européens de notre époque. L'attribution aux Pays-Bas du prestigieux prix P.C. Hooft à l'écrivain-voyageur (en 2004), ainsi que son statut de nobélisable, paraissent conforter ce point de vue enthousiaste. Pourtant, d'autres voix se sont fait entendre, telle celle de Peter Handke, pour reprocher à Nooteboom la prétention d'un bel esprit, produisant une littérature assez artificielle.
Une lecture attentive de son dernier roman donne une idée précise du sens que l'on peut donner à ces éloges et à ces critiques. Perdu le paradis est l'oeuvre à la fois passionnante et déconcertante d'un maniériste: savamment construit, l'ouvrage se présente comme un roman à tiroirs, un dédale de récits enchâssés et de strates narratives qui laissent entrevoir également le processus d'écriture; dès les premières lignes, un alter ego de l'auteur apparaît, tel un observateur anonyme, un voyageur tentant de deviner quel bouquin une passagère de l'avion qui les emmène à Berlin se distrait à feuilleter. Ce livre n'est autre que le roman qui s'offre au lecteur et dont une partie de l'argument se dévoile au travers de reportages que le narrateur parcourt lui aussi négligemment, dans la revue de la compagnie aérienne: un article sur Sao Paulo et un autre sur les aborigènes. De fait, la première partie de Perdu le paradis relate les péripéties d'un voyage initiatique en Australie, à la recherche du paradis perdu des aborigènes, où règne l'idée du fameux ‘temps rêvé’, par deux étudiantes brésiliennes férues d'histoire de l'art, Alma et Almut, dont la première veut fuir Sao Paulo, victime d'une agression dans une favella. Le duo - un personnage double - revient déçu; le monde mythique des aborigènes ne peut livrer ses secrets car il n'existe que hors du temps mesuré et de la trace écrite; de même, la relation d'Alma avec un artiste indigène aussi insaisissable que sa peinture rituelle, ne peut être qu'éphémère. L'étrange civilisation aborigène incarne
une première fois le Paradis originel irrémédiablement perdu; pour le comprendre, le lecteur devra se référer à l'épigraphe qui précède le prologue du roman. Citation extraite d'une parabole du philosophe Walter Benjamin (1892-1940), elle montre l'ange gardien du Paradis regardant une unique catastrophe qui ne cesse d'amonceler des ruines: le péché originel, répété à l'infini, image du mythe primordial déterminant le cours de l'histoire.
A son tour, Alma endosse le costume de l'ange pour participer, en qualité de figurante, à un spectacle d'avant-garde à Perth, sorte de jeu de piste occupant divers lieux de cette ville australienne, inspiré entre autres par le Paradis perdu (Paradise Lost), poème épique monumental de John Milton (XVIIe siècle), contemporain du grand auteur néerlandais Vondel. L'héroïne de Nooteboom y apparaît tour à tour comme l'incarnation d'un ange déchu - conséquence de ses mésaventures - et de l'ange qui chasse l'homme du Paradis, en la personne du second héros du roman, le critique littéraire Erik Zondag. Ce dernier découvre Alma au cours du spectacle et la rencontre avec l'ange lui procure un sentiment d'extase inoubliable.
La deuxième partie débute alors à peu près comme la première: un narrateur observe à nouveau un voyageur, dans une gare cette fois. Il s'agit de ce Zondag quelques années plus tard; quinquagénaire passablement désabusé, il part pour une cure de remise en forme dans un établissement spécialisé des Alpes autrichiennes. Le narrateur s'implique désormais d'une manière beaucoup plus active dans le récit, n'hésitant pas à intervenir à brûle-pourpoint, et à ironiser au sujet des états d'âme de son personnage. Cette déstabilisation de la narration traditionnelle appartient aux irrégularités formelles qui renforcent l'impression d'une composition dans le style maniériste; elle contribue également à relativiser par l'humour omniprésent la gravité de la thématique et la complexité du concept. L'intrigue est en effet structurée par une nouvelle série d'allusions et de citations renvoyant au dernier chant de l'épopée baroque de Milton. La scène finale du poème apparaît décomposée en segments, dont le premier figurait déjà en exergue de la première partie du roman. Le lien avec la seconde partie réside dans une nouvelle confrontation, inattendue, avec Alma, réincarnée en masseuse à l'uniforme d'un blanc immaculé, prodiguant, telle une vestale des temps modernes, des soins au journaliste bedonnant. Cette situation de client soumis à un programme spartiate, dans l'hypothétique espoir de retrouver un peu du paradis perdu de la jeunesse, si elle interdit tout rapprochement avec