Septentrion. Jaargang 41
(2012)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Le mémorial de papier de Jeroen Brouwers‘Il n'y a que ma mort que je n'aurai pas décrite.’ C'est par cette phrase que se referme Zelfportretje met vlakgom (Petit Autoportrait aux gommes) que le romancier néerlandais Jeroen Brouwers (o 1940) écrivit à l'âge de 37 ans. Six années plus tard, il notait dans la préface de De laatste deur (La Dernière Porte), son recueil d'essais sur le suicide dans les lettres néerlandaises: ‘Je suis un auteur qui met sa vie par écrit, complétant livre après livre son autobiographie, explicitant son existence, éclairant ses positions, dans l'espoir d'y voir plus clair.’ En 1993, soit dix ans plus tard, après que le jury lui ayant attribué le prix Constantin Huygens eut mentionné que son oeuvre était ‘autobiographique par excellence’, il entendit rectifier ce ‘malentendu’: ‘Au sens strictement autobiographique, j'ai en réalité très peu écrit sur ma personne.’ Ce n'est pas le contenu de l'oeuvre qui est autobiographique, explique-t-il, mais sa forme: ‘Ce qu'elle présente d'autobiographique, c'est le mode de pensée, la façon d'exprimer et d'ordonner les choses, de leur donner forme, de combattre le chaos. Sans concessions et avec la plus grande intégrité possible vis-à-vis de moi-même.’ L'écrivain Brouwers ne cherche pas à raconter sa vie. Son ‘oeuvre autobiographique’ ne vise pas à une reconstruction factuelle de ce qu'il a vécu: il s'agit pour lui de faire de la littérature. Ce dont témoignent, mieux encore que les premiers romans, ceux de la maturité, postérieurs au grand opus De zondvloed (Le Déluge, 1988). En avril 1990, Jeroen Brouwers fêta ses cinquante ans. Les quinze années précédentes - celles à partir desquelles il s'était retiré aux confins des Pays-Bas pour travailler comme écrivain à temps plein -, il n'avait cessé de publier. Avec De zondvloed, il livrait le grand livre annoncé: selon ses propres mots, ce roman formait la conclusion de l'oeuvre qu'il avait entrepris d'écrire. Après L'Éden engloutiGa naar eindnoot1 et Rouge décantéGa naar eindnoot2 - récompensé par le prix Femina étranger -, De zondvloed constitue le dernier volet de la ‘trilogie indonésienne’. De zondvloed, Jeroen Brouwers lui-même l'a qualifié de roman ‘définitif’. Il semblait avoir écrit tout ce qu'il avait à écrire, mis un point final à son oeuvre. Un critique lui a alors | |
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Jeroen Brouwers, photo Kl. Koppe.
suggéré de faire paraître son livre suivant sous un pseudonyme, un autre a fait allusion à un possible suicide de l'auteur. Après tout, l'autre grand projet de Brouwers, l'écriture d'une étude sur le suicide et les hommes de lettres néerlandais et flamands qui s'étaient suicidés, annoncée elle aussi à maintes reprises, avait vu le jour en 1983 après des années de travail: De laatste deur. Il est fort possible qu'une nouvelle période s'ouvre pour moi, déclara toutefois l'écrivain. Il aspirait à écrire un roman avec la facilité qu'il déploie à rédiger sa correspondance: ‘Changer de style n'est en rien aisé, or il se trouve que j'ai cette ambition. Je ne suis pas encore las de la vie.’ L'allusion à sa correspondance n'est pas fortuite: ses lettres publiées dans Kroniek van een karakter (Chronique d'un caractère, 1987) ont été saluées par tous. On a surtout applaudi leur ton tantôt léger, tantôt humoristique. | |
Littérature fuguéeL'automne 1990 vit la parution d'un nouveau roman, Zomervlucht (Vol d'été). Au niveau du contenu, on retrouve la veine sombre caractéristique de Brouwers - le thème est cette fois la désillusion face à la vieillesse -, mais sur le plan stylistique, le livre inaugure une nouvelle période. Pour la première fois depuis longtemps, l'auteur retient par exemple un ‘il’ comme personnage central, choix par conséquent contraire à ce qu'il n'avait cessé de défendre. Il aspirait à présent à un style plus simple, plus laconique, plus distant. Reiner Saltsman, personnage principal de Zomervlucht, est pianiste concertiste, compositeur en même temps qu'auteur d'un ouvrage célèbre sur l'art de la fugue. Bien que jouissant d'une grande renommée, le musicologue se trouve, sur le plan de la création, dans une impasse, déçu qu'il est par la vie et par l'amour, ruminant sa mélancolie. Saltsman - la chose vaudra pour tous les personnages principaux des romans ultérieurs - mène une vie | |
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bien différente de celle de l'écrivain, mais présente de fortes similitudes avec lui pour ce qui est du caractère et de l'état d'esprit. Par exemple, le concertiste passe tous ses étés depuis douze ans dans un coin isolé où il s'est retiré ‘en période de reflux’ pour écrire son chef-d'oeuvre sur la fugue. À présent, il a l'impression d'être un vieillard ‘qui, à l'âge de trente-cinq ans, aurait rompu un fil comme pour cesser, consciemment, de son propre chef, de vivre - sans pour autant mourir. J'ai vécu trop longtemps dans l'isolement de cette maison en plein silence, je suis resté trop longtemps trop à l'écart du monde, je me suis détaché de la réalité’. Zomervlucht est en outre un roman sur l'art de la fugue. Dans un passage, Saltsman explique que la forme en art consiste en une variation sur un même thème: ‘C'est ainsi que naît une chaîne de répétitions qui ne sont pas des répétitions, mais des variations en nombre, en grand nombre, sous de multiples formes, d'un unique et invariable thème.’ Et d'ajouter: il existe une littérature fuguée où tout cela se trouve appliqué ‘à travers un livre, voire une oeuvre entière.’ Dans divers entretiens, Jeroen Brouwers admet que ‘dans les assertions de Saltsman sur la musique, le lecteur entend à vrai dire le romancier évoquer sa conception de l'écriture.’ Zomervlucht est une création qui n'a pas été vraiment reconnue à sa juste valeur et qui ne bénéficie pas de l'attention qu'elle mérite. L'auteur continue à en parler pour sa part en termes positifs: ‘De tous mes romans, c'est mon préféré. Un livre d'une belle sérénité, d'une belle intégrité sur un homme acculé à une impasse.’ | |
Polémiste sagace et rossardIl aura fallu attendre l'an 2000 pour voir Brouwers publier un nouveau roman: Geheime kamers (Chambres secrètes)Ga naar eindnoot3, son best-seller. Des passages du journal qu'il tient révèlent qu'il s'est attelé à ce livre dès 1990. | |
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Durant cet intervalle de dix années, l'écrivain n'est pas resté les bras croisés: a paru en effet un flot d'essais, de portraits de confrères, d'écrits polémiques ou autobiographiques, de pages du journal... Il a également réuni à un rythme régulier, dans des volumes intitulés Kladboeken (Brouillons) puis Feuilletons, ses essais et nouvelles de la période antérieure. En 1995, un important prix flamand récompensait Vlaamse leeuwen (Lions flamands), le recueil de ses essais sur la politique linguistique et la littérature flamandes. Une distinction qui remplit l'auteur de fierté, d'autant qu'il s'est toujours opposé à ‘la domination du roman’. Ses polémiques ont suscité bien des tollés. Il en a été ainsi dans les années 1970 - époque où il a commencé à se faire une réputation dans le genre - et cela a continué depuis lors. En 1996, Brouwers rompait les liens avec De Arbeiderspers, son éditeur attitré depuis 1976. De cet épisode, il a tiré une polémique enflammée dirigée contre Ronald Dietz, le directeur entré en fonction peu avant, mais à visée bien plus large: il s'agissait de dénoncer la détérioration générale et la commercialisation toujours plus poussée de l'univers éditorial. Le Brouwers polémiste se révèle acrimonieux, grincheux et rossard, mais aussi bien souvent d'une drôlerie irrésistible et d'une grande sagacité. La polémique envisagée comme un feu d'artifice littéraire: c'est lorsqu'il se fâche, a-t-on l'impression, que son style et son humour brillants sont le plus mis en valeur. Sisyphus' bakens (Sisyphe ou l'empêcheur de tourner en rond, 2009) l'a prouvé une fois de plus, volume dans lequel il tonne après qu'on lui eut décerné le prix triennal des Lettres néerlandaises 2007, la récompense pour ainsi dire la plus prestigieuse des Pays-Bas et de la Flandre réunis. Jeroen Brouwers a refusé et la distinction et la somme d'argent ‘dérisoire’ qui l'accompagnait. Cette fois encore, il élargit le cadre du débat, abordant la situation économique lamentable dans laquelle se trouve l'écrivain, producteur d'une ‘marchandise’, qui, dans une aire linguistique réduite, éprouve bien des difficultés à vivre de sa plume. Bien que son oeuvre soit désormais canonisée et applaudie, que lui-même soit couvert d'honneurs et reconnu comme l'un des plus grands auteurs d'expression néerlandaise vivants, il ne cesse de soupirer: Quid de l'autonomie financière? Dans des notes de son journal publiées, il se montre remarquablement honnête au sujet de l'état de ses finances; dans des entretiens, il s'exprime avec une certaine amertume: ‘Alors que je vais sur mes soixante ans, il ne m'est toujours pas donné de vivre de mes livres.’ Avec parfois aussi de la lassitude: ‘Si l'écrivain touchait une retraite, j'arrêterais immédiatement d'écrire. Je n'en ai plus du tout envie. Pour une part non négligeable, on en est réduit à écrire pour manger.’ | |
Un rêveur légerEn l'an 2000 parut le roman annoncé longtemps à l'avance: Geheime kamers. Un livre volumineux sur l'amour et l'impossibilité de le réaliser, sur l'adultère et le mensonge aussi: le personnage principal, Jelmer van Hoff, tantôt pathétique, tantôt drôle, conçoit depuis longtemps en secret de l'amour pour la mystérieuse et fantasque Daphné. Bien entendu, l'histoire finit mal. Sur le plan de la teneur, c'est du Brouwers pur jus, mais stylistiquement, on observe un ton moins grave que d'habitude. Dans des entretiens, l'auteur a déclaré: ‘Je tenais à écrire un jour un drame, et c'en est un, mais conçu sur un ton tellement léger qu'on éclate parfois de rire tant ce qui se passe est terrible.’ Dans ces mêmes entretiens promotionnels, il était plein d'espoir: ‘Moi aussi, je veux bien qu'un de mes livres se vende à cent mille exemplaires.’ Hormis Rouge décanté, qui a acquis le statut d'ever seller, les livres de Brouwers n'avaient jamais été de grands succès de librairie: ‘Mais il y a de l'espoir, toujours un nouvel espoir: le prochain roman sera peut-être un best-seller.’ | |
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Les critiques ont été époustouflantes: on a qualifié le roman de chef-d'oeuvre, loué le style sublime et plus encore souligné le ton léger et la multitude d'événements décrits, deux nouveautés dans l'oeuvre de Brouwers. Couvert de prix littéraires, le livre reçut aussi un bel accueil du public. On dépassa les 100 000 exemplaires en 2002 et il continue à marcher. À la notoriété et au prestige venait pour la première fois s'ajouter un véritable succès commercial. Aussi Jeroen Brouwers ne peut-il plus dire que sa carrière est un échec: ‘Mais pourquoi cela ne m'est-il pas arrivé vingt ans plus tôt?’ Il s'agissait de son huitième roman et il en annonçait un de plus. Mais il offrit tout d'abord au lecteur des souvenirs: Stoffer & blik (Pelle & Balayette, 2004), sur les années qu'il avait passées comme collaborateur des éditions Manteau à Bruxelles (1964-1970). Dans d'autres publications, par exemple Papieren levens (Vies de papier, 2001) et De schemer daalt (Le soir tombe, 2005), il excelle une nouvelle fois dans l'art de portraiturer ses confrères, un genre qu'il maîtrise mieux que quiconque en optant souvent pour un hommage nécrologique plein d'empathie et de compassion. Après la mort du poète et essayiste Freddy De Vree (1939-2004), Brouwers écrivit par exemple: ‘Autour de moi, toujours plus près et toujours plus nombreux, amis, proches et connaissances tombent par terre comme des arbres. [...] des écrivains et des autres personnes que j'ai connus, il m'arrive d'entendre encore la voix. Le soir tombe.’ | |
Nobles récriminationsJeroen Brouwers s'était attelé à un nouveau roman quand, à la suite de la mort prématurée de son fils aîné, un autre livre s'imposa à lui. En l'espace de quelques mois - une durée étonnamment courte pour lui -, il écrivit Jours blancsGa naar eindnoot4, publié en 2007. Le protagoniste de ce long monologue est un homme âgé qui vit dans un bois isolé. Remords, regret, mélancolie et honte, tels sont les sentiments qui prédominent dans ces pages. Le roman traite des rapports troublés entre un père et son fils; sous une apparente nonchalance, l'auteur déploie une telle maîtrise du style que le livre marque profondément le lecteur au risque de trop l'affecter. Le narrateur revient sur l'échec de sa paternité à propos de ce fils qu'il a à peine connu. Si pour ce qui est des faits rapportés, il ne ressemble en rien à l'écrivain, il partage en revanche nombre de ses traits de caractère. Stylistiquement, le roman se situe dans le prolongement de Geheime kamers. La critique a cette fois encore relevé le style étonnamment leste et léger. Une qualité du Brouwers de la maturité, qui, sous une nonchalance trompeuse, privilégie une composition ingénieuse truffée de références aux mythes classiques et à des thèmes explorés dans des oeuvres antérieures. On peut aussi dégager des parallèles avec des romans précédents, à commencer par le premier d'entre eux, Joris Ockeloen en het wachten (Joris Ockeloen et l'attente, 1967), également centré sur les rapports père / fils. De même, dans Datumloze dagen, tout est en rapport avec tout. Dès la deuxième page, il est question ‘d'un soleil qui prend congé en caressant tout une dernière fois, en projetant une ombre’. 2011 a vu la parution de Bittere bloemen (Fleurs amères), roman dont l'avancement avait été reporté. Brouwers y brosse un portrait burlesque de Hammer, un vieillard dont le physique et le vécu ne présentent aucun point commun avec ceux de l'auteur. Hammer effectue contre son gré une croisière sur la Méditerranée. Avec un cynisme enjoué et une rouscaille badine, il passe en revue sa vie de magistrat, de politicien et d'écrivain jusqu'au moment où la passion romantique s'empare à nouveau de lui. Le ton gai et la langue délicieuse ne doivent pas nous tromper: Bittere bloemen est d'une teneur grave. Comme à son habitude, l'auteur nous parle d'illusions contrecarrées, mais il | |
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le fait en recourant à une prose sublime et ingénieuse qui confère à ses lamentations et récriminations sur la décrépitude de l'homme une dimension noble. Dans Bittere bloemen, Jeroen Brouwers évoque la déchéance qui accompagne la vieillesse, le corps qui nous trahit; la perspective narrative singulière et le style musical particulier suggèrent toutefois bien plus qu'une simple transcendance de la mort par la littérature. Dans De Exelse testamenten (Les Testaments d'Exel), un texte clé des années 1970, le romancier écrivait déjà: ‘De tous mes écrits pris ensemble, y compris ceux qui sont ratés et dont j'ai honte, j'aimerais faire un mémorial de papier que l'on pourrait encore visiter quelque part, dans un paysage où l'automne règnerait en permanence et toutes les choses seraient drapées de toiles d'araignée, longtemps après qu'on m'eut porté en terre. Mémorial dont on pourra dire: voici la vie de Jeroen Brouwers. Dont on dira: il était déjà en piteux état quand on l'a érigé, mais cette phrase au sujet de la compote, des mouches et des fruits pourris n'est quand même pas si mal ficelée.’ Johan Vandenbroucke |
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