Quelques-uns, pris de pitié, s'inclinaient avec déférence devant lui qui avait été le plus grand marchand de Sidon. La voix rauque, il se mettait alors à narrer son histoire, mais personne ne lui prêtait bien longtemps l'oreille. Certains le qualifiaient de fou, d'autres de menteur, selon qu'ils éprouvaient plus ou moins de compassion pour lui.
Bientôt, il erra seul dans Sidon, dormant à même les murs de quai et vivant des pièces de monnaie qu'on jetait à ses pieds. Il ne se départait pas d'une impulsion irrésistible à relater les vicissitudes de son existence. Le jour où il ne trouva plus personne pour l'écouter, il acheta du parchemin et, les yeux collés dessus, en noircit les feuilles. Il remplit ainsi deux rouleaux, mais l'argent lui manqua pour en acheter de nouveaux.
Plus tard, on le retrouva mort sur l'îlot qui fait face au port de Sidon, yeux rivés sur la mer, un petit vase dans une main, serrant de l'autre les rouleaux de parchemin contre sa poitrine. Tel un enfant qui se serait endormi en jouant, le vieillard était étendu sans avoir l'air particulièrement malheureux. Quelques personnes prirent alors la peine de regarder ce qu'il avait écrit. De son histoire, on pouvait encore lire les lignes suivantes:
- Quand la mer se fut apaisée, je m'endormis, affalé sur mon coffre, à moitié immergé.
Le contact de mes pieds avec le sable me réveilla; toujours dans l'eau, je gravis une pente qui me porta jusqu'au rivage. Sur la terre ferme, je sombrai dans un autre sommeil.
Quand je me réveillai pour la deuxième fois, il faisait nuit, la lune sourdait tout juste à l'horizon, lueur d'un vert silencieux; une ombre tomba sur mon visage et se mit à danser. Je n'osai lever la tête, redoutant de découvrir la créature qui projetait cette ombre sur moi et dansait, une situation qui me remplissait d'effroi. Je gardai les yeux fermés; s'apitoyant encore une fois, le sommeil me protégea jusqu'au lever du soleil. Au matin, délesté de mes craintes, je voulus voir où j'étais. Ce fut bientôt fait. Sur une île sans végétation, sans oiseaux et pour ainsi dire sans la moindre éminence. Un ovale jaune au milieu d'une mer à nouveau étale, et rien d'autre. Hormis, près de moi, une amphore aux lignes délicates.
J'avais soif, je me dis qu'elle contenait peut-être encore un peu d'eau laissée par une averse. M'emparant du vase par ses deux anses, je le portai à ma bouche et bus: un vin frais à profusion qui me rendit heureux et imperméable à toute crainte. Il me tournait la tête, une seule chose occupait mon esprit: comment cette amphore immobile avait-elle pu projeter sur moi une ombre dansante, la nuit précédente? Qui d'autre habitait cette île? Des êtres vivants? Non! je les aurais vus... sur cette étendue nue. Des esprits?
Je me rendormis pour me réveiller à la nuit tombante.
Dans le crépuscule où se mêlaient coucher de soleil rouge et montée jaune tendre de la lune, se tenait, à l'endroit même où l'amphore m'avait abandonné, une forme féminine élancée, du sable jusqu'aux chevilles; je levai les yeux sur le doux galbe de ses flancs et de ses épaules. Elle replia les bras derrière sa tête légèrement inclinée.
Elle se tenait là comme une amphore vivante. Sur son visage et ses membres ruisselait le reflet d'une splendeur intérieure. Qu'elle m'offrit de bon gré comme l'amphore son vin.
Je posai les mains sur ses hanches, lesquelles se laissèrent faire, puis autour de ses seins qui se tendirent; elle se pencha sur moi puis resta longtemps, et bien plus encore, allongée sur le sable, immobile, les mains nouées derrière la tête.
Je me réveillai au matin. À côté de moi, il y avait l'amphore. Je bus à ma soif et me rendormis.
Et le soir, quand j'ouvris les yeux, la femme se tenait à mes côtés; elle demeura là jusqu'à ce que je me rendormisse.
C'est ainsi que ma vie sur cette île déserte se trouva agrémentée d'une double ivresse qu'un pont de somnolence enjambait, pont qui se prolongeait en de belles arches jusqu'à l'éternité.