| |
| |
| |
articie
■ Paul wackers
Que des animaux?
Over een brugghe ghinc een hont
Die een been droech inden mont.
Doe hi die scade [=schaduw] int water sach
Vanden bene, hoort wat hi plach [=deed].
Hi snauwede omt stic [=om het been] van onder,
Dus wert hi vanden bene sonder.
Un chien tenant un os dans sa gueule, traversait un pont. Lorsqu'il vit l'ombre de l'os portée sur l'eau, voici ce qu'il fit: il tenta de se saisir du reflet de l'os, raison pour laquelle il perdit celui qu'il serrait entre les dents.
Telle est la version néerlandaise d'une histoire très largement répandue. La version la plus ancienne que nous connaissions est grecque et a plus de 2000 ans. Les versions les plus récentes datent de notre siècle et sont partagées entre presque toutes les langues d'Europe. De quoi s'agit-il? Sans aucun doute d'un animal, apparemment d'un chien. Mais en apparence seulement, car ce n'est pas un vrai chien. En effet, la scène décrite ici ne pourrait se produire dans la réalité. Aucun chien réel ne tenterait de se saisir du reflet d'un os dans l'eau. Ce chien est affublé d'un trait de caractère humain, à savoir la cupidité. Et c'est par envie pour ce qu'il ne possède pas qu'il perd ce qu'il a.
On peut prouver que cette interprétation sied au texte ci-dessus. Il s'agit d'une fable et, pour l'occasion, d'une fable avec une morale explicite, éclairant l'objet de ce texte qui traite de celui qui désire tout posséder. C'est justement parce que de tels individus convoitent les biens d'autrui, qu'ils font peu de cas de ceux qui leur sont propres.
Il existe des centaines de fables et des douzaines de récits animaliers. Nombreux sont ceux qui possèdent une morale, tout aussi nombreux ceux qui n'en possèdent pas ou, du moins, pas explicitement formulées. Quant aux récits riches d'une morale, ils présentent entre eux d'énormes différences. Parfois même, des versions différentes d'une même histoire, développent également deux morales différentes. Et pourtant, les fables et les récits animaliers peuvent être considérés comme groupe, comme un vrai genre, et ceci parce qu'ils partagent la caractéristique de parler tous deux d'animaux, d'animaux représentés en tant que modèles humains ou alors en tant que modèles des comportements humains, des émotions humaines. C'est pourquoi ils ne sont pas seulement des animaux, comme ils ne sont pas vraiment non plus des êtres humains. Les possibilités spécifiques et l'intérêt particulier de ce genre d'histoires résident dans ce dédoublement, dans les caractères bifides de ces personnages littéraires, dans la possibilité d'un tableau faussé et toujours non naturaliste, et dans la faculté de promouvoir de façon indirecte et masquée différentes idées concernant les hommes et leur comportement.
| |
| |
III. 1. Monsieur Bommel (Maarten Toonder, Heer Bommel komt op, Amsterdam, Bezige Bij, 1990, p. 86).
L'unanimité des chercheurs sur ce point ne signifie toutefois pas que toutes ces fables et récits animaliers, se valent les uns les autres. Bien au contraire, il existe même de très grandes différences entre eux. A vrai dire, on peut distinguer différents récits animaliers, en fonction de leurs buts, de leurs intentions: quelquesunes de ces histoires se proposent de nous dispenser de manière agréable des informations purement biologiques sur des animaux réels, alors que d'autres récits ont justement dans l'idée de poser les différences entre les hommes et les animaux. Nous allons, quant à nous, nous préoccuper du corpus d'histoires animalières citées ci-dessus, et comprenons sous ‘récits animaliers’ exclusivement ceux traitant de la manière de parler des Hommes en parlant des bêtes. Cette restriction nous propose toutefois un choix énorme, en raison de la gradation de l'animalisation des caractères. L'anthropomorphisme que nous relevons dans la fable ci-dessus est minime. Le comportement du chien relève presqu'exclusivement de celui d'un animal. Il fait preuve de comportements propres aux chiens (baguenader sur un pont, tenir un os dans sa gueule, essayer d'attraper quelque chose avec sa gueule et laisser échapper un os d'entre ses dents), de comportements qu'on peut voir chez un chien dans la réalité. Le chien devient image de ce trait humain, qu'est la cupidité. C'est là, et seulement là, que se situe la fiction. Le récit de Bommel par Maarten Toonder s'inscrit à l'autre extrémité du cortège des possibles.
Dans ce récit, tous les animaux, à l'exception du matou Tom Poes, portent des vêtements. Ils conduisent des automobiles et utilisent des appareils. Ils ont des professions, ils sont serviteurs, personnes de la haute société, maires, etc. Ils ressemblent en tous points aux hommes. Et le lecteur ne se souviendra que très rarement que les personnages ne sont pas de simples êtres humains. Ce ne sont que les images, qui transforment les gens en animaux. Mais notre façon de ressentir ces histoires dépend malgré tout de notre connaissance de la véritable identité des personnages: nous savons que Monsieur Bommel est un ours, que le marquis de
| |
| |
Cantecleer est un coq altier, que l'imposteur Bul Super est un chien et que le professeur Sickbock, aussi lettré qu'enthousiaste, est un bouc. L'enveloppe animale de ces animaux fera l'une des composantes de leur personnalité.
C'est entre ces deux pôles que se trouvent toutes sortes de variantes, certaines bien simples et d'autres beaucoup plus complexes. On décèle avant tout cette complexité, lorsque le regard porté sur les personnages l'est sous diverses perspectives. Cependant, les exemples évoqués jusqu'à présent ne s'inscrivent pas dans cette optique. Durant toute la fable, le chien est dépeint comme un chien et les personnages des récits de Bommel se comportent exclusivement comme des êtres humains. La complexité peut s'observer ailleurs, par exemple dans la seconde branche du Roman de Renart, où l'on parle, en un point, d'une course entre le chat Tibert et Renart. Cette description relève de deux perspectives. Elle a pour cadre un rapport soulignant l'égale aptitude à la course dont font preuve un matou et un renard. Puis une narration imagée enrichit ce rapport, en l'associant à une course de chevaux. Cette comparaison éveille pour le public une sorte de dédoublement, soulève une ambiguïté. Le public comprend Renart et Tibert à la fois en tant qu'animaux courants et en tant que chevaliers s'affrontant lors d'un tournoi. Quelque chose de comparable se produit dans la même branche lorsque Hersent, la louve, décide de prendre Renart pour amant. Elle lui demande de venir à elle et de l'enlacer. Renart s'exécute avec joie, scène décrite dans le langage propre au roman de chevalerie, langage utilisé pour parler de la rencontre entre deux amoureux humains. Mais soudain, alors que les deux amants ‘passent à l'acte’, le narrateur dit que Hersent lève une patte et rend ainsi brutalement les deux personnages à leur animalité. L'environnement humain s'est effondré. Une telle ambiguïté a
pour but de pousser le public à généraliser encore d'avantage ce double sens. Si Renart et Tibert ont quelque chose du chevalier, si Renart et Hersent partagent quelque chose avec les amants humains, alors pourquoi les chevaliers et les vrais amants ne possèderaient-ils pas quelque chose de bestial? Nous y reviendrons par la suite. Nous allons d'abord essayer de savoir plus exactement, quel genre de personnages nous rencontrons dans les versions en néerlandais médiéval de Reynaert, avant de nous demander, ce que ces personnages pouvaient bien avoir à dire à leur public originel (tout aussi bien qu'à nous).
La caractérisation bestiale des animaux est assez sensible dans Van den vos Reynaerde. Evidemment, de vrais animaux ne convoquent pas de journées d'audience, et ne mènent pas procès. Mais les animaux de Van den vos Reynaerde ne portent pas de vêtements (et ceci même si Reynaert reçoit quatre et non point deux chaussures et un sac) et n'utilisent que peu d'outils: même si la poule Coppe est amenée à la cour sur une civière, la fabrication des chaussures et du sac n'est pas décrite. Ainsi, le comportement humain concret est laissé très à l'arrière-plan. Mais, par ailleurs, certains détails font référence à de réelles caractéristiques animales: Reynaert essaye de dévorer des poules et un lièvre. Ces animaux sont ceux que les renards chassent naturellement. Lorsque Reynaert essaye d'attirer le bélier Belijn et le lièvre Cuwaert dans son terrier, il les flatte et leur dit, entre autres, qu'ils mangent de l'herbe, ce que le bélier et le lièvre font effectivement dans la réalité. Lorsqu'ils sont arrivés devant le terrier, Reynaert essaye d'attirer Cuwaert à l'intérieur, mais il laisse Belijn à l'extérieur. Ce qui est logique, puisque Cuwaert peut entrer dans le trou et pas Belijn, trop volumineux pour se faufiler dans un terrier de renard. De plus, Reynaert veut dévorer Cuwaert et non Belijn, puisque les renards ne mangent pas les béliers. De cette manière, la dimension fictionnelle de l'histoi- | |
| |
re se trouve restreinte, en ce sens qu'elle ne contredit pas la nature, qu'elle respecte les lois de la vie sauvage et la réalité concrète des vrais animaux.
On a souvent dit que Reynaerts historie, la deuxième histoire de Reynaert en néerlandais médiéval, est nettement plus anthropomorphe, autrement dit, qu'elle dépeint les animaux sous des traits beaucoup plus humanisés. Ce trait fait l'une des raisons pour laquelle cette histoire est nettement plus négativement connotée par la recherche ancienne, que Van den vos Reynaerde. Un tel jugement est quelque peu curieux. En effet, en quoi faire bénéficier des animaux, conçus en tant que représentations fictives d'êtres humains, en tant qu'images de leurs comportements, d'une description plus complète que celle accordée aux hommes, seraitce mauvais du point de vue littéraire? Les histoires de Bommel ne sont pas moins heureuses que la fable du chien qui lâche son os, elles sont simplement différentes. Ceci mis à part, l'affirmation, quant à elle, ne tient pas non plus. Pour illustrer cette anthropomorphisation soutenue, on fait souvent allusion au fait que les animaux, dans Reynaerts historie, utilisent des instruments de musique, exécutent des danses de cour, ou alors disposent de canons. Le premier renseignement nous est fourni par le narrateur, durant sa description du prolongement de la deuxième partie de la journée d'audience (B 3487-3488). Nobel évoque les canons, lorsqu'il parle des préparatifs du siège de Malpertuus (B 3745). Notons qu'il s'agit à nouveau de détails qui renvoient à la civière de Coppe dans Van den vos Reynaerde. Aussi dans la Reynaerts historie, les animaux se comportent le plus souvent comme des animaux. La guenon Rukenau, par exemple, raconte pour se rendre importante, qu'elle a droit à un lit de paille à la cour du pape, alors que d'autres
animaux doivent se contenter d'un couchage à même le sol. Or, les gens haut placés dans la société attendaient vraiment, à l'époque de la réalisation de Reynaerts historie, de pouvoir bénéficier d'un lit. Ainsi, ce à quoi se réfère Rukenau, se réfère à son statut d'animal. Le climax de l'histoire réside dans le duel entre le renard et le loup. Dans la source française de cette partie (la sixième branche du Roman de Renart), ce duel se voit fortement humanisé. Renart et Isengrin portent des boucliers, ils se battent à l'aide de bâtons et de nombreux autres détails reflètent assez exactement l'état de notre savoir ayant trait aux quelques duels entre gens nonnobles(!) au Moyen Age. En revanche, Reynaert et Isegrim se battent comme des animaux. On abandonne les éléments anthropomorphiques, on les exclut du combat. Renart fait preuve, durant le combat, d'un comportement qui correspond exactement aux connaissances biologiques que l'on avait des renards à cette époque. On peut alors raisonnablement penser que l'auteur de Reynaerts historie souhaitait donner une couleur assez bestiale à ces personnages, du moins au niveau du récit. De plus, il se servit lui aussi de cette double perspective, à laquelle nous faisions allusion ci-dessus, dans le Roman de Renart. II dit soudain, au beau milieu de sa description du combat entre les deux animaux, que cet affrontement est bien plus intéressant à observer que le striden in een perc (B 7072-7073), qu'un combat dans un parc, à savoir un tournoi entre chevaliers humains. Comme auparavant, cette remarque a pour but de mener le public à retourner cette comparaison, à considérer que la
violence chevaleresque comporte elle aussi, dans sa forme stylisée, quelque chose de bestial.
Le degré d'anthropomorphisation dans les histoires animalières médiévales n'a pas encore été systématiquement approfondi, comme ne l'a pas été non plus la représentation que l'on s'en faisait à l'époque. Toutefois, mon opinion personnelle à ce propos est que l'usage des animaux fictionnels dans ce genre de récits, en
| |
| |
tant qu'images des hommes et de leur comportement, était très important pour les théoriciens du Moyen Age, mais que ces mêmes théoriciens ne se sont généralement que peu préoccupés des différentes gradations de cette anthropomorphisation. Nous relevons dans les faits qu'au niveau de l'action, des évènements, la plupart des récits présentent des personnages assez animalisés. On thématise très rarement des actions non-humaines et des comportements fortement spécifiques. II existe évidemment une exception fondamentale à cette constatation, à savoir que les animaux sont présentés comme dotés de réflexion et bénéficient de la parole dans les récits animaliers du Moyen Age.
Or, la conception traditionnelle de la pensée occidentale veut que les animaux ne bénificient ni de la raison, ni d'un vrai langage. Les recherches récentes sur le comportement des animaux battent quelque peu en brèche cette conviction (Noske). Mais quoiqu'il en soit, les animaux ne bénéficient ni de la raison humaine, ni du langage humain. Ainsi, puisque les hommes pensent qu'ils sont eux-mêmes caractérisés par ces deux facultés, il devient indispensable que les narrateurs, désireux de dire certaines choses sur les hommes en faisant relais par les bêtes, donnent ces mêmes facultés aux bêtes. S'ils ne le faisaient pas, c'est tout leur modèle délateur qui ne fonctionnerait plus. Le fait que les personnages d'animaux puissent parler et penser à l'intérieur des récits animaliers, est une constante à la fois géograpique et temporelle, une sorte de constante universelle, qui s'étire à travers toute l'histoire.
Quelque chose s'ajoute à cette composante, dans la littérature médiévale de l'Europe de l'ouest. Au Moyen Age on pensait que les animaux et les hommes étaient parents à bien des égards. Tous sont des êtres pourvus de vie, de croissance
III. 2. Le renard pélerin, (Reynke de Vos, Lübeck 1498).
| |
| |
et d'instinct. Toutefois les êtres humains forment une catégorie à part, parmi les animaux: un humain est un animal rationnel, un animal doté de raison. On pensait que les animaux étaient contraints de suivre leur instinct, alors que les hommes avaient des devoirs et des obligations, puisqu'ils pouvaient et devaient soumettre leur comportement à l'empire de leur raison. Lorsqu'ils s'y résolvent, les hommes accordent leur comportement aux volontés divines, de sorte de pouvoir agir de façon aussi positive que possible, pour eux-mêmes et pour leurs semblables. Malheureusement, depuis le péché originel, où de très nombreux hommes livrèrent avant tout leur comportement à leurs instincts, à leurs désirs et à l'égoïsme, la réalité présente souvent un aspect fort différent. Pouvons-nous imaginer plus belle méthode pour promouvoir une dimension fictionelle ou mimétique aussi parlante, que celle de raconter une histoire d'animaux dotés aussi bien de raison que de langage? Car le langage est finalement le moyen d'expression de la raison. De cette façon, les animaux humanisés stigmatisent la bestialité dans l'Homme.
Il n'existe toutefois pas un texte médiéval qui formule explicitement l'argumentation que nous proposons ici. Bien sûr, on relève déjà certains éléments dans de nombreuses remarques théoriques. Le détournement de la langue et de la raison dans un but négatif et égoïste sont des thèmes très fréquents dans la littérature animalière du Moyen Age. C'est d'ailleurs pourquoi cette littérature comporte une dimension négative, à savoir que l'image brossé du comportement humain, n'évoque rien de bien joli. Van den vos Reynaerde et Reynaerts historie l'illustrent fort bien.
Cette dimension de la langue à égarer et à tromper, est avant tout thématisée dans Van den vos Reynaerde. Dans cette histoire, les paroles de Reynaert sont à juste titre définies comme scone tale, autrement dit, comme de belles paroles. Mots aux sonorités sublimes, qui reflètent les choses les plus agréables, mais qui mènent à l'anéantissement.
Ces mots font miroiter du miel à Bruun, des souris à Tibeert, au roi un trésor, de la reconnaissance à Cuwaert et de la gloire à Belijn grâce à leurs propriétés linguistiques: mais ils connurent tous une fin tragique.
La part la plus intéressante de cette histoire est en partie tributaire de la manière dont on représente cette contradiction. Elle réside déjà dans les mots de Reynaert eux-mêmes. Démonstration est faite par la manière dont Reynaert trompe l'ours Bruun (A 522-639). La scène se déroule comme suit: Bruun, alors qu'il se situe à l'extérieur de Malpertuis, s'adresse à Reynaert (puisqu'un ours ne peut manifestement pas se faufiler dans un terrier de renard). Il lui dit qu'il est convié à paraître devant le roi pour se justifier. S'il ne le fait pas, il sera mis à mort. C'est pourquoi Reynaert ferait bien de l'accompagner. Reynaert pense à ce qu'on vient de lui dire, et répond d'abord qu'il a de la compassion pour Bruun, qu'un aussi long voyage a dû lui être désagréable, d'autant plus qu'il n'était pas nécessaire. Reynaert se serait volontiers rendu de lui-même à la cour, mais il s'est tellement repu d'une nouvelle et curieuse nourriture, qu'il peut à peine marcher. Au début du dialogue, on commence à sentir une sorte d'ambiguïté, en ce sens que Reynaert dit en même temps qu'il s'est rassasié et que cela ne lui a pas été profitable. En effet, Bruun ne réagit que sur le premier point, il aimerait savoir de quelle sorte de nourriture il s'agit. ‘Junk food’, dit le renard, ‘un truc que je n'aurais jamais ingurgité, si j'avais eu le choix. Mais les pauvres gens n'ont pas le choix. Moi, j'ai mangé de bonnes et fraîches tranches de miel. Je suis bien contraint de le faire, si je ne peux rien trouver d'autre à manger. Malheureusement, cette nourriture provoque
| |
| |
chez moi des crampes d'estomac et des nausées.’ Il met ainsi en valeur une nourriture qu'il dénigre par ailleurs. Bruun ne s'aperçoit pas de cette contradiction, il entend seulement ‘du bon miel frais’, un miel qu'il aimerait bien posséder. Cette attention sélective le fera finalement maltraiter dans la ferme du charpentier Lamfreit. Le public du récit, quant à lui, se rend compte de cette contradiction, du moins, on attend de lui qu'il le fasse. Il s'aperçoit ainsi que Bruun se précipite les yeux exorbités à sa perte.
Ce procédé, qui consiste à introduire un élément apparemment anondin en tant qu'appât, dans une histoire où l'on traite avant tout de quelque chose d'autre, se retrouve sans cesse à nouveau dans les paroles de Reynaert. G.H. Arendt a fait de cet usage des leurres cachés ou des manières d'appâter, l'une des caractéristiques relevantes de la structure de Van den vos Reynaerde. A son avis, cette même structure se répète de manière récurrente dans le récit, structure basée sur la ruse de Reynaert, qui est toujours représentée selon le même déroulement ou les mêmes étapes et dans laquelle l'appât joue un rôle clé. L'idée de miel naîtra chez Bruun via le thème du repas, de la nourriture; on éveille chez Tibeert l'idée de souris à l'aide de miel, chez le roi celui d'un trésor à l'aide de la notion d'une confession publique, etc. L'envie qui les lie à ce leurre caché les conduira tous à leur perte. A.Th. Bouwman, entre autres, a critiqué cette thèse. D'après lui, la représentation des ruses de Reynaert révèle de continuelles et fort subtiles variations. Cette affirmation, étayée par l'argumentation de Bouwman, est plus convaincante que celle d'Arendt et donne également plus d'importance à la dimension du particulier chez Van den vos Reynaerde. Selon Bouwman, l'utilisation d'appâts cachés n'est pas une caractéristique spécifique à ce récit. Ce qui l'est par contre, c'est l'art et la manière dont on s'en sert ici.
Phénomène bien visible lorsqu'on compare la scène dans Van den vos Reynaerde entre Bruun et Reynaert avec la scène qui leur est parallèle dans la première branche du Roman de Renart. Dans ce texte, Renart répond à Brun en critiquant la cour. Les possesseurs du pouvoir sont obsédés par leurs propres avantages, alors que rien n'est accordé à l'homme pauvre et démuni de tout pouvoir. Renart le sait, c'est pourquoi il s'est rassasié chez lui, engloutissant ce miel délicieux. Puis Brun dit qu'il souhaiterait également recevoir quelque chose, souhait qui entraînera le développement de l'intrigue, d'une manière assez similaire à celle de Van den vos Reynaerde. La différence réside bien davantage dans le fait que Brun ne parvient pas à discerner le double sens des mots de Renart, au contraire de Bruun, qui aurait pu y parvenir. Pour le public, ce dernier fait preuve de bien plus de stupidité, et c'est bien davantage sa propre faute qui l'a précipité à sa perte. Non seulement il se laisse détourner de son devoir comme Brun, mais il le fait, alors qu'il aurait pu en savoir davantage.
Les paroles de Reynaert possèdent cette faculté de séduire et de tromper tant ses interlocuteurs que, parfois, son public. On attend cependant de l'assistance qu'elle décèle ce double fond. Quelques exemples: lorsque Bruun promet à Reynaert de l'aider à la cour, en échange du miel, Reynaert répond: ‘Pour ce qui est en mon pouvoir, tu recevras autant que tu pourras (sup)porter’; A 635-637. Evidemment, Bruun pense que Reynaert fait allusion au miel, mais le narrateur glisse au public, que Reynaert sous-entendait les coups qu'il destinait à l'ours; A 638-639. Ce genre d'informations n'apparaît que rarement dans le récit. Le plus fréquemment, le public doit lui-même fournir un effort de réflexion. Par exemple, lorsque le roi décide (sur le conseil de sa femme) de pardonner à Reynaert en
| |
| |
échange du trésor, Reynaert affirme qu'il se conduira correctement dans l'avenir, puis enchaîne: ‘Seigneur, j'aurais été bien stupide de ne pas vous l'avoir promis’; A 2540-2541. C'est bien sûr une parole tout à fait adéquate. Si Reynaert ne l'avait pas prononcée, le roi ne lui aurait pas pardonné et Reynaert aurait fait en vain son beau récit mensonger. Mais il ne s'agit pas là d'une promesse, telle que la comprennent le roi et la reine. C'est ce que le public doit saisir, car le narrateur ne lui en dit pas un mot. Un autre exemple: lorsque Reynaert essaie d'entraîner Belijn et Cuwaert dans son trou, il leur dit, entre autres, que s'ils peuvent manger des feuilles et de l'herbe (nous avons déjà parlé de ce point), alors ils n'ont nul besoin de pain, de viande ou de quelque autre nourriture particulière (A 3062-3068). Ces paroles, en ce qu'elles semblent exprimer la tempérance, pourraient être dignes de louanges, mais en réalité, Reynaert leur dit que s'ils ont tous deux ce qu'ils désirent, ils se verront dégagés de tout autre besoin. Ce qui n'est pas louable du tout. La manière la plus cynique d'induire quelqu'un en erreur, se trouve sans doute illustrée lorsque Reynaert charge Belijn de convaincre Cuwaert de descendre dans son terrier, pour aller consoler sa femme et ses enfants, dont le renard doit se séparer. Cuwaert se laisse d'abord prier, puis s'exécute et console réellement Hermeline et les renardeaux en se faisant dévorer, car il a très bon goût (A 3075-3138).
Il est intéressant de relever que ce procédé de tromperie ne fut pas relevé durant notre siècle et le précédent, et que cet aspect fut même jugé positivement. En l'occurence, on considéra Reynaert comme un petit animal menacé par les puissants (comme le sont le lion, l'ours et le loup), et qui s'impose grâce à son esprit malin. Ceci étant posé, on souligne souvent qu'il ne fait usage de tromperie qu'afin de pouvoir protéger sa femme et ses enfants. Il devient, par là-même, un bon chef de famille. Il est exact que Reynaert parle de façon élogieuse de ses enfants à sa femme dans son terrier (A 1407-1417). Mais à l'analyse, on s'aperçoit que ses paroles sont également trompeuses. Il dit en parlant de son fils Reynaerdijn, qu'il espère que celui-ci lui ressemblera un jour. Or le public connaît Reynaert en tant que violeur, parjure, meurtrier et corrupteur de la paix royale, etc. De plus, il qualifie son deuxième fils Rosseel de bon voleur (sconen dief). Cette remarque semble valorisante, mais le vol est considéré de manière très négative au Moyen Age. Reynaert fait effectivement l'apologie de ses enfants, mais il les loue pour leurs mauvais traits de caractère. Cette attitude correspond au reste de son comportement, qui est indigne de louanges. De plus, le point de vue que le comportement de Reynaert est positif, parce qu'il protège sa femme et ses enfants, oublie que la faute incombe d'abord à Reynaert. S'il n'avait pas commis de méfait, la cour n'aurait eu aucune raison de se dresser contre lui. On peut ainsi considérer qu'à certaines époques, les paroles du renard ont également trompé le public de Van den vos Reynaerde.
Toutes les remarques ayant trait à la belle langue (scone tale) utilisée par Reynaert et qui ont été soulignées dans Van den vos Reynaerde, s'appliquent également, en partie identiques, à Reynaerts historie; identiques aux endroits où les deux récits marchent en parallèle, mais variables en d'autres points. C'est ainsi que Reynaert loue à nouveau ses enfants dans la seconde partie de Reynaerts historie, cette fois durant une discussion avec Grimbeert (B 3880-3906). Il les décrit comme très habiles à capturer des poules et des canards. Il aimerait bien pouvoir déjà les envoyer chasser de manière autonome, mais il veut encore leur enseigner comment se protéger au mieux des chasseurs et des chiens. Lorsqu'ils en seront capables, ils pourront alors ramener bien des proies à la maison. De plus, les renar- | |
| |
deaux ressemblent fort à Reynaert lui-même. Ils se montrent aimables à l'encontre de leurs ennemis, afin d'endormir leur méfiance, pour pouvoir ensuite mieux les dominer et les tuer. Le vol, la tromperie et le meurtre sont représentés en tant que valeurs dignes d'éloges. Le comportement animal et le côté bestial de l'homme sont à nouveau très proches l'un de l'autre. Et le lien qui les unit est encore renforcé lorsque, plus avant dans le récit, Reynaert et Grimbeert font route vers la cour pour la seconde fois et que Reynaert se peint lui-même en décrivant un orateur idéal (B 4179-4265). L'orateur idéal n'est pas celui qui dit la vérité, dire la vérité n'apporte rien. Non, le véritable orateur profère le mensonge, de telle sorte qu'il ne puisse plus être distingué de la
vérité. Sa manière de procéder est parfois agressive, puis se fait enjôleuse, s'il donne d'amicaux conseils, il s'arrange à ce que personne ne puisse saisir leur vraie signification, leur vraie raison. Telle est la manière d'atteindre tout ce qu'on veut, de mettre le monde à ses pieds. Cette formulation abstraite rend compte du comportement des renardeaux, que Reynaert décrit luimême à l'aide d'un vocabulaire emprunté au monde animal. La fin du récit donne raison au renard, car il détient tout le pouvoir entre ses mains.
Ces paroles de Reynaert soulignent qu'il est facile de dire la vérité, mais que les choses deviennent bien plus intéressantes, lorsqu'un parfait mensonge ne peut plus être distingué de la vérité. A cela s'ajoute quelque chose de typique à l'usage de la langue dans Reynaerts historie: bien souvent dans ce récit, quelqu'un profère proverbes ou on-dit qui, pris isolément, sont immédiatement perçus par chacun comme véridiques et connotés positivement. Mais l'art et la manière dont on s'en sert font qu'ils prennent alors une signification absolument contraire à leur sens habituel. La vérité fait en effet partie intégrante du mensonge. Deux exemples: Reynaert, lors de son second séjour à la cour, cherche à expliquer, pourquoi il n'est pas en route pour Rome afin d'obtenir l'annulation de son excommunication (excuse invoquée à l'époque, afin de justifier son incapacité à accompagner le roi à Kriekeputte). Il décrit le sentiment de désespoir qui l'avait étreint, après que Grimbeert lui ait dit quelles nouvelles accusations avaient été proférées contre lui par Lapeel, le lièvre, et par Corbout, la corneille, et comment il avait erré à travers la lande. Il devait absolument se rendre à la cour, afin de réfuter ces accusations, fausses selon lui, mais la chose lui était rendue impossible, en raison de l'obligation qu'il avait de se rendre à Rome. Il raconte que c'est à ce moment qu'il rencontre son oncle Mertijn, un clerc féru de politique écclésiastique (B 4407-4616). Celui-ci s'inquiert de la situation, et Reynaert l'informe du dilemme qui l'étreint. Mertijn promet alors de prendre en charge tout ce qui touche
à Rome, afin qu'il puisse se rendre à la cour de Nobel. Après tout, affirme Mertijn, un camarade fidèle doit être prêt à risquer sa vie et ses possessions pour un ami. Les amis et l'argent, qui ne vous apportent rien, seront damnés (B 4559-4562). Cette deuxième affirmation combine deux éléments étranges (quels sont en effet les rapports entre l'amitié et l'argent?), mais on n'aura aucun mal à admettre cette opinion. A moins de réviser quelque peu notre jugement, à la vue du plan de Mertijn pour aider Reynaert. Il veut soudoyer des gens, les intimider et faire avancer l'affaire de Reynaert à l'aide de ses relations. Cette stratégie ne peut qu'aboutir. Le pape n'est en effet pas pris très au sérieux à Rome. Le véritable pouvoir est entre les mains du cardinal ‘Valuta’, dont l'une des nièces de Mertijn est la maîtresse, nièce prête à satisfaire la moindre de ses demandes. Est-ce là la vraie amitié? Le récit montre, du moins, que le procédé fonctionne.
| |
| |
Rukenau, la femme de Mertijn, agit de manière semblable lorsqu'elle vient en aide à Reynaert lors de sa nouvelle confrontation avec le roi (B 4739-5225). Elle cite bon nombre de textes en référence, dont Sénèque et l'Evangile. Dans ce dernier, on peut lire: ‘aie pitié’ et aussi ‘Ne jugez pas, de peur d'être jugé à votre tour’. Jésus ne dit-il pas aux Pharisiens qui voulaient lapider une femme adultère ‘que celui qui n'a jamais péché lance la première pierre’? Les connaissances bibliques de Rukenau ne font aucun doute. Mais ces citations bibliques ne visent pas du tout à décrire le comportement équitable que se devrait d'observer tout juge durant un procès. Au lieu de formuler des idéaux moraux, elle se livre à une manipulation aussi vicieuse que répréhensible.
Cet exemple révèle en outre que la langue est utilisée de manière plus agressive dans Reynaerts historie, que dans Van den vos Reynaerde. Dans ce dernier récit, Reynaert pose un appât à l'attention de ses adversaires, mais ce sera leur propre convoitise, qui seule les mènera à leur perte. La langue sert à voiler et non pas à attaquer. Ce dernier aspect se trouve dans le nouveau texte: les querelles autour de l'interprétation à donner à un évènement, associées à l'interrogation sur le déroulement des faits, sont fréquentes.
Le premier phénomène trouve une illustration à la fin de l'histoire, lorsqu'lsegrim accuse à nouveau Reynaert d'avoir violé sa femme (B 6264-6387). Le loup affirme que durant l'hiver, Reynaert a fait croire à son épouse qu'elle pourrait pêcher du poisson en passant sa queue à travers un trou dans la glace. Puis, alors qu'elle est prise par la glace, Reynaert la viole. Reynaert, quant à lui, se dit outragé. Premièrement, la louve n'aurait jamais été prise par la glace, si elle s'était contenté d'une quantité raisonnable de poissons. Et deuxièmement, il ne l'a pas violée, mais a cherché à la libérer. Pour cela, il a bien fallu la tenir fermement. Isegrim a été témoin de la scène, mais en raison de son mauvais caractère, il l'a mal interprétée. En outre, il était tellement loin du lieu de l'action, qu'il pouvait facilement se faire une fausse image de la situation.
III. 3. Un renard et un blaireau fortement bestiaux par Allart van Everdingen (première publication dans Reineke der Fuchs de Gottsched, 1752).
| |
| |
La plainte de la corneille Corbout illustre le deuxième phénomène (B 3561-3604). L'oiseau raconte, comment il volait avec son épouse Scerpenebbe, lorsqu'il vit Reynaert, gisant comme un cadavre sur le sol, le ventre à l'air. Les deux volatiles se sont posés à ses côtés, afin de constater s'il vivait encore (il faut bien sûr garder en mémoire, que les corneilles sont des charognards...), mais lorsque Scerpenebbe pencha la tête vers sa gueule pour entendre s'il respirait encore, Reynaert lui sauta brusquement à la gorge et l'avala. Il ne dédaigna que la plus grande de ses plumes. Lorsque Reynaert se met à parler de Scerpenebbe, lors de son second passage à la cour, sa version est totalement différente (B 4485-4502). D'après lui, Corbout se lamentait, lorsqu'il le rencontra. A la question du pourquoi d'un tel chagrin, Corbout lui répondit, que sa femme venait de mourir pour avoir trop mangé d'un cadavre plein d'asticots (cf. Reynaert se faisant passer pour mort), au point que sa gorge, pleine à craquer, en a éclaté. ‘Et maintenant, Corbout affirme que j'ai mordu son épouse à mort. Comment cela serait-il possible?’, dit Reynaert, ‘je ne pourrais pas même l'attraper, puisqu'elle sait voler, et pas moi’. Face à ces discussions, le plus frappant est de voir, que la manière dont Reynaert présente les évènements n'est jamais ni attaquée, ni mise en question, alors que d'habitude, il semble évident au public, qu'il maquille la vérité. Dans le contexte de la réalité narrative, cela ne s'explique pas toujours. J'en veux pour exemple le moment où il est accusé du viol de la louve. Eerswijnde est présente à la cour, on lui donne la parole, mais au lieu
d'évoquer le viol, elle parle d'autres méfaits de Reynaert. Je ne vois qu'une seule raison à cet état de fait: l'auteur de ce récit ne cherche pas à créer une nécessité logique, mais plutôt, ou exclusivement, à critiquer certaines tendances. Dans bon nombre de cas, il ne subsiste cependant aucun doute sur les motivations qui poussent les animaux ainsi contredits, à ne pas se défendre: ils sont intimidés. L'intimidation joue régulièrement un rôle dans Reynaerts historie. Reynaert intimide lorsqu'il raconte, comment son oncle Mertijn lui a recommandé de s'adresser à lui, au cas où justice ne lui serait pas rendue à la cour de Nobel. Dans ce cas et à l'aide des moyens déjà évoqués, Mertijn veillerait à ce qu'un interdit frappe sur le royaume de Nobel. Un tel interdit signifierait la fin de tout acte religieux et de tout pastorat. Mais Reynaert s'empresse d'ajouter, que Mertijn, qui connaît le roi Nobel comme quelqu'un d'honnête, ne pense pas qu'une telle extrémité soit nécessaire (B 4583-4613).
L'épouse de Mertijn, Rukenau, use de la même stratégie. A la fin de son discours, elle évoque tous les parents de Reynaert, décrit leur puissance au combat et affirme qu'ils sont tous prêts à défendre Reynaert en faisant usage de la violence. Mais elle s'empresse d'ajouter, qu'ils ne s'en prendraient jamais au roi, qui est leur souverain et qui peut compter, en cas de besoin, sur leur aide inconditionnelle (B 5215-5219). Ce genre de discrètes mises en garde fait office tant de menace que de moyen de persuasion.
Cet effort d'intimidation se voit le mieux lors de l'accusation de Lapeel (dont je ne dirai rien) et de Corbout. Reynaert finit son plaidoyer en proposant d'éprouver la véracité de ses dires par un duel, à quiconque mettrait en doute sa version des faits. Lapeel et Corbout, qui sur le plan physique n'ont aucune chance contre lui, quittent alors la cour. Reynaert en tire la conclusion suivante: ‘vous voyez bien que j'ai dit la vérité’ (4621-4662). Ici, la langue manipule la réalité, ou du moins la vision qu'on peut en avoir. Une seule optique est permise, l'expression d'un avis différent est rendue impossible. Situation non exempte de conséquences. Etat de fait qui réfère au monde bestial.
| |
| |
Au cours des paragraphes précédents, nous avons relevé les aspects négatifs de l'usage fait de la parole, dans ce récit animalier en moyen-néerlandais. Dans la plupart des cas, le public doit les découvrir de lui-même, ces aspects n'étant que rarement explicités. Ceci explique en partie pourquoi l'image de Reynaert a généralement été positive durant notre siècle. Sa face obscure est occultée et passe donc facilement inaperçue (Sur la problématique du double sens dans le récit, cf. Que pour les enfants?). Mais des signaux clairs indiquent cette négativité, qui caractérise essentiellement le renard, dans les deux récits.
Dans Van den vos Reynaerde, on en croise, par exemple, dès le début du récit. On apprend que tous les animaux se sont rendus à la cour de Nobel, excepté Reynaert. Ce dernier avait tant commis de méchancetés, qu'il n'osait plus s'y montrer. Le narrateur ajoute un proverbe stipulant que celui qui se sait coupable, est prudent (A 48-53). Avant même que l'histoire ne démarre, le public sait donc déjà, comment juger Reynaert: négativement. Il en va de même lorsque Reynaert quitte la cour. Lorsque Belijn lui remet le bâton de pèlerin et le sac, le narrateur raconte que des larmes coulaient sur le visage de Reynaert, comme s'il était très triste. Mais il s'empresse d'ajouter qu'il pleure de ne pas avoir pu faire autant souffrir toutes les personnes présentes, que Bruun et Isegrim (A 2986-2994). N'est-ce pas l'expression de la plus pure méchanceté?
Le côté négatif de Reynaert et le fait que ce type de comportement influence de façon prépondérante les centres du pouvoir politique, est longuement discuté et condamné dans l'épilogue de Reynaerts historie. Mais le caractère négatif du personnage principal apparaît déjà dans le récit, surtout lors du duel entre Reynaert et Isegrim. Jusqu'alors, les mots furent des armes suffisantes. Avec l'aide de Rukenau, Reynaert a pu mettre le roi de son côté. Isegrim ne peut pas l'emporter sur les discours de Reynaert, malgré ses protestations et le soutien de son épouse. Le loup en a conscience, il demande donc le duel. Rukenau conseille Reynaert dans cette entreprise (B 6796-6844): elle le fait tondre et enduire d'huile, afin que le loup ne puisse que difficilement l'attraper. Elle le fait boire à satiété et retenir son urine. Elle lui conseille de laisser couler cette urine dans sa queue, et d'en frapper le loup au début du duel, afin de diminuer sa visibilité. Il lui faut éviter le contact direct avec son adversaire, se mettre dos au vent et soulever des tourbillons de sable et de poussière. Lorsque le loup, aveuglé, se frotte les yeux pour s'en délivrer, Reynaert doit l'attaquer, le mordre et le battre, ou ajouter encore de l'urine dans ses yeux. Il faut qu'il se laisse poursuivre, parce que le loup est blessé aux pattes antérieures, du fait d'avoir dû donner deux souliers à Reynaert. Cette poursuite lui causera des douleurs et le fatiguera. Si Reynaert se bat de cette façon, sa victoire ne fait aucun doute.
Reynaert suit exactement les recommandations de sa tante, et pendant un certain temps, le combat se passe très bien pour lui. Il réussit même à arracher un oeil au loup. Mais tout à coup, Isegrim attrape une de ses pattes de devant dans sa gueule, et il semble que la fin du renard ait sonné. Celui-ci cherche d'abord a s'en tirer par de belles paroles, promettant des montagnes d'or à Isegrim si celui-ci l'épargne. Mais le loup ne se laisse pas prendre. Par ses discours, Reynaert réussit cependant à détourner son attention, tout en préparant une dernière contreattaque. Il attrape le loup par les testicules, et les pince si fort que le loup hurle de douleur. Isegrim crache du sang, vide ses intestins, le sang coule de son orbite vide. Il s'évanouit, alors que le renard le saisit à nouveau aux parties et le traîne dans l'arène. Reynaert sort vainqueur du combat (B 7335-7359).
| |
| |
Cette partie du récit est souvent qualifiée de difficile, tant en raison de l'usage de mots tels qu'urine et merde, que de la tactique de Reynaert. Quel effet l'auteur recherche-t-il? La réponse semble couler de source, il a voulu faire de ce combat un pendant à ce qui précède: Reynaert se bat dans ce duel, comme il s'est battu auparavant, au moyen de paroles. Celui qui ne s'en serait pas encore rendu compte, ne peut plus avoir l'ombre d'une hésitation face à un parallèle aussi explicite. Heeroma a su rendre la signification du duel dans une seule sentence: les politiciens sont des bêtes. C'est ce que l'auteur de Reyaerts historie a voulu montrer ici. J'en vois une preuve supplémentaire dans le fait que l'auteur s'est servi, en déscrivant la manière de lutter de Reynaert, des connaissances médiévales en biologie. Celles-ci nous apprennent que l'urine de renard rend aveugle, et qu'un renard poursuivi par des chiens, bat leurs yeux avec sa queue afin de les aveugler. Nous voici revenus à notre point de départ: dans un récit animalier, même lorsque les personnages sont représentés sous les traits d'animaux, ils représentent malgré tout le côté bestial de l'être humain.
J'aimerais finir par quelques remarques sur le degré d'humanisation des personnages dans les illustrations de Van den vos Reynaerde, Reynaerts historie et de la tradition de ce dernier récit. Les plus anciennes proviennent des versions imprimées de Reynaerts historie (fin du 15ème siècle). Elles ont été produites par un artiste anonyme, qu'on appelle maître d'Haarlem. Il ne reste plus que 2 1/2 gravures en bois de son cycle, qui a marqué le début d'une tradition remarquablement constante durant environ 300 ans. Dans cette tradition, les personnages sont généralement représentés comme des animaux, ils ne portent guère d'attributs humains, p. ex. une couronne pour le roi, bâton et sac de pèlerin pour Reynaert, la civière, des bougies et un autel pour l'enterrement de Coppe. Il n'y a qu'une seule exception: Iorsque Reynaert fait croire à Cantecleer, qu'il est devenu ermite, il porte une bure de moine. La force de cette image du renard déguisé en moine est telle, que nous l'avons choisie comme emblème de notre exposition (cf. Als de vos de passie preekt). Normalement, les scènes se passent à l'extérieur. Durant le 16ème siècle, on assiste cependant, en Allemagne, à une présence croissante d'éléments architecturaux. Il semble devenir plus difficile de concevoir un roi ou une cour, sans château.
Le premier à avoir représenté les personnages sous des traits humains est Wilhelm von Kaulbach (né en 1805 à Arolsen). Ce célèbre portraitiste, spécialiste de peinture historique, exécutera une commande à l'attention du baron Cotta von Cottendorf: 36 illustrations pour la deuxième impression du Reineke Fuchs de Goethe, qui dépend de manière indirecte de Reynaerts historie. Les esquisses de Kaulbach irritèrent fortement son commanditaire, qui craignait que les gens de la cour ne s'identifient trop facilement aux personnages ainsi représentés. Mais le prince loua ces dessins après les avoir vus, et ils furent publiés dans la nouvelle édition de 1846. Depuis, le cycle de Kaulbach est la série la plus célèbre et la plus copiée des récits modernes de Reynaert, avec beaucoup plus d'éléments humains que dans les cycles anciens (des habits, d'autres attributs et des pièces convenant aux humains etc.).
Après Kaulbach, on ne peut plus dire grand chose du degré d'humanisation, l'ancienne tradition continue à vivre indirectement, surtout durant les deux derniers siècles, où toute une série d'artistes ont soit accentué l'aspect animal des personnages dans leurs dessins, soit, à la suite de Kaulbach, leur aspect humain.
| |
| |
Certaines illustrations semblent être issues du monde de Bommel: les personnages sont des êtres humains, simplement dotés de têtes d'animaux. Seuls certains aspects de cette tradition moderne sont étudiés. II est donc impossible, d'en montrer ici les grandes linges. II me semble que les textes qui prennent de grandes libertés avec l'original, bénéficient d'illustrations plus teintées d'humanisation, mais cela devrait être étudié de plus près.
Que le type d'illustration d'un nouveau récit encore inconnu de Reynaert soit imprévisible, est d'ailleurs, sans doute, un des pôles d'attraction de cette tradition fascinante.
III. 4. Le renard chancelier (Wilhelm von Kaulbach, 1846).
|
|