Septentrion. Jaargang 40
(2011)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Léon Spilliaert, Vertige (Vertigo), encre de Chine lavée, pinceau, crayon de couleur sur papier, 63,7 × 47,6, 1908, MuZEE, Ostende ©SABAM Belgique 2011.
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[Septentrion jaargang 40, nummer 4]Ces trains qui nous unissent: ‘vertige (vertigo)’ ou de Maastricht à OstendeMaastricht est la ville la plus méridionale des Pays-Bas, elle est aussi, de loin, la ville la moins néerlandaise du pays. La gare la plus ancienne, construite en bois et située loin du centre, date de 1853. Elle devait sa création à l'ouverture de la première ligne de chemin de fer entre Maastricht et - fait notable - Aix-la-Chapelle. Par ailleurs, une liaison ferroviaire avec Liège fut mise en service (dès 1861) avant les connexions avec Venlo (au nord de Maastricht) et avec le reste des Pays-Bas (à partir de 1865). L'Eurorégion y existait depuis longtemps comme réalité transfrontalière quotidienne avant que cette dénomination, après la naissance de l'Union européenne, ne constituât la marque d'un esprit d'entreprise progressiste. À l'heure actuelle, le coeur historique de Maastricht, d'une grande richesse, magnifiquement restauré et débordant de vitalité, exerce plus que jamais un attrait particulier sur les étrangers, en particulier sur les universitaires, les congressistes, les marchands d'art et les touristes, mais aussi sur les visiteurs à la journée, qui, venant des régions limitrophes (wallonne ou allemande) ont tout le loisir d'y faire leurs achats importants ou de s'immerger dans l'ambiance citadine. Jusqu'à récemment, seul un modeste omnibus assurait la liaison avec Liège. À présent, toutes les heures au départ de Maastricht, un confortable train Intercity emmène le voyageur, après la correspondance à Liège-GuilleminsGa naar eindnoot1, directement à Ostende via Louvain, Bruxelles, Gand et Bruges. À cette heure pas trop matinale - heure de départ: 10.09 - une relative tranquillité règne à nouveau sur les quais. Je jette un rapide coup d'oeil autour de moi. Dans mon wagon - ne parlons plus de ‘coupés’ à propos de ce vaste espace d'un seul tenant, dépourvu de cloisons de séparation - se trouvent trois autres passagers. Assise en face de moi, une jeune Asiatique à l'allure frêle est plongée dans la lecture d'un guide de voyage. Derrière moi, j'entends les roucoulements feutrés d'un couple de jeunes amoureux. Avant même que je ne sois bel et bien installé, un contrôleur se présente. Affable mais distant, il devine infailliblement à qui il doit s'adresser en français, à qui en néerlandais. | |
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Maastricht, gare de départ.
Comme à l'accoutumée, je mets mes lectures ferroviaires, un livre et un journal, sur la tablette rabattable, réalisant alors que - où ai-je la tête? - ce n'est évidemment pas le moment de me mettre à lire. Ce voyage exige une concentration maximale, rien de particulier ne peut m'échapper. Je range mon livre, hésite à refermer le journal, vérifie si ma caméra de poche est opérationnelle illico et garde mon stylo et carnet de notes à portée de main. Et maintenant, en route pour l'aventure! Mais rien ne se passe, évidemment. Il est naïf de croire qu'en 2011, dans cet endroit de la planète, un voyage en train peut revêtir un caractère aventureux. Refusant presque de me rendre à l'évidence, je continue à regarder par la fenêtre. Nous suivons la Meuse. Au loin, on aperçoit quelques rares fermes, des collines boisées, des villas et des cafés au bord du fleuve, des usines désaffectées. Puis, pendant un long moment, rien. Franchissant la frontière belgo-néerlandaise, je me suis souvent étonné des différences abruptes touchant l'architecture, la physionomie des rues et des espaces. À présent, j'essaie en vain de fixer l'instant où nous passons la frontière. Les lointains fuyants offrent à l'oeil trop peu de matière à récit; des souvenirs, des associations d'idées, des fantaisies doivent combler l'image vide. Enfants, nous nous rendions sur le ‘pont de fer’ enjambant les voies pour regarder passer les trains. Dès que nous voyions, dans la gare de triage située au sud de la gare des voyageurs, la locomotive aux bielles trépidantes s'ébranler en crissant et sifflant, nous commencions à parier sur la voie qu'elle emprunterait. Nous dansions comme des diables dans l'espoir de forcer le machiniste à s'engager dans notre direction. Rien n'était plus fascinant que de disparaître dans les épais nuages de vapeur produits par le monstre qui filait au-dessous de nous. Je regarde autour de moi. La jeune Asiatique est descendue à Visé. Au-dessus de ma tête, en oblique, rattaché à chaque extrémité par une ficelle au filet à bagages, se balance un panonceau mentionnant le proverbe: ‘La musique adoucit les moeurs. Surtout quand le volume de votre MP3 reste discret’. Un peu plus loin se trouvent d'autres panonceaux du | |
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La gare de Liège-Guillemins.
même genre. ‘Tout le monde ne doit pas savoir que vous appelez votre petite amie “mon petit lapin”. Téléphonez discrètement.’ Tout à fait étonnant. Voilà qui serait impensable aux Pays-Bas. Non seulement parce que la forme de politesse y est en chute libre ou que ce petit lapin mignon pourra tout au plus charmer les bambins mais surtout parce que ces petites pancartes seraient en un rien de temps vandalisées, arrachées ou taguées. Plus surprenant encore: elles semblent efficaces. Avoir fait six heures de train sur le territoire belge sans avoir été incommodé par le moindre appel téléphonique intempestif, cela tient du miracle. Je m'assoupis un peu, puis lève la tête, ébahi, lorsque la jeune Asiatique réapparaît soudain dans le couloir et vient réoccuper sa place. Sa physionomie a quelque chose d'étrange sans que je sache exactement quoi. Elle ne le sait manifestement pas non plus. Elle fouille dans son sac et, un peu plus tard, se regarde dans un petit miroir. Du coup, je comprends ce qu'il en est. Ses cheveux d'un noir brillant, tout à l'heure relevés dans un petit chignon, sont à présent dénoués, ondulant doucement sur ses épaules. | |
Une cathédrale et des sphères brillantesNous nous approchons de la gare de Liège. Nous longeons l'arrière d'une rangée de maisonnettes branlantes, collées les unes aux autres. Tout semble petit, confiné, décrépit. Sur un minuscule balcon, une femme pend son linge; devant une petite grange au toit de tôle, un homme rafistole une bicyclette reposant sur le guidon et la selle. Voilà le tiers-monde au coeur sombre du premier. Aux Pays-Bas, ces taudis ont été remplacés, depuis des dizaines d'années déjà, par des appartements tout à fait convenables et solides, un peu mornes peut-être mais dont la morosité me paraît de loin préférable à la misère qui s'étale ici. Seul un cynique dépourvu du | |
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La place des Martyrs à Louvain.
moindre pouvoir d'empathie peut avoir l'impression de déceler quelque chose de romantique dans cette misère sordide. Il y a pléthore d'antennes paraboliques ici, toutes orientées vers le pays d'origine. Les habitants de ces logements délabrés sont physiquement présents, mais dans leur tête et leur coeur ils demeurent étroitement liés aux lieux dont ils sont originaires et qu'un jour ils ont quittés, rêvant de trouver ailleurs emploi et prospérité. Ils ne se sont pas doutés que dans le Nord opulent, ils appartiendraient beaucoup plus visiblement au tiers-monde que chez eux. Le contraste avec la gare de Liège-Guillemins est on ne peut plus saisissant. Soudain tout est inondé de lumière, de vastes espaces frappent le regard. Me voilà en proie à une excitation pleine d'attente. Fin 2009, peu après l'inauguration de cet énorme édifice fait d'arcs d'acier blanc et de verre, oeuvre de l'architecte espagnol Santiago Calatrava, je suis venu - en voiture - l'admirer. Vu de l'extérieur, le contraste avec les alentours exhalant la pauvreté paraissait encore plus criant. Je me demandais si cet étalage ostentatoire de richesse ne serait pas perçu comme une provocation par les plus démunis de cette ville industrielle confrontée, elle aussi, à de constants soucis d'argent. Mais, à présent, règne un sentiment festif. Chaque voyageur qui arrive ici doit se sentir accueilli comme un hôte de marque. Le soleil darde ses rayons, le tapis est déroulé sur le dallage en pierre naturelle des quais. Je vois la jeune Asiatique emprunter un escalier roulant et disparaître sur une jonction de quai située plus haut. C'est seulement maintenant que l'effet spatial de ce bâtiment futuriste se fait pleinement sentir. Haut comme une cathédrale, il n'en est pas moins élégant, léger et transparent. Et, puisqu'il n'y a pas de façades latérales, le voyageur ne se sent pas coupé de la ville. Il est bien possible, me semble-t-il, que ce geste royal de Calatrava donne une impulsion tout aussi royale au respect de soi de tous ceux qui arrivent ici. En route pour Louvain. De temps à autre, le train s'engouffre dans une tranchée qui obstrue progressivement la vue - pas très spectaculaire, du reste - jusqu'à ce qu'on n'aperçoive | |
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Les sphères brillantes de l'Atomium.
plus que les parois vertes se dressant de chaque côté du sillon. La gare, qu'on atteint un peu plus tard, semble moins monumentale que celle de Liège mais y ressemble quelque peu par sa toiture en forme d'arc. Je n'y suis jamais descendu auparavant. Sur la place des Martyrs en face de la gare, une stèle commémore le massacre de citoyens louvanistes, perpétré par des soldats allemands en août 1914. Mais ce n'est pas la raison de mon arrêt dans cette ville. Je souhaite visiter la bibliothèque universitaire, la fierté de la vieille ville. Ce bâtiment gigantesque, deux fois incendié par les Allemands, en 1914 et de nouveau en 1940, a pu, également à deux reprises, renaître de ses cendres grâce à un important soutien international. On ne peut pas dire que l'édifice soit beau. Tout comme tant de bâtiments quasi historiques, il n'est autre qu'un ramassis de styles anciens dont les Belges, plus que les Néerlandais, semblent raffoler. N'empêche qu'il faut saluer la capacité d'autocritique de la bibliothèque. Il paraît qu'elle possède (depuis seulement un an, il est vrai) un exemplaire d'un livre qui évoque longuement et sans trop d'aménité le chagrin des Belges bien avant que Baudelaire ne publiât Pauvre Belgique (1864). Je veux parler de Het vuur nog geenszins gedoofd. Een reis door de Lage Landen in 1790 (Il s'en faut de beaucoup que le feu soit éteint. Un voyage dans les Plats Pays en 1790), la traduction de Ansichten vom Niederrhein, von Brabant, England und Frankreich im April, Mai und Junius 1790 de Georg Forster. Ce Forster était un auteur génial, cosmopolite et révolutionnaire qui, considéré comme un détracteur de son propre pays, fut longtemps mis aux oubliettes par l'Allemagne nationaliste. Bien qu'il passât pour un observateur extraordinairement perspicace, l'on ne saurait exclure une certaine partialité à l'égard de la Belgique traditionnelle et catholique. Quoi qu'il en soit: l'université de Louvain se voit vertement tancée. La corruption y est monnaie courante, la bibliothèque ‘parfaitement insignifiante’ - logique, puisque toute l'université est façonnée d'après le modèle théologique. Ils sont légion les passages dans lesquels Forster reproche aux | |
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membres du clergé belge d'endoctriner leurs contemporains, de leur faire gober les pires sottises comme des vérités infaillibles et de ne prêcher que ‘la bienheureuse ignorance et l'obéissance aveugle’. ‘Nous arrivons à Bruxelles-Nord’. À droite, je vois s'élever au-dessus des arbres les sphères brillantes de l'Atomium et cela me ramène immédiatement au passé. J'avais treize ans et je pouvais, en compagnie de ma mère, de mon grand frère et de ma soeur, me rendre en autocar à Bruxelles, mon premier voyage à l'étranger. Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait, mais les mots ‘exposition universelle’ avaient pour moi une résonance magique qui ouvrait toutes grandes les écluses de mon imaginationGa naar eindnoot2. Je dois avouer que mes premières impressions sur l'Expo '58 étaient assez déroutantes. Pratiquement tous les bâtiments avaient l'air solide, officiel, monumental. En tout cas, vus de l'extérieur, ils faisaient preuve d'une belle unanimité, délivrant malgré eux le même message: seule la monotonie universelle peut sauver le monde. Si l'on se place dans la perspective de l'histoire de l'architecture, on regrettera à peine que, par la suite, ils aient tous été démolis, à quelques exceptions près. L'Atomium constituait l'exception la plus importante. Dans les sphères les plus excentrées de cet atome de fer immensément agrandi, se trouvaient des boutiques, des cafés et des banquettes d'où l'on apercevait les terrains de l'Expo, accessibles depuis la sphère centrale via des escaliers mécaniques. La crainte éventuelle de percevoir l'atome - le commencement absolu de toute vie, le secret de fabrication de la Création - comme le déguisement le plus récent de l'arbre de la science du bien et du mal et, par voie de conséquence, comme un stratagème insidieux du diable s'avérait infondée. Celui qui entrait ici ne se voyait infliger aucune punition. Il pouvait, au contraire, se libérer de toute angoisse puisque rien ne rappelait plus la menace nucléaire brandie par le méchant monde extérieur. Vers 1990, j'ai revisité l'intérieur du monument, cette fois-ci en compagnie de mes enfants. Le moins qu'on puisse dire c'est que la visite ne souleva guère l'enthousiasme. L'édifice se trouvait dans un état de délabrement avancé. Tout craquait et gémissait. Le risque d'effondrement était réel. Des peintures écaillées, des carrelages usés, des meubles cassés, des escaliers mécaniques branlants, du mauvais café servi dans des gobelets en plastique - plus aucune trace de la splendeur de 1958. Cette négligence suggérerait-elle des illusions déçues? Toujours est-il, d'après ce que je lis, qu'entre-temps, l'Atomium a bénéficié d'une rénovation en profondeur. Le 14 février 2006 eut lieu la réouverture solennelle du monument, présidée par le prince Philippe. Deux ans après, dans une édition commémorative de l'album Le Monument magnifique, faisant partie de la série Bob et Bobette, l'Atomium a dû disparaître mystérieusement de la planète pendant un certain laps de temps. Le moment venu, je veux en avoir le coeur net. À la gare de Bruxelles-Central règne une effervescence extraordinaire. La plupart des voyageurs ont l'air fatigué et semblent repliés sur eux-mêmes. Une mère énervée traîne un enfant récalcitrant derrière elle. Deux hommes au teint basané s'embrassent. Un jeune couple gesticule en ricanant devant un panneau publicitaire représentant grandeur nature une pin up bronzée en bikini. Je ne m'aperçois qu'après coup que le quai est jalonné de panneaux reproduisant son image à l'identique. Ceci m'amène à penser à Alfons De Ridder (1882-1960), l'homme qui ne voulait même pas que ses enfants sachent que, sous le pseudonyme de Willem Elsschot, il révélait dans une prose sèche, sans fioritures, les turpitudes auxquelles il se livrait en sa qualité de directeur de l'agence publicitaire La Propagande commerciale. De Ridder flairait des gains substantiels lorsque, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Belges entreprirent la réparation de leur réseau ferroviaire gravement endommagé, le plus ancien et le plus dense du continent | |
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Ostende.
européen. Par le biais de la Société anonyme bibliothèques des gares (SABG), il décrocha des contrats juteux pour garnir les étals des bibliothèques de gare de panneaux publicitaires. Mangeant des bonbons, fumant et lisant, les trois quarts de la population active belge se rendaient alors en train au travail. Aucun public n'était donc plus réceptif aux messages publicitaires de De Ridder que ces navetteurs rêvant de jours meilleurs. À lui seul, le contrat quinquennal conclu avec le géant du chocolat Kwatta rapportait 55 000 francs belges par an. En 1958, à la fin de sa carrière professionnelle, De Ridder tenta d'obtenir un dernier marché: l'édition du catalogue de l'Expo. Sans succès toutefois. Ses vieilles relations étaient déjà à la retraite ou décédées. Un an plus tard parurent les oeuvres complètes de Willem Elsschot, lesquelles lui assureraient la gloire éternelle dans la néerlandophonie. | |
Paisible paysage marinLa destination finale et l'itinéraire de mon voyage ayant été fixés à l'avance, reste à choisir les lieux où je m'arrêterai en cours de route. Je penche pour Gand ou Bruges. J'ai visité assez souvent les deux villes, aussi me sont-elles - pour des raisons diverses - également chères. Puis, je décide de remettre la décision à demain, lors de mon retour, et de me rendre directement à Ostende où jusqu'à présent je ne suis allé qu'une seule fois et pendant un laps de temps trop court pour en retirer ne fût-ce qu'une première impression satisfaisante. Depuis la gare je me rends directement à la digue. À hauteur de la place des Héros de la mer je suis obligé de faire un petit détour en raison de la construction de deux nouvelles digues portuaires. La plage, que je découvre un peu plus tard, ne connaît pas encore la joyeuse ambiance que l'on retrouve dans les toiles de James Ensor (1860-1949)Ga naar eindnoot3. C'est peut-être parce que la saison n'est pas assez avancée ou que cette gaîté n'est qu'une chimère forgée par cet artiste fantasque qui réussissait même à parer un chou rouge ou quelques poireaux de tant de couleur et de lumière que l'eau vous en vient à la bouche. Je m'étonne de la digue, de la façade fermée des hauts immeubles à appartements. Les bombardements effectués au cours de la Deuxième Guerre mondiale - Ostende était un des points stratégiques de l'Atlantikwall - ne sont qu'une maigre excuse. Avant la guerre, bien de | |
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jolies habitations avaient sans doute déjà été démolies. À diverses occasions, Ensor gratifie d'une volée de bois vert les responsables de ces méfaits, les ‘plâtriers aux yeux louches’, les ‘vandales obtus’, les ‘créanciers borgnes’. Et, il faut bien en convenir, c'est délibérément qu'on a construit, après la guerre, ce nouvel Atlantikwall touristique. La reine des stations balnéaires a l'air engourdie, blafarde, fanée. Les tentatives visant à lui donner un teint frais, juvénile sont excessives et ont conduit à une sinistre monotonie. Qu'elle ait été à l'époque si séduisante au point de faire éclater en larmes, voilà ce que prouvent de vieilles photos dont un certain nombre, considérablement agrandies, ornent les murs d'un magasin de chaussures donnant sur une rue éventée. Mais de tout cela, il ne reste plus rien. Absence de verdure, des maisons qui ne voient pas celles qui leur sont attenantes, des places qui ne sont adaptées qu'au stationnement des véhicules. Je n'ai aucune idée de l'affectation des revenus touristiques, sans doute pas minces, mais il est clair qu'ils ne sont pas prioritairement investis dans la construction de bijoux architecturaux. À vrai dire, je trouve Ostende une ville morne. Heureusement, tous ces aspects négatifs sont en partie compensés par le Kunstmuseum aan Zee (musée d'Art sur mer), en abrégé MuZEE. Le spectacle d'une classe d'écoliers âgés de huit ou neuf ans, assis à même le sol devant un magnifique tableau d'Alechinsky, écoutant attentivement leur maîtresse, est émouvant. Un peu plus tard, ils passent eux-mêmes à l'action, armés de craie et de crayons de couleur, installés, côté rue, dans un espace ressemblant quelque peu à un étalage. Je viens en premier lieu pour les mascarades grotesques d'Ensor et les pièces nocturnes pleines de mélancolie de Léon Spilliaert (1881-1946)Ga naar eindnoot4. J'adore les deux artistes - aujourd'hui, surtout Spilliaert, peut-être en raison d'une brusque prise de conscience, plus aiguë que de coutume, de l'inexorable fugacité des choses. Quelques-uns de ses exercices d'équilibre les plus osés, des intérieurs plongés dans la pénombre, des autoportraits et l'insaisissable Vertige (Vertigo), des tableaux dénotant, chacun, des mouvements extrêmement maîtrisés dans le néant immaîtrisable, s'offrent ici sans restriction à l'admiration de tous. Le soir venu, je me promène encore un peu sur la digue. La plage est vide, le soleil se trouve juste au-dessus de l'horizon assombri. Encore quelques instants et ce paisible paysage marin sera en parfaite harmonie avec les nocturnes sobres, presque incolores de Spilliaert. Une musique feutrée surgit d'un restaurant. Devant moi, une petite bande de touristes anglais, braillards, affublés de vêtements de camping chiffonnés, zigzaguent à contrevent. Cris de mouettes qui plongent. Bientôt, dans deux ou trois minutes, juste avant que la digue ne fasse une courbe près de la place des Héros de la mer, je verrai, si je me retourne, le soleil disparaître dans la mer. Cyrille Offermans |