Septentrion. Jaargang 39
(2010)– [tijdschrift] Septentrion[p. 41] | |
Beige
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Un canard en verrePeut-être n'est-il pas inutile que j'explique comment les choses ont pu en arriver là. Car j'entends déjà tout le monde dire: et comment peux-tu encore faire confiance à un gars pareil, et avec moi ça ne se passerait pas comme ça, et pour ces connards qui fourrent leur queue dans n'importe quel trou, il n'y en a qu'un qui vaille: un trou au fin fond du désert. Et patati, et patata. Arno n'est pas un mauvais homme. Je le répète: mon mec est un mec bien. Il s'est simplement passé beaucoup de choses avant, ce qui explique que par la suite soit arrivé ce qui est arrivé, que je n'approuve certainement pas, mais qui ne change rien au fait qu'Arno ait toujours été une crème. Et je ne compte pas le laisser tomber. À votre place, je ne parierais pas là-dessus. Donc. Laissez-moi vous raconter cette histoire depuis le début. Ou peut-être pas depuis le début (Où le situer? À ma naissance? À celle d'Arno? Elles sont si éloignées l'une de l'autre par la distance et le contexte que commencer à cet endroit reviendrait à raconter la collision entre un navire et un iceberg en partant de la fusion de l'acier et de la naissance des premiers cristaux de glace), mais depuis notre première rencontre. Oui, voilà un bon point de départ. Tout ce qui a de l'importance - et donc en premier lieu tout ce qui a rapport à Driss et à Leon, puisqu'en fin de compte c'est d'eux qu'il s'agit ici et que nous ne sommes que les dupes de leurs conneries - s'est déroulé après, et les quelques événements d'importance qui ont eu lieu auparavant, je leur trouverai bien une place. Donc. Ma rencontre avec Arno. Aujourd'hui, si je me souviens bien, cela devrait faire deux ans.
À l'époque, je n'étais pas en Belgique depuis très longtemps. Au début, j'ai habité un moment à Bruxelles chez un homme dont je ne reparlerai plus, mais je n'avais qu'une envie: me tirer au plus vite. Donc, lorsque le Commissariat a déclaré ma demande recevable, j'ai déménagé à Anvers. On m'avait envoyée à Tongres, mais je n'y connaissais personne, et Tongres ne voyait aucune objection à ce que j'aille habiter ailleurs: ils se contentaient de payer et pour le reste, ils s'en foutaient pas mal. J'aurais aussi bien pu atterrir à Gand: j'ai été voir un appartement à Gand, mais celui d'Anvers était moins cher, donc j'ai choisi celui-là. J'avais acheté juste de quoi me meubler, l'appartement n'était pas grand, et j'ai fait ce qu'on attendait de moi: du néerlandais, de l'intégration sociale, deux ou trois petites choses au VDAB1, de la gestion d'entreprise et de l'informatique, au cas où je travaillerais un jour dans la légalité. À côté de ça, comme tout le monde, j'ai fait des petits boulots au noir pour payer ma mobylette, et Internet, et mon ordinateur, qui pesait une tonne et sur lequel je suivais un cours de dactylo: tapez sans regarder le clavier ce que vous voyez apparaître à l'écran - ça ne m'a jamais servi à rien, mais peu importe. C'est la troisième chose que j'ai faite en plus de l'intégration et du travail: j'ai suivi des cours. J'ai appris par moi-même des trucs on ne peut plus divers. Comment savoir ce qui était utile ou non? J'accumulais des compétences qui ne devaient me servir que plus tard, quand les choses sérieuses commenceraient. Alors, je serais la première choisie, car personne d'autre ne pourrait maîtriser et la guitare et le français et la gestion d'entreprise et la dactylo et la cuisine au wok et les échecs et Microsoft Office et l'art de taper élégamment du pied comme le font les danseurs de flamenco. Je peux faire tout ça, plus ou moins bien. | |
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Parfois, je me lançais dans un cours sans trap savoir de quoi il retournait. Comme pour le flamenco. Je suis allée à la première leçon avec mes chaussures à semelles compensées; et c'est ce jour-là, comme je le disais, que nous avons appris à taper du pied, avec élégance mais aussi impétuosité. Je le faisais aussi pour ne pas m'arrêter. Notre quartier grouille de gens qui ont parcouru des milliers de kilomètres pour, une fois arrivés à destination, ne plus bouger un pied. ‘Que faire? Il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.’ Le sempiternel il-n'y-a-rien-d'autre-à-faire-qu'attendre de ces gens. Pour nous, le danger de s'arrêter est bien plus important que pour un Belge. Même si un Belge ne fait rien, il avance. Il est toujours emporté par le flot des événements: l'école, le travail, le mariage, la maison, les enfants, le divorce, les petits-enfants, la maison de repos, la mort. Mais si ce même Belge, après sa mort, retourne chez mes voisins, étonné par ce que la vie malgré tout lui a offert, ces gens sont toujours assis au même endroit, affichant le même sourire: ‘Que faire? Il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre’. Si l'on n'y prend pas garde, c'est la contagion assurée. Je n'en ai connu que trop, de ces jeunes gens qui avaient de l'énergie à revendre, et qui, un an plus tard, dégringolaient de leur lit aux alentours de midi avec ce vague sourire. On fait quoi aujourd'hui? J'ai une idée: on va boire! Ils ressemblent aux zombies qu'on voit dans les films, qui vous attrapent par les chevilles et qui vous entraînent au fond du marécage. Et vous, vous êtes là au milieu de ces zombies, à leur demander: ‘Bon les zombies, vous avez tout fait pour m'avoir parmi vous; alors, c'est quoi le plan?’ Et eux, pendant ce temps-là, ils se grattent leurs barbes de zombies: ‘Euh, franchement, rien...’ Question boulot, j'ai donné dans l'ordinaire: faire la plonge dans un restaurant, désosser des porcs dans un abattoir, tenir la caisse dans un magasin de nuit, vendre des frites, livrer des pizzas, distribuer des journaux, porter leurs courses aux personnes âgées, sortir leurs chiens, jouer les baby-sitters et surtout nettoyer. Généralement, je ne gardais pas la place plus de quelques semaines. Il finissait toujours bien par arriver quelque chose: soit la femme de ménage attitrée refaisait surface, soit je m'engueulais avec le cuistot, soit on refusait de me payer, ou alors, s'il s'agissait d'un homme seul, il tombait amoureux de moi. Ce n'était pas grave: mon numéro figurait chaque semaine dans le journal des petites annonces et je décrochais un nouveau job. À l'époque, je faisais le ménage chez un Indien. Il avait un appartement dans le quartier de la gare centrale. C'était un beau duplex, spacieux, avec un grand balcon qui donnait sur le parc. Dans le hall se tenait un homme en uniforme qui touchait son képi du doigt lorsqu'il vous voyait, et qui vous ouvrait la porte de l'ascenseur. Il disait qu'on ne trouvait ça nulle part ailleurs à Anvers et qu'il l'avait vu faire en Amérique. L'Indien en question vendait des diamants. Nettoyer son appartement en une seule fois demandait beaucoup de travail, surtout qu'il restait à la maison lorsque je faisais le ménage et qu'il me distrayait de mon travail en me posant des questions auxquelles je ne savais quoi répondre. Est-ce que j'étais déjà allée dans un si bel appartement? Est-ce que je savais qu'il possédait un hélicoptère? Est-ce que je savais que cet hélicoptère pouvait atterrir sur le toit de restaurants huppés? Est-ce que cela me dirait de l'accompagner un jour dans cet hélicoptère pour aller manger dans un de ces restaurants? Je lui avais déjà proposé de me donner la clé de l'appartement. Je m'en sortirais bien toute seule, et lui pourrait profiter de ce moment pour travailler: il avait sûrement beaucoup à faire, un hélicoptère comme celui-là ne se paie pas tout seul. Mais ce n'était pas un problème, disait-il. Après tout, un peu de compagnie ne me faisait certainement pas de tort. | |
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Il lui arrivait de me rapporter des bijoux de son travail. Je disais que je ne pouvais pas les accepter. Le jour de ma rencontre avec Arno, il m'a dit: ‘Tu as des yeux magnifiques’. J'ai rétorqué: ‘Complimentez-moi plutôt sur la manière dont je fais le ménage’. Et lui a dit: ‘Chaque jour, je contemple les bijoux les plus précieux, mais aucun ne possède ta beauté’. Il avait tiré ça d'un film. Je regarde souvent des films indiens. Donnez-moi une heure, et je vous retrouve le film en question. J'ai lancé: ‘Vous ne trouvez pas que je suis une championne du nettoyage?’ Et lui: ‘Et aussi une championne du baiser’, ce qu'il ne pouvait pas savoir, vu qu'il ne m'avait jamais embrassée. La fois où il a essayé de m'embrasser, je lui ai dit: ‘Je suis ici pour frotter, pas pour fricoter’. J'étais fière d'avoir pu faire un jeu de mots dans une langue qui n'était pas la mienne, mais il n'y a pas prêté attention. Il m'a agrippée par la taille. J'ai écarté ses mains. Il m'a agrippée de plus belle. J'ai dit: ‘Non’. Et lui: ‘Je suis un homme d'affaires’. Ce n'était pas la première fois qu'un homme avait les mains baladeuses. C'était le genre de choses qui pouvaient vous arriver lorsque vous alliez faire le ménage chez un homme seul et souvent, c'était les hommes seuls qui recherchaient une femme de ménage. D'autant plus si vous étiez noire et que vous placiez votre numéro dans les petites annonces, c'est comme si les guillemets étaient automatiquement sous-entendus: ‘nettoie’ à domicile. C'est pour cette raison que certaines filles ne faisaient le ménage que pour des familles, des femmes ou des personnes qui étaient absentes; toutefois, la plupart ne pouvaient pas s'offrir ce luxe. Il faut dire que d'autres n'avaient pas trop de scrupules; elles faisaient le ménage et l'amour. J'avais toujours réussi à m'en sortir au moyen d'une plaisanterie. La plupart des hommes ne sont pas des violeurs-nés. Ils tentent leur chance, bombent le torse, mais il suffit qu'on se paie leur fiole pour qu'ils la ramènent moins. Le pire qui me soit jamais arrivé, c'est quand j'en ai trouvé un à poil sur son lit. Il a essayé de m'embrasser, je lui ai dit que j'étais venue pour frotter et pas pour fricoter: il l'a mal pris et s'est barré dans sa chambre. Un quart d'heure plus tard, quand j'ai ouvert la porte, il était tout chancelant sur le matelas à eau. Il avait éjaculé sur le vinyle. ‘Aspire-moi ça, si tu n'es là que pour passer l'aspirateur’. Il l'a dit en anglais, suck, ça sonnait encore plus dégueulasse. Mais peu importe. J'ai connu des filles qui en ont bavé davantage. - Je suis mariée, ai-je dit à l'Indien. Preuve à l'appui, je lui ai montré l'alliance que je m'étais procurée à cet effet. - Il fait quoi, ton mari? - Il est agent de police. - Belge? - Oui. - Les policiers, ça ne gagne pas des masses, non? - Pas des masses, ai-je approuvé. Mais suffisamment. - Mais avec toi, ça lui fait du beurre dans les épinards? Nous nous trouvions à l'étage supérieur de l'appartement. L'Indien s'est avancé vers moi et m'a prise à nouveau dans ses bras. ‘Ton mari sera content, si tu lui ramènes un petit extra’, a-t-il dit. Je l'ai à nouveau repoussé. - Je suis un homme d'affaires, a-t-il déclaré. - Ce n'est pas un comportement d'homme d'affaires, ai-je répliqué. | |
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J'ai déposé l'aspirateur et j'ai reculé vers l'escalier. J'ai dit: ‘Vous vous conduisez mal. Je rentre chez moi et vous laisse méditer sur votre comportement’. Cela aussi, le plus souvent, ça me tirait d'embarras. Je n'avais pas peur, je ne partais pas en courant, je me plaçais au-dessus de lui, comme une maîtresse d'école qui remet un enfant turbulent à sa place. Mais avec celui-ci, ça ne m'a pas tirée d'embarras du tout. Il m'a emboîté le pas et m'a saisie par le bras. Son visage grimaçait. C'est à ce moment-là que je lui ai donné un coup malencontreux qui l'a fait trébucher sur l'aspirateur et tomber dans l'escalier. Pour comble d'infortune, il y avait un canard en verre au pied de l'escalier, un élément de décoration destiné à abriter des galets polis, sur lequel il est tombé la tête la première. On pourrait se dire qu'un canard de cette taille est censé supporter un choc comme celui-là, mais peut-être la qualité laissait-elle à désirer: il s'est brisé en trois morceaux. Le verre a entaillé la tête de l'Indien, le sang s'est répandu sur les tapis et le parquet. L'Indien est demeuré étendu sans plus bouger. Curieusement, j'avais plus peur maintenant qu'il gisait par terre que quand il tentait encore de me sauter dessus. J'ai pensé: ô mon Dieu! je l'ai assassiné. Ce qui me tourmentait le plus, c'était l'idée d'avoir commis le plus grave des péchés. À quoi s'ajoutait la question: qui va me croire? Il a certainement des dizaines de collègues prêts à témoigner qu'un homme aussi riche et aussi respecté, de surcroît propriétaire d'un hélicoptère, n'aurait jamais éprouvé l'envie, et encore moins la nécessité, de se taper sa femme de ménage. Je portais les chaussures avec lesquelles je m'étais rendue au cours de flamenco, avec leurs énormes semelles compensées. Cela vous donne l'impression de marcher sur des échasses et vous empêche de courir vite. Mais comme j'étais prise de panique, j'ai tout de même couru. J'imagine le spectacle: moi, déboulant l'escalier, le visage en larmes, sautant par-dessus l'Indien et me précipitant vers la porte. Je me voyais déjà m'étaler de tout mon long et atterrir dans une mare de sang. Mais, d'une manière ou d'une autre, j'ai tout de même réussi à quitter l'immeuble. Je connaissais Leon, il m'avait déjà aidée plusieurs fois, ce qui explique que je me sois réfugiée chez lui. Il n'était pas à la maison, Arno oui. Et voilà. - Ma vie est foutue. C'est la première chose que je lui aie dite. - J'ai commis le plus grave des péchés. Mais je dois pouvoir regarder Dieu dans les yeux et agir correctement aux yeux de Dieu. Et Arno de répondre: ‘Euh...’ C'est la première chose qu'il m'ait dite. Il croyait que je voulais me rendre à l'église évangélique, plus loin dans la rue, et que je m'étais trompée. Alors, je lui ai raconté ce qui s'était passé, et il m'a rassurée. Il n'a pas essayé de m'embrasser, et même s'il était d'accord avec moi sur le fait que je devais me rendre à la police, il m'a proposé de d'abord téléphoner à l'Indien, pour plus de sécurité. Arno a composé le numéro. L'Indien a décroché. Arno m'a passé le téléphone. L'Indien était à l'hôpital. Sa blessure à la tête n'était pas mortelle, encore qu'il ait perdu beaucoup de sang. Je me suis excusée de ne pas l'avoir aidé. Il a dit: ‘Je n'ai pas fait preuve de beaucoup de respect’. À quoi j'ai répondu: ‘Non’. (...) | |
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La nouvelle Naomi Campbell(...) Une des choses qu'Arno trouve amusante à Anvers, c'est son prémétro. Chaque fois que je dis que j'ai pris le métro, il me corrige: ‘Hé là! Anvers n'a pas de métro, seulement un prémétro’. Ce qu'il est censé précéder, personne n'en a la moindre idée. ‘C'est justement ça qui est drôle!’ Et il se met à rire comme personne. Ce qui m'étonne le plus, c'est la taille impressionnante des stations qui se trouvent ici sous nos pieds. Dans d'autres quartiers, il suffit de prendre deux petits escalators pour se retrouver sur le quai. Chez nous, on n'arrête pas de descendre, à des dizaines de mètres de profondeur, seul sur un escalator flambant neuf. On aboutit dans un hall qui ressemble à une salle de bal souterraine, éclairé comme un centre commercial, carrelé comme une piscine, avec, dans un coin, un petit cagibi où l'on pourrait acheter des tickets s'il n'était pas continuellement désert. Une fois le hall traversé de biais, un autre escalator vous emmène plus bas encore. Idem dans l'autre sens: depuis les entrailles de la terre, on est lentement remonté à la surface, irradié par des tubes au néon, le long de murs de béton brut sur lesquels des enfants ont tagué leur grossière signature. Et pendant tout ce temps, pas un chat. On a l'impression que quelqu'un a voulu compenser l'agitation et le manque d'espace à l'air libre. Je me rends chez Mirella. J'ai même des fleurs pour elle, reçues du fleuriste chez qui j'achète chaque semaine un bouquet pour ma patronne. On ne peut donc pas parler d'un vrai cadeau, mais c'est le geste qui compte. Non que j'espère beaucoup de sa solution miracle. Je connais ses idées: elles sont plus agréables à écouter qu'à mettre en pratique. Mais c'est gentil à elle de vouloir me remonter le moral, surtout que pour l'instant elle a d'autres chats à fouetter, avec son psychiatre. Il y a un instant, dans le tram, j'ai examiné de plus près les photos qu'elle m'a données. Soyons honnête: elles sont exactement comme je le voulais. On voit tout et on ne voit rien en même temps. Je suis appuyée de profil à la fenêtre, de sorte qu'on voit la courbe de mes fesses mais pas la fente, de même que la courbe de mes seins mais pas le mamelon. Les courbes sont érotiques, les fentes et les mamelons pornographiques. Je souris mystérieusement en gardant la main sur mon ventre. ‘Shagadelic baby’ avait dit Mirella en prenant les photos. C'est tiré d'un film que nous avons vu ensemble. Elle a ajouté: ‘Le bureau qui te laissera partir perdra du même coup la nouvelle Naomi Campbell’. N'allez cependant pas vous faire des idées. Notre intention n'est pas de devenir mannequins ou quelque chose du genre. Ce n'est rien d'autre qu'un jeu qu'on joue ensemble, une bêtise: nous cherchons des livres ou des magazines avec des photos de vrais mannequins et nous nous photographions dans les mêmes poses. Nous nous livrons à cette activité depuis le jour où nous avons découvert que nous aimons toutes les deux feuilleter America's Next Top Model - l'édition américaine, celle avec Tyra Banks, pas la belge, avec cette pétasse monstrueuse qui se prend pour un mannequin, alors que personne n'a jamais entendu parler d'elle, et qui tyrannise de jeunes pâlottes à peine sorties du berceau ayant encore tout à apprendre, sans la moindre chance de représenter un jour ce que Tyra, Naomi ou Waris - Waris, en tout cas - ont représenté. Pas question que je m'inscrive un jour: si ce genre de fille peut devenir mannequin, je préfère me trouver un autre boulot. Même s'il y a dans le tas quelques photos qui n'ont rien à envier à celles publiées. N'entendez par là rien de plus que ce que je dis. Celle où je suis allongée sur le canapé, soi-disant endormie, un livre sur la poitrine - je porte encore mon soutien-gorge, mais ça ne se voit pas - est sûrement aussi belle. Sûrement. | |
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Quand je descends à la station Handel et que je traverse la petite place informe et anonyme, le trottoir grouille encore de monde. Encore que grouiller ne désigne qu'imparfaitement l'insupportable caquetage de dizaines d'hommes ratissés en groupes aux coins des rues et sur le pas des portes. Ils parlent avec des commerçants qui, sur le seuil de leur boutique, dépassent légèrement de la tête le reste de la foule, ce qui explique qu'ils soient les seuls à se faire une idée générale des conversations. Pas un qui se donne la peine de me crier après, de me siffler ou de claquer de la langue. Ils me voient tous les jours, ça ne les intéresse plus. Il n'y a que les fleurs que je porte pour leur arracher un commentaire: ‘C'est pour moi?’ - oink oink. L'histoire du jour, que j'ai déjà entendue ce matin et qui continue à se répandre comme s'il s'agissait d'une invasion américaine, rapporte que ce même matin, un habitué des bordels s'est littéralement envoyé en l'air, vu que le réduit où il baisait a été soulevé par une grue. Il s'agissait de toilettes mobiles qui avaient été installées à cet endroit depuis qu'on avait entrepris des travaux d'aménagement des égouts, et qu'on utilisait la nuit comme endroit de passe. Apparemment, les travaux étant terminés, on avait décidé d'enlever la cabine. Personne n'avait prévenu les prostituées, et le grutier n'était pas au courant de cette forme de sous-traitance. Encore heureux qu'il ait remarqué les gestes de panique de l'homme avant que les deux tourtereaux ne s'écrasent par terre. Il n'était que six heures du matin, mais ça n'a pas empêché un attroupement presque immédiat d'hommes et de femmes venus conspuer ou encourager le couple, tandis que le grutier tentait, aussi précautionneusement que possible, de les reposer d'aplomb sur le sol. La police aurait dû intervenir pour disperser la foule. Le grutier, lui, a tellement eu peur qu'il en a fait dans son froc. Extraits de Beleg (Beige), Meulenhoff - Manteau, Amsterdam / Anvers, 2009, pp. 59-68 et 87-90. |