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Contes des Pays-Bas
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Les fiancés de Volendam
Il y avait fête dans l'air à Volendam...! Fête dans le ciel bleu et printanièrement ensoleillé, où une brise soutenue de l'est convoyait d'innombrables petits nuages, tout ronds et joufflus comme autant d'esquifs très hauts et très légers, gonflés de blanche voilure; fête sur l'eau limpide et bleue, où une lame courte, crêtée d'écume étincelante, joyeusement gloussait; fête surtout dans le village et sur la digue, où, en un miroitement intense de couleurs et de soleil, la foule un peu désceuvrée des samedis attendait le retour des pêcheurs.
Les plus âgés, aux bruns visages creusés de rides et aux jambes raidies par les rhumatismes, se chauffaient doucement à l'abri du vent, accroupis contre les murs tièdes. Ils clignaient des yeux en un sourire silencieusement béat, la pipe courbée entre les lèvres. Les jeunes, tout prêts déjà pour le départ du lundi suivant, promenaient les dernières heures de leurs loisirs en une cadence lente et oscillée, le torse cambré sous le plastron de couleur éclatante et la courte vareuse noire, la marche alourdie dans l'ampleur énorme des lourdes culottes, que retenaient de grosses plaques d'argent à la ceinture, la mine fière et crâne sous l'éternel bonnet de noire fourrure, où la minuscule cocarde verte mettait sur le côté une petite flamme d'audace et de joie. Ils rencontraient des jeunes filles, aux solides bras nus et au joli visage de fraîcheur, avec leurs collerettes claires et leurs bonnets de blanche dentelle, dont la forme rappelle exactement celle de l'antique casque espagnol et par les ruelles étroites et tortueuses et par la longue et mince digue toute droite, ils s'acheminaient par groupes vers le port, dont les môles ouvraient leurs deux bras longs et maigres, semblant appeler, d'un grand geste figé de protection et de caresse, tous les petits bateaux épars sur la mer. Là, c'était le grouillement sur place de centaines et de centaines de curieux,
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tenant leurs regards fixés au loin, sur l'étendue immense et miroitante des eaux.
A l'intérieur des môles, le petit havre était silencieux et presque vide. A peine une douzaine de barques s'y trouvaient ancrées, le long et mince guidon rouge du mât se déroulant et serpentant au vent; et les filets sombres qui pendaient aux cordages, semblaient d'étranges et gigantesques voiles de deuil, funèbres et disparates au milieu de cette grande joie de soleil, de couleur et de lumière, qui partout resplendissait. A l'horizon, sur la mer blanche et bleue et toute légère, Marken traçait sa ligne basse et calme et paraissait quelque bête très longue et très paisible, dont le dos sombre émergeait à peine du scintillement des flots.
Vivement, dans une des maisonnettes de bois, situées en contre-bas de la digue, en plein fouillis des ruelles tortueuses, Aal Roozee avait fini de laver les planchers et de faire reluire les cuivres; et laissant sa vieille mère bougonner un peu sur son départ précipité, elle descendit d'un bond les trois degrés qui conduisaient à la ruelle, franchit celle-ci d'une enjambée, escalada l'escalier de la cabane en face, ouvrit la porte et avança la tête, en appelant:
- Es-tu prête, Woltje, il est temps!
- Woltje... Woltje! cria lentement une voix de vieille femme à l'intérieur.
Mais Aal Roozee, impatiente, était déjà entrée.
La chambre était petite et un peu sombre, avec un plafond bas aux noires solives, et une grande cheminée au-dessus de laquelle luisaient d'un éclat adouci quelques assiettes de faïence bleue. Mais un jour étrangement tamisé et calme entrait dans le fond par une fenêtre aux carreaux verdâtres et par une porte ouverte sur un tout petit jardinet en pente, où Aal Roozee aperçut son amie, que la vieille mère, immobile sur le seuil, appelait.
- Bonjour la mère Grafdyk, dit Aal Roozee. - Est-ce que Woltje est prête? Et sans attendre la lente réponse, elle se glissa devant la vieille et descendit par les trois marches de bois dans le jardinet.
- Oui, oui, dit Woltje, en tournant à moitié la tête; - je suis
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toute prête, je viens.
Elle était occupée à donner à manger à ses canards, qui barbotaient dans l'eau stagnante d'un petit canal, au bout du minuscule jardin. Elle leur lançait, par menues poignées, de tout petits poissons, qui scintillaient entre ses doigts comme des lamelles d'argent. Avidement, les canards se lançaient sur la proie et l'avalaient avec gloutonnerie. Leurs dos tout blancs et d'une douceur luisante se groupaient, leurs larges becs jaunes s'avançaient, pareils à des écopes tendues, et ils fourrageaient dans le tas frétillant, qui se fondait comme neige au soleil. Chaque fois qu'une poignée était dévorée, ils levaient les becs et caquetaient bruyamment, pour en avoir encore. Des deux côtés de l'étroit canal s'entassaient les maisonnettes de bois, avec des portes et des fenêtres vertes et des pignons peints en ocre jaune, qui paraissaient se chevaucher les uns les autres.
- Là, je n'ai plus rien, dit Woltje à ses canards, en vidant le fond de son panier sur les dos luisants des goinfres. - Attendez maintenant pour le reste que le bateau de Jan-Willem soit rentré. Et, souriante, elle se tourna vers Aal Roozee.
Woltje était une jolie fille d'une vingtaine d'années, longue et un peu mince, aux yeux d'un brun très clair et très limpide et au visage d'une fraîcheur rosée et presque transparente. On ne voyait pas la couleur de ses cheveux, étroitement dissimulés sous le bonnet de blanche dentelle en forme de casque, mais les sourcils épais et sombres semblaient laisser deviner une chevelure luxuriante et foncée. Elle portait une jupe d'un bleu verdâtre, fortement relevée par des bourrelets aux hanches, un corsage noir échancré, découvrant une chemisette bleu-pâle à rayures noires et un fichu tout blanc. Ses bras un peu grêles étaient nus jusqu'aux coudes et, autour du cou, s'enroulait un large collier de jais à fermoir d'or. Aal Roozee, son amie, formait un sensible contraste avec elle. Plus petite et dodue, elle montrait un souriant visage hâlé et rouge, avec d'étincelants yeux noirs et des dents d'une blancheur nacrée de petits coquillages. Elle portait une jupe noire, un corsage bistre et une chemisette rayée blanche et rouge; et le collier qui encerclait son cou à la peau douce et brune, était de corail rose avec fermoir d'argent.
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Prestement, après quelques mots rapides échangés avec la vieille mère, Woltje Grafdyk et Aal Roozee partirent.
Dans l'ombre fraîche des ruelles, Woltje fut prise d'une quinte de toux.
- Encore enrhumée? fit Aal Roozee surprise.
- Un peu, dit Woltje, la main sur sa poitrine. - Le plus ennuyeux, c'est que cela chatouille parfois insupportablement. Et elle fut reprise d'une nouvelle quinte, sèche, aiguë, râclante et stridente.
- Oh! mon Dieu, dit Aal Roozee, alarmée.
- Ce n'est rien, soupira Woltje, - nous voici au soleil, c'est fini.
Elles venaient de monter sur la petite digue, dans le vent ensoleillé et doux; et à travers la foule bariolée et lente, elles se hâtèrent vers l'entrée du port lumineux.
Toutes les têtes et tous les yeux y demeuraient tendus vers l'horizon, au sud, où, très loin, tout au loin, venaient d'apparaître, au ras de l'eau, des points sombres. C'était la flottille de pêche! Le vent du sud-est la ramenait tout droit vers Volendam; et à vue d'oeil, les petits points s'éparpillaient, devenaient plus nombreux et grandissaient, jusqu'à ce que, bientôt, la forme des voilures devînt vaguement visible. On eût dit une bande d'oiseaux, accourant d'un envol puissant et tranquille des fonds lointains; les voiles s'inclinaient et planaient, se dispersaient et se mêlaient, formant parfois des apparitions étranges dans les aspects inattendus que créaient leurs mouvements harmonieusement combinés.
Excitées, Woltje et Aal Roozee avaient, après des efforts répétés, réussi à se glisser au premier rang, tout à l'extrémité du plus lointain des môles. C'était toujours une petite émotion, ces retours d'une semaine de croisière; et cette fois, pour les deux amies, l'intérêt était plus vif que jamais, leurs amoureux naviguant sur le même bateau. Aal Roozee devait épouser le sien, Nol van Overveen, la semaine d'après; et ensuite, probablement avant la fin de l'été, viendrait le tour de Woltje, qui aimait Jan-Willem de Jong.
Dans le soleil couchant, qui peu à peu déployait sa richesse empourprée sur les flots, les barques, poussées par la brise favorable, s'approchaient rapidement du port. Les voiles
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blanches, bistrées ou rouges étaient gonflées comme des joues, et les minces guidons, au bout des máts, semblaient frétiller d'allégresse. Déjà l'on distinguait, à bord, les silhouettes qui faisaient de grands gestes et agitaient leurs bonnets; et le premier bateau, carguant brusquement sa voilure, qui s'affaissa le long du mât comme une défroque inutile, glissa entre les bras tendus des môles, aux acclamations des spectateurs. Des appels retentirent, les hommes du bord souriaient et saluaient des mains; et tout un grouillement de blancs bonnets et de noires casquettes reflua le long des jetées vers le rivage, pour assister à l'arrivée.
Cependant, Aal Roozee et Woltje Grafdyk n'avaient pas bougé. Ce n'était pas ‘leur’ bateau qui venait de rentrer. Et, immobiles à la pointe du môle, les petit es ailes dentelées de leurs coiffes ajourées frémissantes au vent, elles voyaient revenir les barques les unes après les autres, et pénétrer, dans le déshabillement brusque des voilures, au sein du havre. Tout à coup, enfin, elles agitèrent follement leurs bras nus en poussant des exclamations de joie. Ils étaient là, les gars, debout, tous deux, sur le tillac et rayonnants de reconnaître leurs amantes; et dans la cohue, elles descendirent la jetée en courant et arrivèrent encore à temps sur le quai pour les recevoir à l'accostage.
La pêche avait été fructueuse et les hommes revenaient tout à fait réjouis et heureux. Ils avaient bien vendu à Amsterdam et à Ymuiden, et, outre un gousset johment garni, chacun d'eux rapportait, comme d'habitude, une petite nasse remplie de menu poisson, dont vivraient les families.
A peine amarrés et débarqués, Jan-Willem de Jong et Nol van Overveen s'acheminèrent, escortés par Woltje Grafdyk et Aal Roozee, le long de la digue encombrée, vers les ruelles sombres où habitaient leurs parents. Tous deux étaient de haute taille et de mine vigoureuse et fiére. Jan-Willem, brun, aux yeux foncés; Nol, blond, aux yeux cìairs. Le visage de Jan-Willem était fin et mince, avec un nez droit et une bouche au franc et confiant sourire; celui de Nol, plus carré et un peu épais, semblait indiquer un caractère sérieux, ferme et rude. Aucun des deux ne portait barbe ni moustache.
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Trés calmes, leurs vieux les attendaient, assis dans un rayon de soleil, sur le seuil de leur porte. Ils échangèrent des salutations placides, un simple ‘tout va bien’ réciproque, comblant de part et d'autre la curiosité de cette semaine d'absence, puis, lorsque les jeunes gens eurent déposé leurs nasses et remis aux vieux leur argent, ils retournèrent, toujours accompagnés des jeunes filles, au bateau, qu'ils se mirent en devoir de nettoyer et de laver et dont ils retirèrent enfin, en deux gros paniers, le menu fretin, qui, durant des jours, serait la nourriture et le régal des canards.
Par la digue, où d'autres pêcheurs, assistés de leurs femmes, portaient de semblables charges, toutes scintillantes et frétillantes comme des corbeilles remplies de vif argent, puis paries ruelles en contrebas, où les pignons inégaux des maisonnettes de bois semblaient avoir été secoués et bousculés dans tous les sens, ils arrivèrent bientôt aux cabanes de Woltje Grafdyk et d'Aal Roozee, au bord du tout petit et si tranquille canal. Là aussi, les deux vieilles femmes attendaient, placides, le retour de leurs filles avec les fiancés; et elles attendaient également et surtout les beaux paniers tout pleins de pâture pour les canards. Ceux-ci, d'ailleurs, semblaient avoir flairé la manne que leur apportaient si généreusement les jeunes marins. En foule, ils accouraient, caquetant à tue-tête et allongeant leurs longs becs jaunes pour atteindre plus vite le butin tant convoité. Quelques-uns se levaient tout droit dans l'eau en claquant follement des ailes, puis s'envolaient d'un coup avec un cri strident, comme des oiseaux de grande allure. Et, dans tout Volendam, par cette fin de journée printanière et limpide, tout au long du mince canal où se reflétaient les frustes pignons de bois et les petites fenêtres aux carreaux verdâtres, c'était la même caqueterie enthousiaste et affolée des canards, saluant le retour des pêcheurs.
A la nuit tombée, après le repas du soir dans leur maison familiale, Jan-Willem de Jong et Nol van Overveen vinrent retrouver Woltje Grafdyk et Aal Roozee et à eux quatre, ils s'en furent longuement se promener sur la digue, dans la fraîcheur nocturne et embaumée. Le vent s'était calmé et était devenu comme le souffle très léger et soutenu d'une haleine longue et caressante, qui murmurait des choses mystérieuses
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et douces. La Zuyderzée était sombre et chantait en sourdine quelque grave et berçante mélopée, et deux ou trois lumières éparses, au loin, à sa surface, passaient et repassaient avec lenteur, faisant songer à de pauvres petites âmes bien délaissées et bien tristes et bien lasses, et dont le sort était d'errer toujours.
Doucement ils marchaient, parlant peu et se tenant simplement accrochés par le bout du petit doigt, comme font les amoureux dans ce pays de Volendam. D'autres couples passaient, les frôlaient, les dévisageaient, se perdaient dans l'obscurité et le silence. C'était, chaque fois, l'apparition lente et nébuleuse de la coiffe blanche à forme de casque espagnol, avec l'éclat fugace de deux yeux et la forme vague de deux bras nus, sortant de dessous un fichu de couleur; et à côté de cette ombre pâle ou grise, s'estompait l'ombre sombre et presque noire de l'homme, le visage à peine entrevu sous le grand et lourd bonnet de fourrure.
De temps en temps, Woltje toussait un peu. Aal Roozee, craignant pour elle la fraîcheur de la nuit, voulait la faire rentrer. Mais Woltje s'y refusait obstinément et les hommes, d'ailleurs, ne prêtaient aucune attention à cette petite toux sèche, qu'ils entendaient à peine. Sans aucun doute, ils se seraient moqués si Woltje les eût quittés pour si peu. Ils jouissaient pleinement du bonheur d'avoir retrouvé leurs amies et parlaient de leurs plans d'avenir, qui, pour Nol van Overveen et Aal Roozee, étaient bien proches. Ensuite viendrait le tour de Jan-Willem et de Woltje, peut-être avant, peut-être après le pèlerinage de Kevelaer. Ce traditionnel pèlerinage était une date, un événement, une fête religieuse et grave dans l'existence des pêcheurs de Volendam. Tous, vieux ou jeunes, y allaient au moins une fois pendant leur vie, là-bas, là-bas, bien loin, sur la bruyère de Clèves, en Allemagne, implorer la protection de la très sainte madone de l'endroit. Durant des mois et des mois, et souvent durant des années, ils économisaient sou par sou l'argent nécessaire pour le lointain et coûteux voyage, et ils en revenaient consolés et fortifiés pour toujours. Dans chaque cabane, comme dans chaque petit bateau, pendait l'image douce et protectrice, devant laquelle, aux heures de péril ou de graves soucis,
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humbles et implorants, lis s'agenouillaient. Et Jan-Willem et Nol, qui y étaient déjà allés une fois, avaient résolu d'y retourner cette année encore, pour appeler sur leur mariage et sur leurs entreprises futures, la bénédiction de la Sainte Yierge de Kevelaer.
Woltje continuait à tousser un peu, et, de temps à autre, ses épaules étaient secouées d'un rapide frisson. La nuit devenait plus fraîche, et, dans le ciel immensément bleu-sombre, les étoiles scintillaient avec intensité. Aux mats des barques immobiles dans le tout petit port maintenant délaissé, les sombres filets de pêche pendaient au vent, pareils à de grands et tragiques voiles de deuil.
Et, sur la vaste mer tranquille, qui, doucement, chantait sa grave mélopée, les deux ou trois petites et clignotantes lumières passaient et repassaient encore, lentes, faibles, mélancoliques, comme de pauvres âmes bien esseulées et bien lasses, condamnées à errer toujours...
Quelques jours plus tard, Jan-Willem et Woltje accompagnèrent Nol et Aal Roozee à Edam, où ils allaient faire les derniers achats en vue de leur prochaine installation, Ils s'y rendirent par le canal à travers les prairies, et en ‘trekschuit’. La barge pontée, à laquelle le gaillard d'arrière, relevé en superstructure, orné d'arabesques et peinturluré de vives couleurs, donnait l'aspect d'une antique galère, pouvait à peine contenir une dizaine de personnes et était manoeuvrée par deux hommes, dont l'un tenait le gouvernail, pendant que l'autre, le long de la berge plate et verte, halait à pas pressés, le dos courbé, dans le balancement rythmique et incessant de ses deux bras ballants. C'était exquis de calme et de douceur. L'étendue plane et verdoyante se déroulait à l'infini sous le ciel bleu, les belles vaches luisaient au soleil, les ailes des moulins tournaient très lentement, et Edam dressait sur l'horizon la silhouette sévère et sombre de ses toits enfouis sous les grands arbres, d'où pointaient seuls les sveltes clochetons des tours.
Edam étäit morte, comme toujours. Les maisons muettes s'alignaient le long des rues solitaires; et dans de très vieilles boutiques, où des personnes silencieuses vendaient des choses
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étranges et qui semblaient d'un autre âge, Aal Roozee acquit les objets divers et disparates dont elle aurait besoin dans sa modeste demeure. Ils burent du café et mangèrent des ‘kreritebroodjes’ dans une vieille auberge sombre et tout à fait déserte; et après que les hommes se furent acheté une petite provision de cigares, ils allèrent reprendre la ‘trekschuit’ pour rentrer à Volendam.
L'or du soir tombait à flots sur le petit village de pêcheurs, et le fouillis des matures dans le port semblait, au loin, dresser un bois aux troncs serrés et roides contre le ciel limpide. L'eau du canal miroitait comme un long ruban de flamme et les arbres de la berge, qui s'y reflétaient, paraissaient étrangement incandescents dans leurs feuillages renversés. Le même homme, attaché à la corde tendue, halait à grands pas, dans la cadence rythmée de ses deux bras ballants, et le passage de la barque laissait sur l'eau remuée un beau sillage de pourpre, qui doucement s'en allait, en s'évasant, expirer entre les joncs à peine effleurés des rives.
Seuls à eux quatre, dans la cabine, les amoureux se tenaient accrochés deux à deux par l'étreinte des petits doigts; et dans la fraîcheur tombante, dont le frisson entrait par les hublots ouverts, Woltje, légèrement pâlie, toussotait de temps en temps un peu...
Le samedi suivant, Nol van Overveen et Aal Roozee étaient mariés. La cérémonie se fit avec une grande simplicité. Les fiancés se rendirent à l'éghse accompagnés de leurs parents et de quelques amis; puis, au retour, par les ruelles et tout au long de la digue étroite, où, la hampe plantée entre les pierres, claquaient au vent des drapeaux tricolores, ce fut la lente rentrée processionnelle entre la double haie des amis et connaissances, qui saluaient et félicitaient gravement. Un jour de fête intime qui, le soir, devint un peu folie, suivi d'un beau dimanche de calme et de repos; puis, dès le lundi, à l'aube, les barques repartaient; et comme Jan-Willem et les autres, Nol était à bord.
Cependant s'approchait l'époque du grand pèlerinage annuel de Kevelaer. Les hommes se consultaient, se comptaient; et
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la veille du grand départ, plus de quarante pèlerins s'étaient inscrits pour prendre passage à bord du lougre spécialement affrété, qui les conduirait à Amsterdam, où ils prendraient le train. Jan-Willem, ainsi que Nol, étaient du nombre. Nol, heureux d'un bonheur très grand depuis son union avec Aal Roozee; Jan-Willem inquiet et triste à cause de Woltje, qui, toujours, toussait... toussait... et avait dû finir par s'aliter. De grand matin ils partirent, escortés jusqu'aux môles par tous ceux qui, regrettant de ne pouvoir les accompagner, chargeaient les pèlerins de leurs offrandes et de leurs prières. Un vent à longue haleine soufflait du sud-ouest dans un ciel nuageux et sur une mer couleur de boue; et le lougre, louvoyant et balancé, resta longtemps en vue de Volendam, comme s'il lui en coûtait, cette fois, de quitter la rive familière et chérie. Enfin, il disparut à l'horizon; et il sembla soudain que Volendam devînt désert et triste, dans l'attente désoeuvrée du retour.
Ce fut le sixième soir, au crépuscule. La digue, le port, les môles étaient confusément grouillants de monde. On attendait, dans un grand émoi, presque anxieux, le retour des pèlerins. Tous les regards sondaient l'horizon de la mer peu à peu obscurcie, où commençaient à s'allumer les falotes et clignotantes lumières des barques lentement mouvantes. Une brise douce et faible venait du sud. Le ciel était lourd et sombre, chargé de nuages.
Soudain, après une longue et morne attente, une rumeur étrange parut monter du fond de la mer devenue toute noire. C'était un chant traînant et grave, un large cantique de douceur et d'amour, qui grandissait, qui s'élevait et s'étendait, comme s'il voulait planer sur la surface entière et apaisée des flots. Et tout à coup d'étincelantes lumières, blanches, jaunes, rouges et vertes, jaillirent dans l'espace sombre; et à la même minute, on aperçut la forme vague du lougre, sa grande voile brune dressée toute droite, comme une aile d'ombre géante dans le ciel, et tous ses hommes debout sur le tillac, noires silhouettes dans l'ombre noire, qui, dans un rythme lent, balançaient doucement leurs multicolores lanternes, en exhalant les notes ferventes et solennelles de leur chant.
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Haletante d'émotion, la foule, sur les jetées, se poussait, les cous tendus, les yeux écarquillés vers l'imposant spectacle. On eût dit le retour de quelque vaisseau-fantôme, dans une vieille légende. Majestueux, il s'avançait, mcendiant le petit port de ses feux éclatants, écaillant l'eau clapotante de pourpre et d'or, de nacre et d'émeraude, jetant, avec les ondes graves et sonores de ses cantiques, sur les visages pâles aux yeux luisants, sur les coiffes blanches des femmes et sur les bonnets noirs des hommes, toute la gamme fugace et rayonnante de ses reflets multicolores. Un grand remous se produisit, les spectateurs refluèrent en masse vers la digue, et le débarquement se fit au milieu d'un imposant silence, où, seule, montait toujours, comme une louange infinie, l'hymne implorant d'amour et de douceur. Par la digue pullulante, par les ruelles sinueuses, où les lanternes des pèlerins, toutes ornées en écusson de l'image de la Vierge de Kevelaer, jetaient leurs flammes dansantes sur les pignons de bois si vieux et si frustes, par les petits ponts caducs, d'où elles semaient des joyaux au fond de l'eau stagnante du canal, le grave cortège, escorté de la population entière, pénétra dans l'église catholique, où un grand service divin se célébrait. L'orgue jubilait, l'encens embaumait, les chants montaient au ciel comme des offrandes. Les âmes étaient profondément émues, les poitrines s'oppressaient, haletantes. Enfin, aux sons des accords de joie et de triomphe, tous se signèrent pieusement et quittèrent en foule pressée l'église, accueillis aussitôt par les parents et les amis, qui s'empressaient autour d'eux pour écouter le long récit de toutes leurs aventures. Fiévreux,
agité, envahi de pressentiments funestes, Jan-Willem, sur le petit parvis, tournait la tête de tous côtés, cherchant en vain le visage aimé de Woltje. Nol, de son côté, cherchait vainement, dans la foule et le tumulte, Aal Roozee. Et, tous les deux, après une brève délibération, s'enfoncèrent à grands pas dans les ruelles étroites et sombres. Devant la demeure de Woltje, Jan-Willem eut une hésitation presque superstitieuse.
- Oh! j'ai peur, je n'ose pas entrer, frémit-il.
Mais Nol, ému et agité lui-même, poussa la porte et ils entrèrent.
Au coin de l'âtre, affaissée, la tête entre les mains, sur une
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chaise basse, la vieille mère de Woltje pleurait et gémissait abondamment.
- Qu'y a-t-il? s'écrièrent les hommes, figés d'effroi.
Une porte intérieure s'ouvrit, et Aal Roozee parut, livide, sur le seuil, les regardant avec des yeux d'horreur, consternés. - Woltje! où est Woltje? clama Jan-Willem se précipitant vers elle.
- Elle est... elle est... morte! hoqueta Aal Roozee éclatant brusquement en larmes.
Poussant un grand cri, Jan-Willem la bouscula, s'élança dans la chambre...
Au dehors, dans la nuit calme et tiède, les pèlerins rentraient de leur pas lourd et cadencé, par les venelles; et l'on entendait encore au loin le vague écho des chants d'amour et d'allégresse, qui se perdaient dans le silence...
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