Il lui demanda, en riant, si elle n'avait pas trouvé un amoureux à Amsterdam.
Elle manqua se fâcher sérieusement.
- Tu sais très bien que non, dit-elle d'un ton boudeur.
Alors, soudain, sérieux lui-même, il lui demanda, en pressant doucement sa main, ce qu'elle en penserait si lui la demandait en mariage.
Brusquement, elle éclata en larmes.
- Quoi! tu refuses? s'écria-t-il surpris.
- Oh! emmène-moi! emmène-moi! suppliait-elle.
- Comment donc? Comme ça, tout de suite?...
- Oh! oui, oh! oui, gémissait-elle en se tordant les mains.
- Mais tu es folle! dit-il. - Où faudrait-il que je te mette? Je
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n'ai pas encore de maison...
Vaincue, elle s'affaissa, cachant ses larmes, honteuse et douloureusement résignée.
- Encore un peu die patience, Janke, dit-il. - Dès que ce sera possible, je viendrai te délivrer. En attendant, je te promets réellement une chose: s'il continue à geler et que la Zuyderzée se ferme, je viens te chercher pour te conduire à patins jusqu'à Marken.
- Vrai? bien vrai? dit-elle, le regardant fixement, avec ses grands yeux brillants de désir.
- Aussi vrai que je t'aime! jura-t-il.
Et elle vécut, comme un enfant, sur eet espoir et cette promesse...
Chaque matin, au réveil, elle se précipitait vers sa fenêtre, écartant les petits rideaux, regardant vivement dehors, pour voir le temps.
Il gelait! Il gelait! Les arbres restaient couverts de leurs perruques blanches, les passants se hâtaient, le cou dans les épaules, et le Gracht miroitait d'un reflet terne, comme une longue plaque de métal poli. Alors, en toute hâte, elle descendait et, dans le journal du matin, anxieuse, elle cherchait les nouvelles de la glace, et si la Zuyderzée n'était pas encore prise. Un jour, enfin, elle lut: ‘Les communications par eau avec Marken sont interrompues. Le service se fait par bateaux à glace, par traîneaux et à patins’.
C'était le vendredi! Plus que deux jours à attendre! Elle demanda, pour le dimanche suivant, une permission de sortie de deux jours et l'obtint. Eiso pouvait venir.
Et, ce dimanche, bien avant l'aube, elle sauta de son lit et, dans le noir, courut à sa fenêtre. Frémissante, elle écarta les petits rideaux, palpa la vitre. Elle la sentit délicieusement rugueuse et froide. Oh! il gelait! il gelait! Mais elle voulait être sûre; avec effort, elle ouvrit sa fenêtre et regarda.
C'était comme un rêve!... Sous la voûte céleste, profondément bleue et étoilée, où un croissant de lune orange disparaissait au ras de l'horizon, le Gracht groupait ses toits et ses pignons tout blancs le long des arbres, dont les cimes neigeuses, pressées les unes contre les autres, semblaient dresser
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dans l'air des vagues figées, embuées d'une scintillante écume d'argent violaeé.
Il gelait! Le coeur battant à grands coups d'espoir, Janke se replongea toute frissonnante dans la chaleur de son lit, ses yeux brillants, larges ouverts d'enthousiasme sur la vision enchanteresse de son bonheur.
Il vint, comme elle l'avait attendu: il portait deux paires de longs patins au bout d'un baton et, enthousiaste autant qu'elle, il lui dit la joie du monde en fête, là-bas, sur la mer glacée et idéale.
Ils partirent. D'être avec lui, de retourner avec lui, pour deux jours vers la terre natale, lui suffisait, avait déjà calmé sa fièvre. Ils passèrent l'Y en bateau, prirent le tramway à vapeur, descendirent à Monnikendam, tout pavoisé de drapeaux, se dirigèrent, au milieu d'une cohue bariolée, vers le port et chaussèrent leurs patins. Marken était là-bas, au bout du champ de glace, montrant sa longue ligne basse et son clocher pointu; et il semblait à Janke qu'elle y fût déjà, qu'elle en aspirât l'odeur et qu'elle en foulât le sol.
Mais rien ne la pressait plus, à présent qu'elle revoyait avec lui la terre chérie, et librement elle s'abandonna à la joie exubérante qui montait et tourbillonjiait autour d'elle.
Car tous étaient là, les gars et les filles, dans leurs pittoresques costumes du dimanche, avec les coiffes de blanche dentelle et les bonnets de noire fourrure, avec les corsages éclatants et les jupes ballonnantes, avec les grosses plaques en argent et les gros pantalons d'une ampleur démesurée, avec les yeux brillants et les visages roses, tout rayonnants de ce plaisir si rarement goûté. Ils patinaient deux par deux ou en bandes nombreuses; ils avaient l'air de s'envoler comme des oiseaux à l'exotique plumage, qui s'en allaient et revenaient, toujours, toujours, sans fin. Puis, c'étaient des traîneaux attelés de grands chiens, jappants, bondissants, les gueules béantes, les langues pendantes; puis les échoppes innombrables, qui jalonnaient la route du continent à l'île, simples abris de planches et de chaume, surmontés d'un drapeau tricolore ou d'une longue oriflamme orange, installés à même la glacé et où couples et bandes venaient un moment se reposer et se désaltérer; et c'étaient enfin les petits bateaux à voile sur patins,
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étonnants, déconcertants, affolants, filant avec une rapidité inconcevable sous une brise à peine sensible et semblables à des choses irréelles, oiseaux légers aux ailes géantes, sous le ciel bleu, visions fugaces de rêve et de fantasmagorie.
Ils arrivèrent à Marken vers une heure et tombèrent en surprise au beau milieu de la familie réunie à table.
- J'ai deux jours de congé! s'écria Janke en réponse à l'interrogation muette et presque consternée de leurs figures ébahies. Puis, elle leur serra la main à tous, en pressant tendrement sur son coeur le petit Ru.
On leur fit place à table. Ils se réconfortèrent, puis revinrent, accompagnés des frères et des soeurs, sur la glacé, où ils s'amusèrent jusqu'à la nuit tombée.
Janke, exténuée de fatigue, se sentait délicieusement heureuse. Oh! si ce congé pouvait durer encore! Si plus jamais elle ne devait quitter Eiso!... Un violent désir la travaillait, un désir fou, impérieux, de rester là, de ne plus retourner à Amsterdam. Si Eiso voulait pourtant!... S'il la demandait en mariage... S'il se décidait à l'épouser tout de suite!... Ses mains se crispaient, son jeune visage se contractait d'angoisse... Une horreur soudaine, inexprimable, s'emparait d'elle à l'idée de retourner là-bas, dans cette vieille maison austère et solennelle. Non, elle ne voulait plus, elle n'en pouvait plus, elle sentit brusquement qu'elle mourrait, qu'elle se tuerait là-bas. Et tout à coup elle le dit, hagarde et pâle, d'une voix heurtée et rauque, en secouant la tête, en présence de tous, à l'instant même où sonnait l'heure de son départ: - Non!... Je n'y retourne plus! jamais plus... Je reste ici... Je veux mourir ici!
Le père et la mère, les frères et les soeurs, Eiso lui-même, tous la crurent subitement devenue folle.
- Tu veux plaisanter, je pense, dit la mère Soetekouw, avec un acrimonieux sourire.
- Non!... non!... non!... répéta Janke, plus énergique encore. - Non!... non!... pas pour tout l'or du monde!
- On t'y a donc maltraitée! grogna le père sur un ton de menace.
- Non!... non!... Bien au contraire...! Mais je n'y peux pas vivre!... Je veux vivre ici, ou mourir! bégaya Janke frémis- | |
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sante.
- Ici!... tu es folle! Tu ne peuxpas rester ici! Allons! prends ton paquet et file! ordonna la mère.
- Non!... non!... mille fois non!
- Non...? Eh bien, à la porte alors! hurla la mere tout à coup furieuse.
Et, d'une secousse véhémente, elle poussa Janke contre le mur.
- Eiso!... Eiso!... supplia Janke, éclatant en larmes.
Il s'élança vers elle, la serra tendrement entre ses bras.
- Non! elle n'y retournera plus! Elle restera près de moi et je l'épouserai! s'écria-t-il, en la protégeant d'un geste audacieux, les yeux étincelants d'une flamme provocatrice.
Il y eut une minute de solennel et d'inquiétant silence.
- Ah! vous l'épouserez et quand donc? ricana la mère.
- Demain, si c'était possible! répliqua Eiso, l'air farouche. La mère se tut. Le père regardait sa fille, gêné, hésitant; les autres enfants demeuraient anxieux, immobiles. Affaissée entre les bras d'Eiso, Janke pleurait toujours, abondamment. - Ça, c'est différent, dit enfin la mère. Et elle s'en alia remuer quelque chose sur le poêle, comme si l'affaire, désormais, ne la regardait ni ne l'intéressait plus.
- Mais que dira madame de Breuck? s'exclama le père.
Une voix jeune et fraîche s'éleva, et la soeur cadette de Janke, Lolkje, qui avait dix-sept ans et de jolis yeux bruns tout pleins d'un charme souriant et ingénu, fit entendre:
- Moi, je veux bien aller à la place de Janke, si madame de Breuck le trouve bon.
- Toi! s'écrièrent-ils tous, stupéfaits.
- Mais oui, moi; j'aimerais bien vivre à Amsterdam, moi. Je ne demande pas mieux.
Ils se consultèrent du regard et un soupir de soulagement s'échappa des poitrines, pendant que tous les visages renaissaient à la joie.
- Eh bien, alors, c'est bon, j'irai te conduire demain, conclut le père Soetekouw.
Debout contre le mur, entre les bras d'Eiso, Janke, refoulant ses larmes, caressa, sa jeune soeur d'un long regard de tendresse et de gratitude infinie...
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