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■ Alexander Schwarz
Que le renard?
Les animaux de la brousse, présidés par Oncle Gaïndé-le-lion, tiennent conseil sous l'arbre des palabres pour désigner le plus jeune d'entre eux. La Biche, le Chacal et le Singe, donnent chacun à leur tour, une date de naissance, qui à leur avis, devrait témoigner de leur jeunesse. Le Singe, faisant la plus rusée des trois propositions (‘je viens de naître’), croit pouvoir l'emporter. C'est alors qu'un quatrième larron, Leuk-le-lièvre, profère une parole plus rusée encore, avant de se lâcher d'une branche et d'atterrir au milieu des autres animaux (‘je vais naître’). Gaïndé-le- lion le félicite: avoir prouvé qu'il est le plus jeune des animaux, ce qu'il n'est peut-être pas, en fait assurément le plus intelligent.
(L. Senghor & A. Sadji, 1953, p. 6-7.)
Renart peut être considéré sous de multiples aspects. Cette collection s'est fixée le but de les mettre en valeur. Dans cette partie, posons la question de savoir si seul le renard possède une caractéristique bien déterminée, caractéristique qu'on pourrait nommer renardie. Cet aspect nous permet de comparer le renard avec d'autres animaux populaires: le renard est-il le seul héros futé de récits populaires?
Tous les continents nous proposent des récits animaliers tant oraux qu'écrits. En Afrique et en Amérique, le lapin et l'araignée sont les plus populaires; chez les premiers habitants de l'Amérique du Nord et de l'Australie, on trouve le corbeau, en Indonésie et en Malaisie, le cerf nain, en Chine, le roi des singes et finalement en Europe, le renard. Une observation plus poussée permet de constater que tous ces animaux partagent la même caractéristique: ils sont futés. Nous pouvons même être plus précis encore: grâce à leur intelligence, ils peuvent trouver une échappatoire à une situation apparemment sans issue. Reynaert, par exemple, se trouve pour ainsi dire déjà sous la potence, la corde autour du cou, et c'est là qu'il invente ce trésor que le lion ne pourra bien sûr recevoir que s'il le gracie.
Cette sorte d'intelligence s'appelle la ruse. Les animaux rusés sont probablement les plus populaires, car ils montrent aux faibles que, s'ils font marcher leur matière grise, ils peuvent l'emporter sur les forts, les riches, et les puissants. Cela explique sans doute pourquoi les animaux nommés ci-dessus sont de petites bêtes, très agiles. Leur mobilité corporelle est l'expression de leur mobilité intellectuelle. La sympathie que le lecteur éprouve envers eux et le plaisir de les voir réussir se mêlent à la joie maligne consécutive à la déconfiture des grands animaux. S'y ajoute sans doute un plaisir secret à voir qu'ils ne disent pas toujours la vérité et ne se comportent généralement pas comme on devrait le faire en principe.
Evidemment, l'animal ne détient pas le monopole du rusé populaire. On ne peut ignorer ni Ulysse en Grèce, ni Nasredin Hodscha en Turquie, ni même Till
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l'Espiègle. Ce dernier, en raison de sa proximité géographique avec Reynaert, retiendra notre attention par la suite. Néanmoins, que tant de rusés soient des animaux prouve sans doute combien cette forme de narration est ancienne. Dans de nombreux mythes et à l'image de ce qu'on peut lire dans la Bible, les animaux colonisaient déjà le monde avant les humains. Parfois, l'animal du début et l'Homme nouveau s'affrontent, fait dont on trouve peut-être encore une trace dans le livre de la Genèse, lorsque le serpent trompe le premier humain. Dans sa propre lutte contre les religions de la nature et le chamanisme, la chrétienté a pris le parti des humains dans leur lutte contre les bêtes, phénomène qu'elle a interprété comme une lutte entre le bien et le mal. Même processus de métaphorisation quand la Grèce antique a utilisé les animaux comme simples images de traits de caractère humains. C'est ainsi que sont nées les fables (dont celles d'Esope), par lesquelles les récits de Renart et notre manière de les comprendre sont sans doute influencés. Mais les animaux de ce récit épique participent aussi de la tradition des êtres hybrides, des sphinx archaïques aux actuels animorphs de l'internet, en passant par les loup-garous. Hartmut Kokott a su montrer la complexité des rapports entre humanité et animalité chez les protagonistes du Reynke de Vos: par exemple d'un côté l'ours, de l'autre les singes, qui participent, à des degrés divers, aux deux espèces. Ce n'est peut-être pas un hasard si les contes de la ruse se basent sur des héros à la fois animaux et humains et qui ont accès à deux mondes. En mythologie, on les appelle
‘tricksters’. La ruse est leur caractéristique primordiale.
Il n'en demeure pas moins que la ruse a bien plus mauvaise presse dans l'histoire culturelle européenne que l'honnêteté et la sagesse. Cela explique sans doute pourquoi les mots nous manquent pour parler de la ruse de manière systématique et pour la différencier en diverses catégories. Nous devons faire appel à une autre culture pour combler cette lacune. Le sinologue suisse Harro von Senger s'est rendu compte que la langue chinoise permet de parler avec plus de nuances de la ruse. Il a souvent entendu parler de 36 stratagèmes, mais sans qu'on puisse lui indiquer les sources. Alors, il s'est mis sur la piste et il a découvert le Sanshiliu Ji Miben Bingfa, un traité du 16ème siècle qui donne la liste de ces 36 stratagèmes. Von Senger l'a traduite et édité en Occident. Le mot ‘stratagème’ est issu du grec. Il est parent du mot ‘stratégie’ et sa signification originale est ‘ruse de guerre’. Von Senger propose de l'appliquer à toutes les situations où l'on trouve des techniques rusées et futées. En appliquant le terme au cadre de la matière renardienne, on revient au sens original: au début de la branche II du Roman de Renart, le narrateur nous parle de ‘la guerre, qui tant fu dure de grant fin, entre Renart et Ysengrin, qui moult dura et moult fut dure’ (II, 10-13).
Un rapide coup d'oeil sur la liste des 36 stratagèmes nous révèle qu'elle se constitue d'une série de proverbes ainsi que de résumés d'histoires de ruses. Ces formes raccourcies sont parfois saisissables immédiatement (no. 2, 6, 18, 28 et 36), alors que dans d'autres cas, elles nécessitent le développement d'une histoire, pour être compréhensibles (notamment no. 9, 12 et 32):
1. | Abuser l'Empereur et traverser la mer |
2. | Assiéger Wei pour sauver Zhao |
3. | Tuer avec un couteau emprunté |
4. | Attendre, reposé, un ennemi épuisé |
5. | Profiter d'un incendie pour commettre un vol |
6. | Clameur à l'Est, attaque à l'Ouest |
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7. | Créer quelque chose à partir de rien |
8. | Réparer ostensiblement les passerelles en bois, marcher secrètement vers Chencang |
9. | Observer l'incendie sur la rive opposée |
10. | Cacher le poignard derrière un sourire |
11. | Le prunier se dessèche à la place du pêcher |
12. | Emmener un mouton en passant |
13. | Frapper sur l'herbe pour débusquer le serpent |
14. | Emprunter un cadavre pour le retour de l'âme |
15. | Attirer le tigre de la montagne vers la plaine |
16. | Pour saisir quelque chose, commencer par lâcher |
17. | Jeter une brique pour gagner un morceau de jade |
18. | Pour neutraliser une bande de brigands, capturer d'abord leur chef |
19. | Retirer les bûches sous le chaudron |
20. | Troubler l'eau pour prendre les poissons |
21. | La cigale se débarrasse de sa peau dorée |
22. | Fermer la porte pour prendre le voleur |
23. | S'allier à l'ennemi éloigné pour attaquer d'abord l'ennemi proche |
24. | Prétendre ne vouloir que traverser l'Etat de Guo, pour l'occuper tout de même |
25. | Voler les poutres intactes et les échanger contre des lambourdes pourries |
26. | Désigner le mûrier pour injurier l'acacia |
27. | Simuler la démence sans pour autant perdre l'équilibre |
28. | Attirer sur le toit puis retirer l'échelle |
29. | Orner les arbres secs de fleurs artificielles |
30. | Changer le rôle de l'invité en celui de l'hôte |
31. | Le stratagème de la belle femme |
32. | Le stratagème des portes ouvertes de la cité |
33. | Le stratagème de la semence de discorde |
34. | Le stratagème de la mutilation volontaire, qui consiste à se blesser pour gagner la sympathie de l'adversaire |
35. | L'enchaînement de stratagèmes |
36. | Prendre la fuite (avant que la situation ne soit désespérée) est le meilleur (des 36 stratagèmes). |
Je pars de l'hypothèse que cette liste est généralement appliquable, et que nous pouvons utiliser ces 36 stratagèmes par exemple pour classer les ruses dans Van den vos Reynaerde. Evoquons la scène où le chat est tenu de mener Reynaert à la cour royale. Ce dernier n'en a aucune envie et propose à Tibeert de faire d'abord ripaille: par exemple bombance de souris, qui pulluleraient dans la grange du curé. Or, la seule chose à gagner en cette grange, est un collet posé par la famille du curé pour piéger Reynaert, voleur de poules, en cas de nouvelle intrusion. Ainsi Tibeert se voit pris et horriblement maltraité par les habitants de la cure. C'est l'illustration d'une parfaite mise en système des stratagèmes 7 (Créer des souris à partir de rien) et 3 (Maltraiter avec les bâtons de la famille du curé).
Cet exemple a montré qu'on peut parler en termes chinois d'un animal néerlandais. Mais il ne prouve pas la conformité des cultures à propos de la ruse. Pour aborder cette question, nous allons nous pencher sur quelques récits populaires d'autres animaux rusés (et de Till l'Espiègle), tout en essayant de leur trouver une
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place dans la liste des stratagèmes chinois. Commençons notre parcours au pays des stratagèmes.
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Sun Wukong, le Singe-Roi chinois
Le roman Voyage en Occident de Wu Cheng'en, datant du 16e siècle, raconte les aventures du moine Tripitaka qui part en direction de l'Inde pour ramener en Chine les Ecritures saintes de Bouddha. Parmi ses compagnons se trouve Sun Wukong, qui a fait mauvais usage de ses forces surhumaines et qui en guise de châtiment doit jouer le rôle de garde du corps du moine. Ce dernier boit l'eau d'un ruisseau et se retrouve...enceint. Le seul remède: l'eau d'une source gardée par un moine taoïste qui s'appelle le Vrai Obéissant Immortel. Celui-ci demande beaucoup d'argent pour son eau, et Tripitaka est un moine-mendiant qui n'en possède point. Sun Wukong insiste et le Vrai Obéissant Immortel l'attaque avec une pioche. Bien que le Singe-Roi sorte vainqueur de la lutte, il ne parvient pas à puiser de l'eau. Il retourne chez Tripitaka et repart avec le moine Sha. Ce dernier doit se cacher avec une cruche derrière l'entrée de la grotte.
Armé d'une massue en fer, Sun Wukong s'approche de la porte en hurlant ‘Ouvrez! Ouvrez!’ Le gardien annonce la nouvelle arrivée de Sun Wukong à son maître. Le Vrai Obéissant Immortel sort. A nouveau, il lui refuse l'eau. Singe-Roi l'attaque alors de sa massue. Un nouveau combat fait rage, durant lequel Sun Wukong l'attire lentement vers le bas de la montagne. Le moine Sha profite de cette occasion, afin de se procurer rapidement l'eau salvatrice. Ensuite, il saute sur son nuage et annonce au Singe-Roi, qu'il a accompli sa mission.
A l'instant, Singe-Roi arrête le combat et se met à crier: ‘Lorsque je suis venu pour la première fois, tu m'as empêché par deux fois de me rendre vers l'eau. Cette fois-ci, j'ai utilisé le stratagème “attirer le tigre de la montagne vers la plaine”. Je t'ai donc provoqué au combat pour que mon compagnon puisse entrer dans la grotte et chercher de l'eau’.
(Von Senger, p. 277)
Sun Wukong, en tant que bon chinois, analyse lui-même sa ruse: il a appliqué le stratagème 15, attirer le tigre de la montagne vers la plaine. Reynaert connaît lui aussi ce stratagème, lorsqu'il attire le lapin Cuwaert loin de la protection qu'offre la cour, à Malpertuus, où il pourra le tuer.
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Kantjil et le monstre
En 1912, un petit livre s'intitulant Der malaiische Reineke Fuchs a paru à Frauenfeld en Suisse. Son éditeur, Conrad Kläsi, y a rassemblé des histoires du cerf nain, comme on en trouve aujourd'hui encore dans les livres pour enfants indonésiens et malais, hauts en couleur. Pourquoi Kläsi a-t-il choisi ce titre étrange? D'une part parce que le public germanophone sait qui est Reineke Fuchs, alors qu'il n'a jamais
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entendu parler d'un cerf nain en général et encore moins du cerf nain des contes populaires, ce qui ne l'inciterait guère à acheter un tel livre. D'autre part, Kantjil, nom du cerf nain, est tout aussi populaire en Malaisie que Reineke en Allemagne, Renart en France et Reynaert en Belgique et aux Pays-Bas. Toutefois, ce titre demeure problématique à certains égards. En effet, c'est faire preuve d'eurocentrisme que de ne pas accorder le même statut à l'animal rusé malais qu'à l'européen en ne définissant et en ne prêtant existence à Kantjil qu'à travers Reynaert. En tout cas, nous pouvons en conclure que Reynaert n'est pas le seul animal rusé.
Les histoires du cerf nain racontent comment, malgré sa petite taille, il devient roi de la jungle. Une étape importante sur cette voie est sa victoire sur le monstre Grak Gempa, qui dévore tout ce qu'il peut attraper. Kantjil raconte aux animaux médusés, qu'il veut s'en prendre au monstre. Le lendemain, il se poste sur son passage.
Il s'assied au milieu du chemin et commence à creuser un trou. Un orage menace; des nuages furieux courent dans les airs. Bientôt, on entend un craquement rompre le silence de la forêt vierge. Le monstre, Grak Gempa arrive. Dès que le cerf nain l'entend, il se met à gémir bruyamment: ‘Oh, mes chers enfants, oh, ma chère épouse, mes seuls trésors. Accourez que je vous cache dans la terre protectrice. Un très saint ami d'Allah m'a dit: “Voici le temps de la Résurrection et du Jugement dernier, voici venir le jour, où le ciel s'abattra sur le monde”. Mettez-vous à l'abri dans ce trou, que je vous creuse’. Entre temps Grak Gempa, intrigué par ces gémissements, émerge des fourrés. Le cerf nain, avec une feinte indifférence, s'affaire autour de son trou, répétant sa plainte, pleurant et renâclant. Piqué au vif, Grak Gempa ne parvient plus à contenir sa curiosité, s'approche et demande: ‘Eh, mon vieux cerf nain, c'est t'y quoi, ce trou qu' tu creuses? Pourquoi tout c' grabuge pour qu' ta femme et tes enfants se cachent dans c' trou?’ A cette apparition, le cerf nain feint de s'effrayer: ‘Je creuse ce trou,’ ditil sans interrompre son travail, ‘suite à la prophétie d'un saint ami d'Allah. Il m'a annoncé: “Mon fils, la fin du monde est proche”. J'ai su qu'il disait vrai à la vue des nuages qui chaviraient le ciel. Levez les yeux et voyez par vous-même’. Gempa lève les yeux: le ciel était lourd, chargé de nuages fouettés par des vents annonciateurs de tornade. Grak Gempa est saisi d'effroi: ‘Maître cerf nain, entendez-moi! Est-ce que vous m'accorderiez l'abri d' vot' trou?’ - ‘Comment pensez-vous faire tenir votre grand corps
dans mon abri?’ dit le farceur. ‘Je vais évidemment l'élargir, car mon saint maître m'a dit: ‘Aujourd'hui un géant du nom de Grak Gempa viendra te voir. Il faudra lui ménager une place afin de le placer sous la protection de tes prières’. Le monstre se dit: ‘C' que le cerf nain dit du saint frère d'Allah doit êt' vrai, car comment pourrait'y savoir qu' j' m'appelle Grak Gempa?’ Sans attendre, il rétorque au farceur: ‘Laissez-moi vous aider à creuser, pour qu' j' puisse trouver protection dans l' trou, car j' suis Grak Gempa’. Et le monstre zèlé aide le farceur à agrandir la fosse. Lorsque le trou est suffisamment grand, le monstre y entre de force. Alors le cerf
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nain s'écrie: ‘Venez à moi, roi des tigres, roi des chèvres et vous tous, seigneurs de la forêt et frappez ce monstre, ce maudit bâtard, au visage’. Tous accourent joyeusement. Lorsque le monstre s'aperçoit de la ruse, il hurle furieux: ‘Maudit cerf nain, pourquoi qu't'agis ainsi avec moi, alors que j' t'ai épargné?’
Le cerf nain lui répond: ‘Tu as commis le pire des péchés envers Allah le Très Haut. Il a vu comment tu as dévoré ses créatures. Comment aurais-je pu te ligoter sans user de malice? Allah t'a envoyé ce châtiment!’ Se tournant vers les autres animaux, il dit: ‘Accourez, camarades, frappez-le, piétinez-le et souillez-lui la tête!’ Et tous s'exécutent avec joie, et le corps de Grak Gempa est déchiqueté et maculé d'ordures noirâtres, jusqu'à ce qu'il périsse. (Kläsi p. 21-24)
La ruse du cerf nain correspond au stratagème 1, abuser l'Empereur et traverser la mer. Dans l'histoire qui a donné le nom au premier stratagème, l'Empereur prend le bateau pour une maison. Grak Gempa est poussé à se mettre lui-même hors circuit en creusant ce qu'il pense être un abri, mais qui sera sa tombe. Pour le tuer, le cerf nain a cependant besoin de l'aide des plus grands animaux, appliquant le stratagème 3 que nous avons déjà rencontré. Ces deux stratagèmes et leur usage commun sont aussi des procédés familiers à Reynaert, qui les utilise entre autres dans la scène de Bruun. Reynaert dit à Bruun que du miel se trouve dans un tronc d'arbre fendu. Lorsque l'ours y met sa tête, Reynaert retire le coin qui maintenait l'arbre ouvert. L'ours se retrouve coincé et est presque battu à mort par les habitants du village.
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Anansi et les bananes
Anansi père l'araignée, généralement décrit et dessiné comme un être humain à huit pattes, est un vaurien qui parcourt les contes oraux des Caraïbes. Il est marié avec Ma Akoeba et il a douze enfants.
Un jour, Ma Akoeba ne possédait plus qu'une douzaine de bananes chez elle. Et même précisément douze, qu'elle compta et recompta. Elle les fit cuire, comme il se devait pour de telles bananes. Puis elle resta interdite. - ‘Dois-je les couper en petits morceaux?’, demanda-t-elle à père Anansi. Celui-ci répondit, que les bananes se mangent entières. - ‘Combien de bananes m'astu dit?’ - ‘douze’ répondit Ma Akoeba, contrariée. - ‘Ne fais pas cette tête, estimons-nous heureux d'en avoir douze, cela suffit à nourrir les enfants, quant à nous, nous pouvons jeûner durant une journée’, répliqua Anansi. Ma Akoeba, que le sort de ses enfants n'indifférait pas, leur distribua à chacun une banane. Ils se trouvèrent tous attablés, père et mère devant une assiette vide, et chacun des douze enfants, devant sa banane. Ils s'apprêtaient à débuter leur repas, lorsqu'Anansi s'écria: - ‘Qui aime son papa le plus?’ ‘Moi, moi, moi ...’ lancèrent les enfants pêle-mêle. - ‘Celui qui aime son papa le plus, lui donne la moitié de sa banane.’
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Evidemment, Anansi reçut douze demi-bananes. Ma Akoeba ne fut jamais tant en colère contre Anansi, mais elle ne le battit qu'une semaine plus tard, dans une autre histoire...
Anansi utilise le stratagème 17, jeter une brique pour gagner un morceau de jade. Afin d'obtenir finalement la moitié des bananes, il renonce tout d'abord au quatorzième des douze bananes qui lui revient de droit. On peut sans doute aussi y trouver une pointe de stratagème 23, s'allier à l'ennemi éloigné pour attaquer d'abord l'ennemi proche, du moins si on considère l'épouse, qui sort les mains vides de cette histoire, comme l'ennemi proche. Il s'agit ici de stratagèmes qui ne sont pas seulement utilisés par Reynaert, mais aussi par ses antagonistes. C'est ainsi que Bruun, suivant en cela le stratagème 17, laisse une partie de sa fourrure dans le tronc d'arbre déjà cité, afin de sauver sa peau. Reynaert renonce à une portion de veau, pour s'attirer les bonnes grâces du roi (Reynaerts historie, 6101). Suivant le stratagème 23, Isegrim le loup accuse Reynaert auprès du roi, pour lequel luimême n'éprouve pourtant guère de sympathie. Reynaert semble se référer à ce stratagème, car il sait que ses adversaires le connaissent. Ainsi, il propose à Bruun un contrat, du miel contre de l'aide à la cour. Comme l'ours sait que le renard a très grand besoin de soutien, il croit à l'histoire du miel.
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Petit père Lapin et petit père Renard
Les histoires africaines du lièvre rusé sont arrivées en Amérique avec les esclaves. Là, à leur image, le lièvre (féroce et libre) s'est transformé en lapin (apprivoisé et captif). La version que nous allons présenter se base sur les collections du journaliste (blanc) Joel Chandler Harris, qui, dans le sud des Etats-Unis, a recueilli des histoires d'animaux parlants et les a attribuées à un esclave noir, Oncle Rémus, qui les raconte au fils (blanc) du propriétaire de la plantation. Le plus souvent, le héros en est le lapin, mais une fois, le renard réussit à l'attraper à l'aide d'une poupée en goudron (noire!). En effet, après avoir giflé cet être impoli, qui ne répond pas lorsqu'on le salue, le lapin se trouve englué à elle, la poupée en goudron.
- Oncle Rémus, demanda le petit garçon un soir qu'il avait trouvé le vieil homme à peu près inoccupé, est-ce que le Renard a tué et mangé le Lapin quand il l'a attrapé avec le Bébé-de-Goudron?
- Mais, est-ce que je ne te l'ai pas déjà raconté, chéri? répondit le vieux Noir, riant malicieusement dans sa barbe. Parbleu, j'aurais bien dû te le raconter, mais le bonhomme Sommeil s'était si bien assis sur mes paupières que j'en aurais oublié mon propre nom, et voilà que par-dessus le marché ta maman est venue t'appeler. Voyons, où en étais-je donc? Je t'avais dit que le petit père Lapin était une créature très astucieuse; du moins c'est ce que j'avais l'intention de te dire. Eh bien, mon garçon, ne te tracasse pas pour lui, parce que, dans ce temps-là, le petit père Lapin et sa famille étaient les premiers chaque fois qu'une bagarre était en vue et ils ne se laissaient pas faire! Aussi, avant de verser des larmes sur le sort du petit père Lapin, attends de savoir ce qui lui est arrivé.
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Quand le petit père Renard avait trouvé le petit père Lapin tout emmêlé avec le Bébé-de-Goudron, il s'était senti très content et il s'était roulé par terre de rire. Et puis il lui avait dit:
- Ah! Je crois que je vous tiens, cette fois, Frère Lapin! Peut-être que non? On dirait bien que si, pourtant! Voilà assez longtemps que vous tournez partout ici autour de moi, et avec quel toupet! Mais je crois que c'est fini, pour vous...Assez cabriolé et assez sauté dans tout le voisinage jusqu'à vous prendre pour notre chef à tous. Et de plus, vous êtes aujourd'hui fourré là où vous n'avez rien à faire. Qui vous a prié de venir faire connaissance avec ce Bébé-de-Gourdon? Et qui vous a collé là où vous êtes? Personne! Vous vous êtes précipité et collé vous-même contre ce Bébé-de-Gourdon sans attendre qu'on vous y invite! Mais maintenant que vous êtes là, vous y resterez jusqu'à ce que je fasse un tas de broussailles et que j'y mette le feu, parce que, aujourd'hui, je vous ferai rôtir, c'est sûr et certain! disait le petit père Renard.
Alors le petit père Lapin dit d'une voix très douce:
- Faites de moi ce que vous voulez, Frère Renard. Seulement ne me jetez pas dans ce buisson de ronces. Oui, rôtissez-moi, Frère Renard, mais ne me jetez pas dans ce buisson de ronces, s'il vous plaît!
- Allumer un feu, c'est bien du travail, dit le petit père Renard. Je crois plutôt que je vais vous pendre, oui.
- Pendez-moi aussi haut qu'il vous plaira, Frère Renard, dit le petit père Lapin, mais pour l'amour du ciel, ne me jetez pas dans ce buisson de ronces, s'il vous plaît!
- C'est que je n'ai pas de ficelle, dit le petit père Renard, alors je crois que je vais vous noyer, oui, je crois.
- Noyez-moi aussi profond qu'il vous plaira, Frère Renard, dit le petit père Lapin, mais ne me jetez pas dans ce buisson de ronces, s'il vous plaît!
- C'est qu'il n'y a pas d'eau par ici, dit le petit père Renard, alors je crois que je vais vous écorcher vif, oui.
- Ecorchez-moi vif, dit le petit père Lapin, arrachez-moi les yeux, tranchez-moi les oreilles, coupez-moi les pattes, mais je vous en prie, Frère Renard, ne me jetez pas dans ce buisson de ronces, s'il vous plaît!
Bien entendu, le petit père Renard cherchait à faire aussi mal que possible au petit père Lapin. Aussi il l'attrape par les pattes de derrière et il le jette en plein milieu des ronces. Et alors, il y a eu un grand remue-ménage dans le buisson, là où le petit père Lapin était tombé. (...) Et le petit père Lapin, il a eu bien du plaisir à lui lancer une de ses impertinences et à lui crier:
- C'est justement dans les ronces que je suis né, dans les ronces que j'ai grandi, Frère Renard, oui, dans les ronces! Dans les ronces! Et là-dessus il est parti en sautillant, aussi vif qu'un criquet.
(Oncle Remus, p. 20-22)
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Avec la poupée collante, le renard a utilisé le stratagème 28, attirer sur le toit puis retirer l'échelle. Reynaert utilise une technique semblable, lorsqu'en plein hiver, il convainc Hersint la louve de mettre sa queue dans un étang afin de pêcher, jusqu'à ce que le trou gèle et que la louve se trouve prise. Dans l'histoire où le lapin sort vainqueur du conflit, c'est à l'aide du stratagème 10, cacher le poignard derrière un sourire, en cachant son seul véritable désir derrière ses supplications bruyantes. De la même manière Reynaert cache régulièrement ses envies de meurtre derrière des mots aimables, ainsi par exemple dans l'épisode du miel, où il semble chercher l'amitié de l'ours, afin d'avoir une chance de sauver sa vie pendant le procès, ou en cachant ses vraies intentions derrière son habit d'ermite et sa langue fausse, dans l'épisode de Cantecleer, que nous verrons de plus près dans la partie intitulée Qu'en Néerlandais?
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Till l'Espiègle
Reynaert a été bien plus souvent comparé à la deuxième figure symbolique de Flandres, Till l'Espiègle, qu'à d'autres animaux rusés. Rik van Daele (1991) a déjá traité de ce qui peut être comparé, mais aussi de ce qui est incomparable. Quant à nous, nous allons nous concentrer sur le thème de la ruse qui, dans le roman de Charles de Coster, ne joue un rôle que jusqu'à la mort du père de Till, Claes (jusqu'au chapitre I, 66). Par contre dans la version allemande de 1510, la plus ancienne parvenue jusqu'à nous, la ruse et la méchanceté de Till gardent toute leur importance jusqu'à la fin. J.D. Janssens, qui éprouve beaucoup de sympathie pour les textes, mais très peu pour le héros, affirme: ‘Une chose est sûre: quand Reynaert et Ulenspiegel apparaissent, la langue est abusée pour tromper les gens.’ (1997, p. 12).
La différence entre les deux Till se voit très bien dans leur rapport avec leur mère respective, Thyl et sa mère Soetkin, Dil et sa mère Ann Wibcken. Après la torture de Thyl, De Coster dessine une scène de piétà (ill. 1):
III. 1. Thyl Ulenspiegel et sa mère, ill. Frans Masereel (éd. allemande de De Coster, 1926).
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Le bourreau détacha Ulenspiegel, et le mit nu et tout couvert de sang sur les genoux de Soetkin, tandis que le chirurgien lui remettait les os en leurs charnières.
Cependant Soetkin embrassait Ulenspiegel, et pleurant disait:
Fils, pauvre martyr! Si messieurs les juges le veulent, je te guérirai, moi; mais éveille-toi, Thyl, mon fils! Messieurs les juges, si vous me l'avez tué, j'irai à sa Majesté; car vous avez agi contre tout droit et justice; et vous verrez ce que peut entreprendre une pauvre femme contre les méchants. Mais, messieurs, libérez-nous ensemble. Nous n'avons que nous deux au monde, pauvres gens sur qui la main de Dieu tombe lourde.
(I, p. 140).
Lorsque Dil est couché sur son lit de mort, sa mère vient lui rendre visite (ill. 2).
Quand elle fut arrivée, elle se mit à pleurer, et lui dit: Mon cher fils, où as-tu mal? - Chère mère, répondit-il, ici entre le coussin et la muraille. - Ah! Mon cher fils, dis-moi au moins une douce parole! - Du miel, chère mère; voilà une douce parole!
(chap. XC)
Dil utilise le stratagème 7, créer quelque chose à partir de rien, en veillant à ce qu'on ressente fortement ce ‘rien’. Il trouve le moyen de donner encore moins à sa mère que le peu qu'elle lui demande.
III. 2. Till sur son lit de mort (Wunderbarlich vnnd Seltzame Hystorien Tyl Eulenspiegels, 1555).
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Le stratagème 7 est bien sûr aussi le stratagème préféré de Reynaert, si nous pensons au trésor, aux souris de Tibeert ou encore une fois, au miel de Bruun, mais il utilise ce stratagème d'une manière bien différente que ne le fait Dil dans cette situation. Quand Dil dit ‘miel’, sa mère sait qu'elle ne reçoit rien si ce n'est de la moquerie. Quand Reynaert dit ‘miel’, l'ours croit qu'il va recevoir du miel et pas qu'il sera l'objet de la moquerie. En plus, la mère sait tout ce que le lecteur sait aussi, tandis que le renard, le narrateur et le lecteur sont comme des complices qui excluent l'ours de leur savoir, que ce seront des coups sinon la mort qu'il va trouver dans l'arbre fendu.
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Reynaert
Les stratagèmes seuls ne suffisent donc pas pour distinguer Reynaert et Dil. II en va de même pour la comparaison avec les autres animaux rusés: Reynaert connaît les mêmes astuces qu'eux. Pour arriver à une véritable différenciation, il faut doter le catalogue des stratagèmes d'un outillage bien plus fin, il faut ajouter une théorie occidentale à la théorie orientale de la ruse.
Le premier critère discriminatoire qui semble s'imposer est sans doute celui de la ‘bonne’ et de la ‘mauvaise’ ruse, de la ruse qui nous fait rire et de celle que nous ne trouvons pas drôle. Le cerf nain, le Singe-Roi, et le lapin sont contraints d'agir par la ruse pour se sortir de leur situation précaire, alors qu'Anansi et Dil sont de méchants égoïstes. Et Reynaert dans tout cela? Il se situe entre les deux groupes: sa méchanceté l'a mis dans une telle situation, que seule la ruse lui permet d'en réchapper.
Nous pouvons aussi utiliser la définition de la ruse pour mieux discerner les différences. Nous avons vu que la ruse est un procédé intellectuel, qui permet de trouver une échappatoire à une situation désagréable - procédé qui prend les ennemis par surprise. Nous appréhendons en effet les situations données par des liens de cause à effet: si le cerf nain rencontre le monstre, celui-ci le tuera et non pas le contraire. Si le roi des singes n'a pas d'argent, il ne peut pas obtenir l'eau curative. S'il y a quatorze personnes et seulement douze bananes, l'araignée Anansi ne peut pas compter obtenir plus d'une banane. Si le renard attrape le lapin, il le tue aussi certainement que Dil console sa mère qui vient le voir sur son lit de mort. Et si Reynaert est cité en justice par Bruun, il doit l'accompagner pour être condamné à mort et executé. Ces solutions-là ne nous surprennent pas. Mais les héros rusés de ces histoires réussissent toujours à échapper au mauvais sort qui les guette. Comment est-ce possible? Parce que le monde qui nous entoure est toujours plus complexe que ce que nous voyons. Les héros rusés de ces histoires connaissent notre manière simpliste de réfléchir et peuvent donc nous étonner, comme le dit le stratagème 20: troubler l'eau pour prendre les poissons. Une classification de la ruse peut se baser sur cette manière de troubler l'eau, c'est-à-dire sur la manière de jouer avec notre faculté de réfléchir et de prévoir ce qui va se passer. Si nous les observons bien, nous voyons que chacun a ses propres moyens d'action et que la description de leur méthode permet de mieux les comprendre.
Le Singe-Roi arrive à changer la situation de départ, en attirant le gardien loin de la source.
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Par contre avec son trou, le cerf nain crée une nouvelle réalité, à double sens: un trou peut être un abri, mais il peut aussi être un piège. Le monstre, trompé par la rhétorique de Kantjil, ne voit que la première possibilité, pour se trouver, finalement, pris dans la deuxième.
L'araignée Anansi introduit dans l'histoire deux nouvelles manières d'interpréter la réalité: il invente d'abord de toutes pièces une règle, interdisant de couper des bananes et, au moment où les enfants se mettent à manger sous les yeux de leurs parents affamés, il se réfère à une deuxième règle, traditionnelle, qui veut que les enfants doivent aimer leurs parents. L'application de cette règle lui vaut 12 demi bananes.
Till l'Espiègle est le grand spécialiste des règles inconnues, qui prennent ses adversaires par surprise, et cela dans la plupart des histoires. Dans l'histoire que nous avons présentée, il semble évident, que la vieille mère de Till cherche à consoler et veut ellemême être consolée. Seul Till ne le ‘voit’ pas, et remplace le réconfort mutuel, adapté à la circonstance, par un jeu de mots non-émotionnel sur les mots, dans une sorte de ‘Quizz’ avant l'heure.
Par contre, le lapin prisonnier ne manipule pas la situation de départ et ne joue pas avec la perception qu'en a le renard, mais agit directement sur la situation finale et son anticipation. Comme le renard veut lui faire subir le pire des outrages, le lapin fait passer ce qui lui est agréable pour le pire des châtiments imaginables.
III. 3. Ex libris Simo Hannula (Finlande, gravure, 1995).
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Et Reynaert? Il préfère inventer des situations totalement nouvelles: au lieu de la chasse aux poules, des heures canoniales, au lieu d'un procès, des souris ou du miel, au lieu d'une exécution, un trésor, au lieu d'une chasse au trésor, un anathème papal, au lieu d'un pèlerinage, l'établissement de documents. Est-il donc finalement justifié de qualifier le cerf nain de Renard malais, comme Kläsi l'a fait? Pas totalement, puisque l'instrument utilisé par Reynaert est la parole: il ne creuse pas de trous dans le paysage mais, à l'aide des mots, il en creuse dans la tête de ses adversaires. Comme exemple, citons la grotte de Kriekeputte, dans laquelle un trésor devrait être caché. Le stratagème 7, créer quelque chose à partir de rien, n'est pas seulement le stratagème favori de Reynaert, mais se prêterait aussi à une possible définition de toute littérature.
Quant au renard, il n'est peut-être pas le seul héros d'histoires de ruses, mais personne n'est plus près des narrateurs de ces histoires, peut-être même des narrateurs de toute histoire, que Reynaert. |
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