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■ Alexander Schwarz
Qu'en néerlandais?
L'auteur d'une traduction proprement dite a l'intention de rendre le texte de son original aussi fidèlement que le lui permettent les données linguistiques et la poétique de la langue dans laquelle il traduit.
(W.P. Gerritsen, 1967, dans: R. Schlusemann, 1991, p. 44.)
Translations are text-induced texts.
(Les traductions sont des textes basés sur d'autres textes).
(Albrecht Neubert, 1985, p. 18.)
Le renard n'existe-t-il que dans le Waasland? Certainement pas, comme le montre le chapitre Que le pays de Reynaert? Alors, qu'en est-il de Van den vos Reynaerde? Ce texte peut-il se prévaloir d'être une exclusivité néerlandaise? Rien ne permet de répondre sans autre par l'affirmative à cette question. Lorsque nous parlons de traduction, nous disons bien qu'un texte existe en différentes langues. Grâce à Baudouin le Jeune, dont nous ne connaissons rien d'autre que le nom, nous avons une traduction latine de la fin du 13ème, le Reynardus vulpes. Grâce à Amand Berteloot, nous avons un Van den vos Reynaerde en allemand moderne, grâce à Liliane Wouters en français et grâce à Adriaan Barnouw en anglais.
Si nous nous référons à la définition très large de traduction fournie par Neubert, il nous est même possible de voir la succession des versions renardiennes comme une chaîne de traductions, qui lie l'Ysengrimus latin et le Roman de Renart français via les différentes versions néerlandaises (surtout les Reynaert I et II) au Reynke de Vos bas-allemand et au Reineke Fuchs de Goethe. Dans cette chaîne, Van den vos Reynaerde ne peut se prévaloir du statut de ‘texte’ indépendant, mais n'est qu'un maillon, que la traduction d'un autre texte ‘original’. Puisque l'unité de traduction ne peut se limiter à un mot ou une phrase, sans être aussi un sens, un texte, une matière, une traduction est - comme le propose Neubert - un texte qui n'est pas pensable sans l'existence d'un autre texte. Il est évident qu'on n'aurait ni Van den vos Reynaerde sans le Roman de Renart, ni le Roman de Renart sans l'Ysengrimus, comme peut-être pas de Reynaert ermite sans la confrontation de Reinardus et de Sprotinus dans l'Ysengrimus.
Ce concept de traduction, qui pourrait surprendre les philologues, remplace celui d'intertextualité ou de palimpseste (Genette), car c'est seulement dans le cadre d'une théorie de la traduction bien developpée, qu'on peut conceptualiser les aspects divergents et complexes des relations entre textes.
Avant de lire les textes renardiens comme originaux et traductions, il faut déterminer les concepts. La théorie de la traduction, qui se consacre à cette question, et dont les conclusions emplissent déjà les rayons des bibliothèques, me semble pourtant réductible ici à une simple opposition bien connue: les traductions sont soit belles, soit fidèles. Renonçons à évoquer le cadre de référence que les théoriciens - mâles - se donnent pour parler de la traduction et passons aux définitons.
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Une traduction est dite belle lorsqu'elle pense au lecteur, auquel elle veut offrir - mais souvent aussi vendre - quelque chose d'agréable. Une traduction est dite fidèle au texte original, lorsqu'elle s'oriente d'après lui, même si cela cause des difficultés ou des ennuis au lecteur. Etant données les différences entre langues et cultures, impliquant celles des goûts du lecteur, il est impossible de prendre en compte les deux aspects simultanément. Au traducteur de choisir! Si le proverbe italien ‘traduttore-traditore’ (le traducteur est un traître) dit vrai, alors le traducteur privilégie la beauté plutôt que la fidélité. Le regard très critique que ce proverbe pose sur cet état de fait montre à l'évidence que l'opinion semble exiger une démarche d'abord préoccupée par l'exactitude. Certains n'accordent d'ailleurs le titre de traduction qu'à un texte rendant avec fidélité l'original, réservant celui d'adaptation à toute démarche esthétisante - par exemple Gerritsen dans la première définition du motto. Dans ce travail, nous allons parler de traduction dans les deux cas, sans poser de jugement de valeur. Les traductions peu fidèles pourront même nous plaire davantage, en ce qu'elles enrichissent l'original d'éléments novateurs.
D'autre part nous comparerons aussi différentes versions dans une même langue (la théorie parle alors de traduction intralinguale, qui s'oppose à la traduction interlinguale) et nous tiendrons également compte des relations entre textes et illustrations. On parle dans ce cas d'une traduction intermédiale, même si la traduction est considérée le plus souvent comme un phénomène essentiellement linguistique.
Pour confronter des originaux à leurs traductions, il faut rester très près du texte, et par conséquent ne tenir compte que d'un nombre restreint de données. Aussi, nous avons dû faire un choix parmi l'immense matière renardienne. Pour des raisons de compétence (et de place), nous nous sommes limités à prendre en considération les langues et cultures française, néerlandaise et allemande. Cette option nous permet de présenter plus de citations originales que traduites (stricto sensu) ce qui est préférable, si on part de l'idée qu'aucune traduction n'est jamais innocente (dans le sens de pouvoir se fonder sur une traduction pour parler de l'original).
Cette limitation du corpus ne concerne pas seulement les versions, mais aussi les passages. En tant que germanophone qui vit dans la francophonie et qui connaît assez bien les Flandres et les Pays-Bas, j'ai cru pouvoir constater que la manière de (conce-) voir le renard dans ces trois cultures pouvait différer (même si dans cette entreprise mes collègues m'ont énuméré des contre-exemples). Et c'est en essayant de défendre ou au moins d'illustrer mon impression, que mon choix du corpus s'est fait.
Ce qui m'a frappé en lisant Van den vos Reynaerde, et en regardant l'iconographie médiévale et même contemporaine, c'est le renard religieux. Que l'on se souvienne des statues à Sint-Niklaas, Hulst, Stekene, Rupelmonde ou Belsele (cf. Que le Pays de Reynaert?). Si nous feuilletons les versions néerlandaises modernes pour enfants (cf. Que pour enfants?), nous croisons des légions de pèlerins, d'ermites et de moines. Parmi les nombreuses adaptations néerlandaises, nous avons choisi comme exemple, en raison de ses illustrations, celle de P.A.E. Oosterhoff (ill. 1). C'est une adaptation en vers, parue autour de 1935, qui reprend Reynaert I. Malgré la brièveté de l'oeuvre, l'ermite conserve toute son importance.
Lorsqu'un germanophone comme moi se représente, les yeux fermés, le renard, il évoquera plutôt le comte Reineke, dessiné par Kaulbach après son élection comme chancelier. En allemand, le Reineke Fuchs de Janosch est le plus beau livre
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III. 1. Renard et coq, W. Heskes dans P.A.E. Oosterhoff (Reinaert de vos voor kinderen bewerkt, ca. 1935).
pour enfants sur le renard. Sur la page de titre, le texte est attribué à Goethe. Mais en réalité, il est l'oeuvre du célèbre auteur de livres pour enfants, tout comme le sont aussi les nombreuses illustrations. A la fin de l'histoire, et comme le veut la tradition allemande, Reineke accède non seulement au rang de conseiller et de ministre, mais on dit également de lui qu'il ‘vécut heureux et pourrait même devenir roi’. Nulle part l'histoire ne finit aussi bien pour lui.
Par contre, la perception d'un lecteur français sera différente, moins déterminée par la religion et par la politique. Que reste-t-il? Un renard, plus agile que les autres, gambadant en pleine nature par monts et par vaux, à l'image du frontispice de l'édition du Roman de Renart dans la collection des ‘Nouveaux classiques Larousse’. La plus célèbre adaptation française du livre pour enfants de Renart est le Goupil de Samivel, paru pour la première fois en 1936. Samivel se base sur le Roman de Renart, mais accentue l'importance de la nature et néglige systématiquement les épisodes se déroulant à la cour. Le dernier épisode relate comment Renart s'est presque saisi d'un poussin qui voulait voler de ses propres ailes. Sa mère Pinte, qu'il appelle au secours, parvient in extremis à chasser le brigand à coups de griffes et de bec. ‘A Goupil, Goupil et demi’: cette devise s'applique bien aux premières histoires de la branche II du Roman de Renart et du Reinhart Fuchs, dans lesquelles le renard est lui-même trompé. Mais alors que cette maxime ne fait ici qu'un début au roman, elle devient, chez Samivel, le point culminant et la morale de la fable.
Le vrai renard vit dans la nature, comme son cousin littéraire français. Mais d'où viennent le religieux et le chancelier? Cette double question se veut le fil conducteur de notre brève incursion à travers l'histoire européenne des récits de renard. Elle détermine aussi le choix de notre corpus. Nous allons étudier le(s) passage(s) où le renard néerlandais est un religieux et nous nous poserons la question d'où viennent ces passages et où ils mènent.
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Les sources de Willem
Les récits renardiens tirent leur origine du terreau fertile des deux cultures germanique et romane mêlées, où la pousse du récit épique germe sur la graine de la fable animalière antique. Les plus vieux textes de la sorte qui nous soient parvenus, sont rédigés en latin. Les noms de Reinardus pour le renard et d'Ysengrimus pour le loup, qui donne son nom au récit, sont attestés pour la première fois au 12ème siècle, dans un écrit d'un religieux flamand (qu'on a cru un certain temps pouvoir identifier comme Magister Nivardus de Gand), relatant la profonde aversion entre ces deux protagonistes.
Si le procès contre le renard ne joue aucun rôle dans l'Ysengrimus, on lit par contre déjà qu'il rencontre le coq. Celui-ci se réfugie sur un arbre. Reinardus tente de l'en déloger au moyen d'une lettre annonçant une paix générale entre tous les animaux.
Tout en reprochant cruellement à ses dents d'avoir baillé comme des folles, il les enjoint de ne pas hésiter une autre fois à serrer leur proie. Il aperçoit alors à l'endroit où il se trouvait, une écorce de hêtre qui avait l'apparence et le format d'une lettre. Renard, confiant dans une ruse vouée à l'échec, saisit l'écorce, se hâte de revenir sur ses pas, et dit: ‘La paix est signee, ami Sprotinus! Nous pouvons aller partout en toute sécurité (n'aie plus peur), viens!’ Le coq lui répond: ‘La paix est peut-être décidée, mais j'hésite un peu. Une nouvelle étrange ne peut pas inspirer une confiance immédiate. Tu ne voudrais sans doute pas parler, si tu ne pensais savoir ce que tu avances, mais, quoi que tu penses, veille à dire la vérité! Lorsqu'on découvre qu'un personnage en vue est l'auteur d'une ruse, d'une seule, on ne croit plus par la suite en ce qu'il dit et on ne s'en soucie plus. Plus l'on souhaite convaincre de gens par ses propos, plus ceux-ci, quels qu'ils soient, doivent être solides. Tout ce qu'ils entendent s'empare aussitôt des esprits crédules, mais ce sont les discours irréfutables qui convainquent les esprits rebelles.’
(Charbonnier, p. 122.)
Reinardus n'a pas l'intention explicite de se faire passer pour religieux, mais voyant qu'il sait lire, le coq le prend pour tel:
‘Comme tu le sais, je suis un coq laïc, je ne sais pas lire les chartes’ (Livre V, v. 165).
Peu après, les premières branches du Roman de Renart se développent dans le nord de la France, une sorte de comédie humaine - ou plutôt animalière - 700 ans avant Balzac. Au gré de la fantaisie des narrateurs successifs, des épisodes foisonnants vont peu à peu bourgeonner sur la souche du récit, exubérance allant jusqu'à parodier les romans arthuriens (cf. Que pour enfants?). La branche I, relatant l'histoire du procès intenté au renard, qui fait suite à l'épisode de la journée d'audience du roi, convoquée au printemps, participe de cette veine. C'est l'accusation du meurtre des poules qui déchaînera les évènements:
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310 Du côté de ma mère, j'avais cinq soeurs,
316 puisque sur les cinq,
Renart ne lui en laissa jamais qu'une seule?
Toutes prirent le chemin de son gosier.
324 Renart, que le feu de l'enfer vous brûle!
Combien de fois vous nous avez persécutées,
combien de fois vous avez déchiré nos pelisses!
Combien de fois vous nous avez traquées jusqu'aux palissades!
Hier matin, devant la porte,
il me jeta le cadavre de ma soeur
avant de s'enfuir dans un vallon.
(J. Dufournet, Roman de Renart, I, p. 57-59.)
Dame Pinte se plaint de façon émouvante de la méchanceté du renard, sans pour autant expliquer s'il s'est introduit dans la cour ou s'il est parvenu à leurrer les poules pour qu'elles sortent. Quoi qu'il en soit, il n'est fait référence à aucune lettre, à aucun élément religieux. Nous sommes donc tenus de conclure à l'originalité de ce passage, et à écarter l'idée d'une traduction du texte latin.
Le Roman de Renart n'est cependant pas dépourvu d'éléments religieux. Dans la même branche, le goupil parvient à se soustraire à l'exécution qui le menace, en s'offrant de participer à une croisade (1, 1379-1396; 1413-1424). Dans la branche VIII, il entreprend également un pèlerinage à Rome, qui ne le mènera pas bien loin. Finalement, dans la branche III, il joue de mauvais tours à Isengrin devenu moine. Comme nous le verrons par la suite, Willem a combiné ces éléments religieux épars.
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Heinrich et Willem
Ce sont les scènes de cour, absentes de l'Ysengrimus, qui confèrent au Roman de Renart son potentiel littéraire universel, à savoir de tendre un miroir (déformant) à la société. Mais pour ce faire, il fallut d'abord émonder les branches foisonnantes de la tradition française. Chose fut accomplie au 13ème par deux adaptateurs germanophones, Heinrich en Alsace et Willem, à nouveau en Flandres. La métaphore horticole, qui fleurit dans ces dernières pages, correspond d'ailleurs à l'esprit de l'époque, à l'image de cette citation de Gottfried de Strasbourg, tirée du Tristan, où il dit de Henric van Veldeke, ‘er inpfete daz êrste rîs in tiutscher zungen’ (‘il réalisa le premier greffon d'une littérature en langue allemande’).
Tant Heinrich que Willem soulignent davantage la relation renard-lion que celle entre renard et loup. Dans la version allemande, Reinhart s'en prend d'abord aux petits animaux (coq, mésange, corbeau, chat), puis au loup, enfin au roi. II va transformer son procès en visite médicale, avant de pousser la cour à son anéantissement. C'est un des rares textes de la littérature médiévale allemande qui n'offre aucune perspective d'espoir. Les rapports étroits que le texte entretient avec le royaume contemporain des Staufen et avec la littérature héroïque épique, qu'il parodie tout en prenant comme modèle son style fruste, peuvent sans doute expli- | |
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quer, pourquoi Reinhart n'a suscité aucune réception ultérieure. Le passage suivant, la plainte du coq, montre bien combien l'Alsacien a abrégé:
1467 Scantecler présente fortes doléances
II dit: ‘Roi, entends-moi.
En vérité, il te faut savoir
Que Renart bafoue ton règne.
Ce passage contient, malgré sa brièveté, un nouvel élément: le meurtre des poules se mue en affaire d'état (v. 1470). Ainsi, la plus ancienne version allemande est déjà un roman politique; il n'y a plus qu'un pas à franchir, pour que Reineke devienne chancelier.
Willem quant à lui discipline son modèle français dans son Van de vos Reynaerde, sans pour autant se priver des plaisirs de la rhétorique. Le texte se structure autour du jour d'audience de la cour (anti-) arthurienne, et I'instant qui régit son début et sa fin borne également le récit. Au commencement, le renard est d'abord ce grand absent, présent malgré tout dans les paroles des animaux qui se plaignent de lui.
Chanteclair rapporte comment Renart, en usurpant une fausse identité, a pu le tromper:
Sint quam hi als een hermijte,
Reynaerd, die mordadeghe dief,
Ende brochte mi zeghele ende brief
360 Daer hu seghele ane hinc.
Doe ic die letteren began lesen,
Dochte mi daer an ghescreven,
Dat ghi haddet coninclike
365 Alle dieren gheboden vrede
Ende oec allen voghelen mede.
Oec brochte hi mi ander niemare
370 Ende hi hadde ghedaen vele zware
Voer sine zonden meneghe pine.
Hi toechde mi palster ende slavine,
Die hi brochte van der Elmare,
Daer onder eene scerpe hare.
375 Doe sprac hi: ‘Heere Cantecleer,
Nu mooghdi wel vor waert meer
Van mi sonder hoede leven.
Ic hebbe bi der scole vergheven
Al vleesch ende vleesch smout.
380 Ic bem voert meer so hout,
Ic moet miere zielen telen.
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Ic ga daer ic hebbe te doene.
Ic hebbe middach ende noene
385 Ende priemen te segghene van den daghe.’
Doe nam hi neven eere haghe
Sinen wech. Te dien ghesceede
Ghinc hi lesen sinen crede.
Ic wart blide ende onvervaert
390 Ende ghinc te minen kindren waert
Ende was so wel al sonder hoede,
Dat ic al met minen broede
Sonder zorghe ghinc buten muere.
Daer gheviel mi quade avontuere.
Mais il revint en ermite, / ce pendard, ce criminel,
m'apportant lettre à laquelle / Sire Roi, vis votre scel.
Lorsque j'en pris connaissance / me sembla trouver projet
où votre grande puissance / ordonnait à ses sujets:
que finissent trêve sans faute / en votre royaume tous
animaux, oiseaux itou. / M'apportait encore un autre
étonnement. En effet / se dit ermite profès
et qu'il s'était infligé / bien des maux pour ses péchés.
Me montra bourdon et / bure droit d'Elmare ramenés.
Il portait cilice dur. / Lors dit: ‘Cantecler, parole,
sans peur me fréquenterez / désormais car sur l'étole
je viens de prêter serment / de fuir toute chair ou graisse.
Je me fais vieux, il est temps. / Le soin de mon âme presse.
Au Seigneur vous abandonne. / J'ai à faire, je m'en vais.
Me faut encore trouver / temps pour sexte, prime et none’.
Lors prit le long d'une haie / son chemin, le mien quittant
et s'éloigna récitant / le Credo. Tranquillisé
et content je ralliai / mes enfants, ayant si tôt
oublié ma crainte que / les menai hors de l'enclos.
Là m'échut destin tragique...
La branche I du Roman de Renart est ici enrichie d'éléments de l'Ysengrimus et d'autres branches du Roman de Renart. A.Th. Bouwman a relevé les contradictions du rôle religieux de Reynaert: il est ermite, mais porte des habits de pèlerin et vient du couvent Elmare.
Lorsque dans la suite du texte, Reynaert paraît lui-même, le narrateur se retire et lui cède le premier plan. Reynaert exprime ainsi bien des choses, qui étaient du ressort du narrateur dans le Roman de Renart. Ces belles paroles se transforment en hameçon, à l'aide duquel Reynaert ferre ses victimes, et le récit épique captive ses auditeurs et lecteurs. Reynaert, convaincu du meurtre de la poule, réussit cependant à sauver sa peau, en abusant les messagers royaux et même le couple royal, leur faisant miroiter un monde meilleur, un monde regorgeant de miel et de souris, recelant un riche trésor, un monde qui reconnaît à l'Eglise toute son autori- | |
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té. Les animaux se plient d'ailleurs volontiers à cette autorité qui promet ici-bas le secours et la paix, et dans l'au-delà, le salut de l'âme.
Il suffit au renard, pour contenter le coq, de lui présenter les attributs du prieur du couvent Elmare, alors qu'il est nécessaire de mettre le pape en jeu, pour convaincre le roi: afin de ne pas devoir accompagner le couple royal à Kriekeputte, où le trésor serait enterré, le renard affirme avoir été frappé d'anathème par le pape, ce qui le rend persona non grata, avec laquelle le roi ne peut se montrer ouvertement. Pour que la pape retire l'anathème, le renard veut partir pour Rome - meilleur moyen pour s'éloigner de la cour - non sans avoir demandé et obtenu des gants taillés dans la peau du loup et de la louve, et une sacoche en peau d'ours.
Bouwman a bien montré, comment le lion oeuvre activement à sa propre perte: cette hybridation d'ermite, de pèlerin et de moine, rôles que prend le renard dans la scène avec Cantecleer (selon Van Daele 1994, une préfiguration de la fin), réapparaît. Le roi prend cette histoire d'anathème et de voyage motivé par la politique religieuse pour un pèlerinage de pénitence. Il peut ainsi faire oublier le trésor, au sujet duquel les autres animaux doivent en savoir aussi peu que possible. Voici les paroles du renard:
... / Quel étrange souhait formez.
Serais un heureux mortel / si pouvais à vos côtés
cheminer, n'aurais-je peur / ainsi, de vous compromettre.
Impossible, mon Seigneur. / Scandale est, que faut admettre:
poussé par le diable, quand / Ysengryn choisit couvent
et comme moine eut tonsure / trouva part insuffisante
dont six pères se contentent. / Avait faim et mena dure
lamentation. J'eus pitié. / Sans vigueur dépérissait.
Peiné pour lui car j'étais / son parent, lui dis: ‘Fuyez’.
Pour ce, fus excommunié. / Demain, au lever du jour,
L'interprétation qu'en donne le lion est totalement différente:
A l'aube, demain, / prendra besace et bourdon,
pour Rome fera chemin / et de là outre-océan.
Ne reviendra pas céans / avant d'avoir rémission
de toute coupable action.
En tant que traduction, Van den vos Reynaerde enchante plutôt par sa beauté que par sa fidélité envers l'original. Cette remarque s'applique déjà à la définition de l'original: Willem ‘traduit’ plus d'un texte. Au Plaid s'ajoutent d'autres branches et probablement des contes oraux de même que l'Ysengrimus. Willem s'accorde la liberté du créateur, biffant parfois, ou ajoutant son propre récit, son propre renard. Ce renard religieux, vêtu de son froc, représente l'hypocrisie du monde (des animaux). Willem est conscient de la force de son image: entre ‘Pollanen ende Scouden’ (Pologne et Ecosse (?), A 3018) personne ne pouvait réprimer un rire en voyant Reynaert pèlerin.
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Les artistes contemporains ont repris le renard religieux dans leurs monuments. Il se peut que notre rire, mêlé d'admiration pour les tours du Goupil, prouve de quelle façon les artistes se sont affranchis de Willem, à savoir en posant un jalon primordial dans l'histoire de la réception: leur Reynaert sur son piédestal, devenu indépendant de ses adversaires et de leur stupidité, indépendant des textes tout court.
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Le long Reynaert - néerlandais, anglais et bas allemand
L'étape décisive vers ce succès de Reynaert (du texte et du personnage) est à nouveau franchie en Flandres, lorsqu'autour de 1400, dans Reynaerts historie, Van den vos Reynaerde est doté d'une suite et d'une fin, dont la renommée sera internationale. L'innovation essentielle est l'idée d'un duel juridique entre Reynaert et Isegrim, dont, contrairement à l'issue de plusieurs duels dans le Roman de Renart, le renard sort vainqueur. La convocation et la chute de la cour du roi marquent donc toujours le début et la fin du récit, alors que la parenthèse religieuse que créent les deux apparitions du renard moine-pèlerin, perd de sa valeur. Ne nous attardons pas sur les textes repris de Reynaert I dans Reynaert II, qui n'ont été travaillés que stylistiquement.
Ce duel rend non seulement tout son poids à l'ancien noyau de l'histoire, la haine entre renard et loup, mais systématise aussi les éléments, qui chez Willem, n'étaient qu'esquissés. Le récit se fait le roman d'un procès, actualisant par là même sa portée politique jusqu'à nous. Si la cour tenue en mai ne joue plus aucun rôle dans notre quotidien (même dans le cadre de l'UE), il en va tout autrement des procès à sensations et des élections de chancelier.
En outre, pour le médiéviste, la victoire de Reynaert dans le duel juridique est à mettre en parallèle avec le succès d'Yseut dans le Jugement de Dieu. Tant Reynaerts historie que Tristan et Iseut sont choquants, puisque Dieu se met du côté des trompeurs, mais aussi libérateurs, puisqu'il défend ceux qui sont socialement faibles, mais intellectuellement forts. Cette tension entre morale et succès explique, d'après moi, la marche triomphale de Reynaert à travers le monde entier, qui débute en 1481 avec la traduction d'une version en prose (Gouda 1479) de néerlandais en anglais, par William Caxton. Celui-ci avait appris le métier d'imprimeur à Cologne et passé une longue période en Flandres avant de s'installer définitivement en Angleterre. Il se fournissait en Flandres à la fois en laine et en matières littéraires. Si celles-ci se vendaient bien, il restait fidèle aux textes en traduisant, de peur de compromettre leur succès en Angleterre. En revanche J.W. Muller et H. Logeman expliquent sa manière de traduire par sa faible maîtrise du néerlandais, thèse récemment nuancée par R. Schlusemann.
La comparaison de deux extraits montre la fidélité de Caxton:
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Gouda:
Oec seide hij mi een ander maer. dat hi een begheven clusenaer waer gheworden. ende dat hi over sine sonden swaer penitencie ontfaen woude hi toende mi pelse ende slavijne. ende een haren hemde daer onder Doe seide hi Heer cantecleer after dese tijt weest van mi vryelijck sonder hoede. want ic en eet gheen vleysch meer Ic ben voert an soe out dat ic mine siel gaerne soude
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bedencken Nu wil ick voert gaen alsoe ick noch meer te doen hebbe Ic moet noch sexte noene ende vespere lesen God den wil ick u bevelen
(Muller en Logeman, p. 13.)
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Caxton:
yet sayd he to me more / that he was a cloysterer or a closyd recluse becomen / And that he wolde receyue grete penance for his synnes, he shewd me his slavyne and pylche and an heren sherte ther under / and thenne sayd he, sur Chaunteclere after thys tyme be no more aferd of me ne take no hede, For I now wil ete nomore flesshe, I am forthon so olde, That I wolde fayn remembre my sowle I wil now go forth / for I have yete to saye my sexte, none / and myn evensonge to God.
(Blake, p. 11.)
La nouveauté par rapport aux versions néerlandaises rimées est l'idée que Reynaert/Reynard a dorénavent (‘voert an’ / ‘forthon’) décidé d'être vieux. Peutêtre la différence entre ‘een ander maer’ (= une autre histoire) et ‘more’ (= plus) reflète-t-elle davantage certains problèmes de compréhension du néerlandais (Muller/Logeman) ou un travail précipité (Schlusemann) plutôt que la beauté de la traduction de Caxton.
Quoiqu'il en soit, cette histoire du Waasland ne trouve place dans la ‘Weltliteratur’, telle que Goethe la concevait, qu'avec la traduction en bas-allemand d'une version néerlandaise rimée, perdue pour la plus grande part et attribuée à Hinrec van Alcmaer: Reynke de Vos, imprimé en 1498 par l'imprimerie du Mohnkopf (= tête de pavot), dans la ville hanséatique de Lubeck. Le 500ème anniversaire de cette transmission de la tradition néerlandaise fait une des raisons d'être de cette exposition et de cette publication. L'importance de cet imprimé réside essentiellement dans le fait que le modèle néerlandais a été perdu, qu'il s'agit donc d'une traduction sans original, qui prend la place de l'original. Ce qui reste du modèle permet de dire qu'il était constitué, comme Reynke de Vos, de parties narratives en vers et de commentaires en prose. Le volume est agrémenté de gravures sur bois ciselées pour la plupart spécialement pour lui, procédé inhabituel au siècle des incunables. Les vers de l'épisode du coq sont assez proches de ceux de Willem. Le lubeckois semble être presqu'aussi fidèle que Caxton.
350 Synt quam he eyns alse eyn klusenere
Reynke de sulve olde deef
Unde brachte my do eynen breff
Dar hangede yuwe seggel nedden an
Dar vant ick in gheschreven stan
355 Dat gy lethen kundyghen vasten vrede
Allen deren unde vogelen mede
He sprak he were klusener gheworden
Unde wo he helde eynen harden orden
Dat he syne sunde böten wolde
360 Unde ick vor em nicht mer vruchten scholde
Unde mochte ane hode vor em wol leven
He sprak ok. ik hebbe my gantz begeven
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Alle vlesch vorlovet myt eyn
He leet my kappen unde schepeler seen
365[regelnummer]
Unde eynen breff van synem pryer
Up dat ick were des to vryer
He wysede my ok do sulvest aldar
Under der kappen. eyn kleed van har
Do ghynck he wech unde sprack to my
370[regelnummer]
Gode deme heren bevele ik dy
Ik gha dar ik hebbe to doen
Ik hebbe noch to lesen. sext unde noen
Ok vesper dar to van dessem dage
Al lesende ghynck he wech. unde leyde uns lage
375[regelnummer]
Do was ik vrolich unde unververt
Unde ghynck to mynen kynderenwert
Ik sede en de tydynge. Do wart en leve
De my was vor kundyget. uth yuwen breve
Unde reynke were worden klusener
380[regelnummer]
Wy dorften vor em nicht vruchten mer
Myt en allen ghynck ik do buten de mure
Dar uns over quam kranck eventüre ...
Néanmoins, on relève quelques différences entre la version lubeckoise et les versions néerlandaises qui sont conservées, différences imputables soit à Hinrec, soit à son traducteur. On trouve d'abord deux lettres, l'une de Nobel (R 352), l'autre du prieur du couvent (R 365). Le but de la tromperie - que les poules quittent le sûr abri de la ferme - est exprimé deux fois de manière explicite dans le texte bas-alle-mand (R 361, 366). Pour conclure, le coq, nommé Henninck à Lubeck, n'est pas le seul naïf, mais ses enfants se montrent tel père, tels fils (R 377-380).
La glose met en garde contre la confiance en l'ennemi, même s'il se présente sous les traits extérieurs de la cléricature et de la sainteté (‘ock so dat he kumpt vnder eyneme schyne vnde klede der geystlicheyt efte hyllicheyt’).
Sur la gravure, Reynke est vêtu d'une bure qui couvre sa queue. Il tient la lettre royale dans sa sinistre et un rosaire dans sa dextre. Il brandit donc les deux arguments qui doivent convaincre le coq de sa bonne foi. La suite se déroule à l'arrière-plan: Reynke, encore vêtu de sa bure, croque la tête d'une poule dans la campagne. Le renard domine la scène, seul être vêtu et par là, anthropomorphe. La queue (animale) cachée au premier plan par les vêtements (humains), mais visible à l'arrière-plan, où le renard révèle sa vraie nature, met de nouveau en évidence l'hypocrisie de ce serveur diabolique de Dieu.
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Goethe et toujours pas de fin
Le Reynke de Vos lubeckois de 1498 est à l'origine aussi bien de la tradition en bas-allemand, qu'en scandinave, et il a fondé la deuxième tradition renardienne en haut allemand, cette fois-ci couronnée de succès. Traduite pour la première fois en haut allemand en 1544, Goethe, dans son Reineke Fuchs (en vers hexamétriques), lui a donné en 1794, l'aspect à l'origine de la diffusion internationale des éditions et des adaptations modernes pour enfants et adultes. Ou, plus précisement, il faudra
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III. 2. Renard et coq, J.H. Ramberg, 1826.
attendre l'édition de Cotta en 1846, reprenant le texte de Goethe, mais illustrée de gravures sur cuivre d'après des dessins de Wilhelm Kaulbach.
On pourrait se demander, pourquoi le Reineke Fuchs connut un tel échec du vivant de Goethe. L'explication tient sans doute à la forme dépassée depuis longtemps (hexamètres aux enjambements hâchés), mais aussi au manque d'originalité et donc de beauté de la traduction. Toutefois Goethe précise dans les Xenien sa volonté de respecter à la fois la tradition et la forme ancienne:
Vor Jahrhunderten hätte ein Dichter das gesungen?
Wie ist das möglich? Der Stoff ist ja von gestern und heute.
Le but qu'il poursuit dans Reineke Fuchs est de prouver la véridicité de cette étonnante affirmation. La fidélité de la traduction est programme. Voici la scène bien connue:
Aber nun höret mich an! Es währte nicht lange, so kam er
Als ein Klausner und brachte mir Brief und Siegel. Ich kannt es,
Euer Siegel sah ich am Briefe; da fand ich geschrieben,
Daß Ihr festen Frieden so Tieren als Vögeln verkündigt.
Und er zeigte mir an, er sei ein Klausner geworden,
Habe strenge Gelübde getan, die Sünden zu büßen,
Deren Schuld er leider bekenne. Da habe nun keiner
Mehr vor ihm sich zu fürchten; Er habe heilig gelobet,
Nimmermehr Fleisch zu genießen. Er ließ mich die Kutte beschauen,
Zeigte sein Skapulier. Daneben wies er ein Zeugnis,
Das ihm der Prior gestellt, und, um mich sicher zu machen,
Unter der Kutte ein härenes Kleid. Dann ging er und sagte:
Gott dem Herren seid mir befohlen! ich habe noch vieles
Heute zu tun! ich habe die Sext und die None zu lesen
Und die Vesper dazu. Er las im Gehen und dachte
Vieles Böse sich aus, er sann auf unser Verderben. (I, 226-241.)
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III. 3. Renard et coq. W. Kaulbach, 1846.
La vitesse de la lecture semble augmentée par rapport à Reynke, soit à cause des vers plus longs, soit à cause de la suppression des répétitions lubeckoises.
Les premières eaux-fortes illustrées de Reineke Fuchs datent de 1826 et sont l'oeuvre de J.H. Ramberg, qui intègre les contradictions du texte dans son travail. Le renard dont la queue soulève la bure est un moine tout aussi faux que ceux avec lesquels vivent les poules: parmi leurs déchets, on distingue un tonneau, une bouteille, une coupe, une asssiette chargée des restes d'une cuisse et de coquilles d'huîtres. Et d'ailleurs, leur volaille se comporte avec le même manque d'humilité. Reineke tient, conformément à la gravure de Lubeck, la lettre dans la main gauche et le rosaire dans la droite et semble vouloir nous glisser l'idée que les autres ne sont pas meilleurs que lui, mais plus bêtes. La deuxième scène de l'épisode est
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suggérée dans la même image par les deux renards, cachés à l'arrière-plan. Bien qu'ils n'apparaissent pas dans le texte, ils permettent de montrer la mauvaise tournure que prendront les évènements, sans détruire l'unité de temps (ill. 2).
Kaulbach, quant à lui, se contente de la scène dans laquelle Henning, noble embourgeoisé et porteur de lunettes, lit la lettre, alors que les poules incrédules ont les yeux rivés sur le moine tonsuré, qui baisse les oreilles et les yeux avec humilité et tient un rosaire entre ses mains jointes. Elles fixent ses mains, ses yeux et sa tonsure, alors que le bout de queue blanche, qui pend entre ses jambes, leur échappe. Ce moine bigot s'oppose radicalement à la vraie rigueur des murs du cloître: c'est des animaux qu' on se moque ici, pas du monde dans lequel ils agissent. Le couvent et le village font un décor neutre (ill. 3).
Que la fidélité de la traduction goethéenne ait été un frein à son succès, succès qui ne débutera qu'une fois les ‘belles’ illustrations ajoutées, semble être une loi du genre. Pour éveiller l'intérêt, une traduction doit amener du neuf. Dans Van den vos Reynaerde, l'innovation est le renard religieux, dans Reynaerts historie, le triomphe du marginal et du mal. Dans l'imprimé de Lubeck et dans l'oeuvre de Goethe, les illustrations exercent une grande influence sur la réception. Mais les choses s'avèrent plus complexes: Caxton et sa traduction plutôt ennuyeuse, mais vite faite, n'était pas seulement habile en affaires et connaisseur des tenants et des aboutissants, mais savait aussi se montrer prudent. En effet, deux de ses collègues moins avisés, le traducteur anglais de la bible William Tyndale et le traducteur de Platon, Etienne Dolet, furent exécutés lors de la première moitié du 16ème siècle, pour s'être permis des largesses en traduisant, sort auquel Luther échappa de justesse. Beauté et fidélité sont des concepts ahistoriques et aculturels. Les traducteurs devaient et doivent les manipuler en accord avec leur temps et à bon escient. Même le cas de Goethe confirme cette hypothèse. Il n'a probablement pas déçu son public en tant que traducteur, mais plutôt en tant que poète, ne lui ne proposant qu'une simple traduction.
Une chose est sûre et certaine: il faut répondre par la négative à la question posée par le titre: Non, Reynaert n'existe pas seulement en néerlandais; au contraire, les versions néerlandaises ne sont que les maillons d'une chaîne de traductions, qui ont débuté avant elles et qui finissent (ou finiront) après. Mais elles ont leur identité propre: le renard néerlandais, avec sa bure de moine et sa crosse de pèlerin et qui fait tellement rire, ne domine les textes et leur réception qu'en néerlandais. |
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