eue un rabbin de toucher son enfant et, ce faisant, de le bénir pour la vie, une vie qui, pour lui, devenu père, aura toujours quelque chose de judéo-européen, quelque chose d'un monde d'imagination, de sympathie et de solidarité probablement perdu à jamais, car n'offrant guère de possibilité d'enracinement, seulement des cachettes provisoires, comme celle de sa langue, de ses propres mots, où lui-même se dissimule dans un poème intitulé ‘Ici’: ‘Je suis déraciné et parfois trop heureux pour que les mots le disent’.
S'il est exact que le judaïsme perdu de l'Europe ne possédait pour toutes demeure et nation que sa langue, un monde non-violent et fragile, porte ouvrant sur l'historiquement révolu, alors Benno Barnard (o1947) est lui-même ce rabbin qui parle à son corps défendant et qui a élu domicile dans des souvenirs dépassant sa personne, ceux d'une Europe perdue, d'une Europe où la mémoire et la langue jouaient un rôle prépondérant. Une contrée entre-temps devenue pour une bonne part imaginaire, d'abord parcourue à ses yeux d'une pluralité de langues, de poèmes, de vers, de mots: une mémoire polyglotte. Ceux-ci, à leur tour, suscitent des images qu'il veut, pour ainsi dire, toucher de ses descriptions aimantes et, ne l'oublions pas, des traductions par lesquelles il clôt chacun de ses essais, pour laisser le dernier mot aux poètes. Quelque part dans l'un de ces essais, il se pose la question: ‘Qu'est-ce qu'un nostalgique, sinon un historien qui veut effleurer une certaine période?’, sans nul doute un autoportrait ressemblant, même si je m'autoriserai encore une observation quant à cette nostalgie.
Dans un autre recueil d'essais sur la lecture des morts, De tranen van de herinnering (Les Larmes du souvenir), Jürgen Pieters évoque la transmigration des âmes: lors d'un acte de lecture intense, notre âme transmigre, en quelque sorte, vers ce monde où ont écrit les morts; transmigration, puisque, s'ils ne sont plus parmi nous, leur parole ne cesse de renaître sous nos yeux de lecteurs. Du reste, c'est précisément ce que fait Benno Barnard dans ses essais: il ramène à la vie ses chers poètes du couchant - Émile Verhaeren, Wystan Hugh Auden, T.S. Eliot, Paul Celan, Jossip Brodsky, René Char, Cezlav Milosz et encore quelques autres - avec une grande force de persuasion. On trouve dans l'un des poèmes, rassemblés en un épais volume, cette idée selon laquelle l'anecdote a besoin du sublime, et le sublime de l'anecdote, une parfaite illustration de sa méthode, à l'efficacité ironique, et qui réclame beaucoup d'attention, d'amour exégétique, ainsi que de connivence humoristique.
Empathie et identification, certes, mais il ne s'agit pas seulement, dans les essais de Benno Barnard, de ressusciter des morts une langue écrite jadis par d'autres poètes: il s'agit tout autant d'une incantation visant à garder les morts vivants parmi nous. Dans le rite juif, il est primordial que les noms ne cessent d'être invoqués: aussi longtemps que l'on récite les noms de morts, ils vivent parmi nous. Quand personne ne nomme plus un nom, quand on a disparu de la mémoire, alors seulement on est véritablement mort. Voilà pourquoi Benno Barnard ne cesse de nommer les poètes chers à son coeur.
‘Le secret du salut est le souvenir.’ Cette citation du Talmud, que l'on trouve chez l'auteur, traduit une pensée capitale pour lui, à telle enseigne qu'il en fait mention tant dans ses poèmes que dans ses essais. Le souvenir de ce qui s'est envolé, que génère par excellence la lecture, représente, estime-t-il, la seule manière de s'exonérer de la superficialité et de l'indifférence dans un présent qui ne se contenterait pas d'être un Maintenant vide, mais surtout un ‘comment cela fut’, conscience de tout le processus qui nous amène à lire avec les yeux qui sont les nôtres aujourd'hui. Sous ce rapport, peut-être est-il injuste envers lui-même, encore que l'intention en soit légèrement ironique, lorsqu'il se décrit comme un nostalgique. Il veut plutôt ressusciter les morts parce que la nostalgie lui est étrangère, je veux dire: ne voulant pas considérer rétrospectivement un passé idéalisé, il refuse de vivre dans un présent unidimensionnel, il voit dans le présent la pérennité vitale d'un contact avec la puissance et l'émotion de la mémoire écrite. Un très beau poème, dont le titre, ‘Un sanscrit’, n'est pas innocent, le dit à sa manière: ‘Que ma voix impersonnelle d'individu soit/la voix intime de chacun’.
Cela fait de lui l'un d'entre eux, un poète d'un pays du couchant, qui continue, à son corps défendant, d'honorer la grammaire complexe,