Septentrion. Jaargang 36
(2007)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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‘L'herbe continue à croître’: Jozef DeleuInutile de présenter Jozef Deleu (o1937) aux lecteurs de Septentrion. Fondateur et rédacteur en chef de la revue, il en fut, durant de très nombreuses années, la figure de proue. Dans l'esprit du fondateur, Septentrion avait vocation à familiariser le public francophone avec la culture d'expression néerlandaise. La notion de ‘culture d'expression néerlandaise’ était prise à dessein dans une acception assez large. Elle devait englober les formes les plus diverses de l'activité culturelle et concerner tous les néerlandophones, indépendamment de tout particularisme idéologique ou politique. Septentrion - tout comme les annales De Franse Nederlanden-Les Pays-Bas Français et The Low Countries qui y feraient suite - s'inscrivait ainsi dans la lignée de la revue de langue néerlandaise Ons Erfdeel, fondée en 1957. Toutes ces initiatives éditoriales s'expliquent par une foi inébranlable et inaltérée dans la culture néerlandophone mais elles prennent également en compte la façon dont chaque culture constitue par définition le produit d'une interaction féconde avec d'autres peuples et cultures. Grâce à cette ouverture d'esprit, Deleu a contribué dans une très large mesure à l'émancipation sociale et culturelle de la Flandre et à la diffusion de la culture néerlandaise dans tous ses aspects bien au-delà des frontières de la néerlandophonie. Conséquence sans doute de son engagement de tous les instants dans le domaine de la politique culturelle, Deleu jouit d'une notoriété plus restreinte en tant qu'homme de lettres. Pourtant, depuis de longues années, il est actif comme poète et auteur de prose lyrique. Plusieurs de ses livres ont même été traduits en français. Déjà en 1967 parut une petite sélection de ses poèmes (Poèmes)Ga naar eind1 suivie, en 2001, d'une belle anthologie (Les lièvres s'attroupent)Ga naar eind2. Par ailleurs, on n'aura guère de peine à trouver encore en librairie les textes en prose Vivre la frontière (1999)Ga naar eind3, Lettres à l'autre rive (2002)Ga naar eind4 et Citoyen de la frontière / La Normandie de mes rêves (2003)Ga naar eind5. Il faut dire pourtant que les critiques et les lecteurs n'ont porté qu'un intérêt assez faible à la thématique toute particulière et à la tonalité aisément reconnaissable le cette oeuvre littéraire. On ne peut donc que se féliciter de la parution, à l'occasion des soixante-dix ans de l'auteur, de quelques ouvrages qui attirent expressément l'attention sur l'écrivain Jozef Deleu. Sous le titre Het gaat voorbij (Cela s'en va)Ga naar eind6 a paru une anthologie volumineuse réunissant, en version originale, un large choix de poèmes, textes en prose et discours. Il faut signaler en outre la sortie d'une publication bilingue, Gras dat verder groeit - L'herbe continue à croître, une réussite éditoriale à tous points de vue. Disons d'emblée que le choix du texte précité est certainement judicieux. L'herbe continue à croître peut effectivement être considéré à la fois comme un point fort et comme une synthèse de l'oeuvre littéraire produite par Deleu à ce jour. Cet ensemble de ‘miniatures’ (comme les appelle le sous-titre) nous offre l'occasion idéale d'en découvrir toutes les facettes et d'en apprécier le raffinement discret. Le livre rassemble des textes concis - traduits en français par Marnix Vincent - qui se situent délibérément à la frontière de la poésie et de la prose. On pourrait donc les qualifier de poèmes en prose. Ces fragments sont - en néerlandais du moins - classés par ordre alphabétique, une structure arbitraire que l'auteur brise à dessein afin de pouvoir terminer par le fragment Wantrouwen (Méfiance). En outre, l'ouvrage se compose de 33 textes, chiffre symbolique qui renvoie peut-être aux chants de la Divina Commedia de Dante ou, encore, à la durée de vie de Jésus-Christ. Ceci étant, Deleu se garde d'adopter une écriture trop maniériste ou trop abstraite et de paraître apodictique. Au contraire, son oeuvre reste profondément ‘terrestre’, continuellement centrée sur l'homme et sur le monde dans lequel il vit. De brefs souvenirs, des récits, des rencontres constituent presque à chaque fois le point de départ du texte sans que ce dernier en reste au stade purement descriptif ou anecdotique. La réalité quotidienne est réduite à des proportions symboliques d'où naissent en effet des ‘miniatures’ ou ‘emblèmes’ littéraires. Cette perspective plus générale est encore accentuée par la façon dont l'auteur coule ses souvenirs et observations sensorielles dans des considérations plus générales, qu'on pourrait qualifier de modestes maximes. | |
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Jozef Deleu (o 1937), photo M. Hendryckx
L'emploi de l'indicatif présent contribue lui aussi à transmettre au lecteur une sorte d'expérience essentielle. Sur le plan du contenu, bien des textes ont pour cadre la frontière: la frontière qui sépare le jour de la nuit, l'enfance de l'âge adulte, le rêve de la réalité, le passé du présent. D'une manière générale, l'opposition entre apparaître et disparaître se trouve au centre de l'oeuvre. On en trouve tout logiquement l'expression la plus radicale dans le thème de la mort et de la finitude humaine, des réalités qui se profilent en permanence à l'horizon de l'existence humaine et dont s'imprègnent dès le début tous les textes de Jozef Deleu. À la lumière de cette certitude inéluctable, on revient sur le propre passé et sur le manque provoqué par la disparition d'êtres humains ou de sensations éprouvées autrefois. Mais il serait inexact de parler ici d'une mélancolie poussée à l'extrême. Au contraire, la volonté de relativiser et la sérénité restent les notes dominantes de ces miniatures. Il est vrai que l'homme n'est pas le centre de l'univers, il n'est même pas ‘un roseau pensant’ (pour citer le mot de Pascal). Il est tout au plus un chaînon éphémère, tant dans sa vie personnelle que dans le cadre plus large du temps et du devenir permanent. Et de fait, vu sous cet angle-là, l'être humain ne possède ni la modestie ni la capacité de résistance de l'humble brin d'herbe qui plie sous chaque pas mais qui, inlassablement, se redresse à chaque fois. Aussi le titre du recueil est-il tout à fait indiqué: l'herbe ne ‘croît’ pas seulement par-delà les saisons, les années et les pas des hommes, elle continue à pousser ‘plus loin’, à s'étendre imperturbablement dans l'espace et dans le temps. L'homme reste ainsi un être profondément ambivalent, intérieurement divisé. D'un côté, il fait partie de la nature et des processus qui s'y accomplissent de génération en génération. De l'autre, conscient de sa propre temporalité et de sa condition mortelle, il occupe une place à part dans ce cosmos. L'homme est un étranger, un frontalier. Conscient de sa condition, il est condamné à continuer à vivre, à la recherche d'âmes soeurs et de compagnons de route. Cette propension à relativiser n'empêche pas l'auteur de revendiquer sans cesse le droit de réfléchir, de tirer des leçons du passé, de combattre l'injustice qui écrase les petites gens. De la première à la dernière page, ces miniatures illustrent l'engagement sans faille tant de l'homme que de l'écrivain Jozef Deleu. Signalons enfin que le livre bénéficie d'un atout supplémentaire dont il faut créditer la coéditrice, la galerie d'art S.-H. De Buck. Celle-ci a demandé à un certain nombre d'artistes de choisir une de leurs oeuvres ou d'en créer une nouvelle susceptibles d'accompagner tel ou tel texte. Leurs productions, généralement de petit format, à l'image des miniatures, sont plus que de simples illustrations. Souvent elles confèrent aux textes de Jozef Deleu une plus-value grâce à l'interprétation toute personnelle qu'en donnent les artistes. Voilà pourquoi Gras dat verder groeit - L'herbe continue à croître est un livre qu'il faut posséder, lire et choyer. dirk de geest |
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