Septentrion. Jaargang 36
(2007)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Le miroir secret de l'histoire: roman historique et drame familial dans l'oeuvre d'Anna EnquistAnna Enquist (o 1945), de son vrai nom Christa Broer, a conquis en peu d'années un large public de lecteurs, d'abord aux Pays-Bas, puis rapidement à l'étranger, malgré une entrée en littérature particulièrement tardive. En effet, elle ne publia son premier recueil de poèmes qu'à l'âge de 46 ans, en 1991. Depuis, elle s'est hissée au premier rang des lettres néerlandaises avec quatre romans, dont Le Chef-d'oeuvre (1994) et Le Secret (1997)Ga naar eind1, deux volumes de nouvelles et six recueils de poèmes. Son oeuvre en prose a été traduite chez Actes Sud, où a paru aussi son dernier roman, le volumineux Le Retour (titre original: De thuiskomst). Ce livre risque de surprendre quelque peu ses lecteurs fidèles. En apparence assez éloigné des romans de moeurs intimistes auxquels elle nous avait habitués, il propose une biographie romancée de l'épouse du capitaine Cook: un sujet exotique, une époque lointaine, sans rapport immédiat avec le contexte néerlandais et contemporain de ses précédents ouvrages, et surtout un genre, le roman historique, absent jusqu'ici des préoccupations de l'auteur. Pour tenter d'appréhender ce changement de cap, il peut être utile de se pencher un instant sur la situation de certaines de ses consoeurs et sur la production romanesque récente en matière d'évocation du passé dans la littérature néerlandaise. Enquist n'est pas la seule femme de lettres néerlandaise à s'être consacrée à la littérature au cours de la ‘deuxième mi-temps’ de son parcours - c'est là le titre en forme de métaphore sportive d'un de ses recueils (De tweede helft, 2000): on pense à Margriet de Moor (o 1941)Ga naar eind2 et à Nelleke Noordervliet (o 1945), toutes deux également des débutantes tardives; la première se consacra, comme Enquist, à la musique avant d'écrire. La seconde, qui s'essaya d'abord à la politique, est une pionnière du roman historique contemporain, dont deux livres, son premier roman Tine (1987) et son troisième Het oog van de engel (L'OEil de l'ange, 1991) peuvent être directement mis en relation avec le dernier ouvrage d'Anna Enquist. En effet, Tine constitue la biographie romancée de l'épouse d'une autre personnalité marquante du passé: Multatuli, le célèbre auteur de Max Havelaar (1860), oeuvre majeure du XIXe siècle néerlandais. En outre, l'intrigue de Het oog van de engel se déroule sensiblement à la même | |
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Anna Enquist (o 1945), photo Kl. Koppe
époque que celle du Retour, en l'occurrence peu avant et pendant la Révolution française - les lettres qu'Elisabeth Cook échange avec son amie Frances font allusion à la Révolution américaine, antérieure de quelques années. A la suite de Hella S. Haasse, Noordervliet, dont on regrettera ici que les romans, énergiques et non-conformistes, n'aient toujours pas été traduits en français, prit une part active dans la renaissance du roman historique néerlandais, aux alentours de 1990. Avec Tine, elle se livra à une expérience inédite, imagineant le journal intime qu'aurait pu écrire la femme de Multatuli, en respectant les méandres de l'écriture diaristique. Quant à Het oog van de engel, il contredisait bien des idées reçues concernant le XVIIIe siècle, longtemps considéré aux Pays-Bas comme une époque fort ennuyeuse - le pruikentijd ou temps des perruques - et montrait que l'irrationnel y avait joué un rôle déstabilisateur, malmenant le mythe des Lumières. D'autres écrivains emboîtèrent le pas à la romancière, publiant quelques-uns des romans historiques les plus remarqués de ces dernières années: citons l'extravagant Gewassen vlees (Viande dégorgée, 1994) de Thomas Rosenboom (o 1956), Het zesde bedrijf (Le sixième acte, 1999) de P.F. Thomése (o 1958), dont l'héroïne s'affirme, comme celle de Noordervliet, au moment de la Révolution à Paris, Een schitterend gebrek (Un charmant défaut, 2003), récemment traduit en français, d'Arthur Japin (o 1956)Ga naar eind3, où l'on rencontre une égérie de Casanova affublée d'une tare fascinante, telle, à nouveau, le personnage féminin de Noordervliet, et enfin Ter navolging (En guise d'imitation, 2004) de Kees 't Hart (o 1944), évoquant la face cachée de l'oeuvre des dames Wolff et Deken, deux amies qui écrivirent en collaboration la seule oeuvre passée à la postérité de la littérature néerlandaise des Lumières, le roman épistolaire Sara Burgerhart (1782). Revenons maintenant à Anna Enquist. Son nouveau roman semble s'ajouter à la longue liste d'oeuvres récentes revisitant le XVIIIe, témoignages d'un véritable engouement pour ce siècle fondateur de l'individualisme, qui apparaît, jusque dans ses contradictions, comme le lieu de mémoire révélateur de maintes interrogations actuelles - parmi lesquelles, dans Le Retour, l'équilibre improbable entre raison et affects. Arguons de ce que le récit que nous | |
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soumet Enquist se démarque en partie des oeuvres citées plus haut en restituant avant tout la mentalité des individus du XVIIIe, la femme confinée dans son rôle de mère et d'épouse, s'accommodant plus ou moins de sa condition qu'elle ne mettra en cause qu'après la disparition de son mari, lequel, pragmatique et paternaliste, esprit à la fois curieux et cartésien, se montre assez indifférent à la vie domestique, plus préoccupé par la carrière de marin et de scientifique, et également aventurier jusqu'à la témérité fatale. La première partie du roman étonne par l'absence de problématisation du matériau historique, exercice imposé à l'ère postmoderne: l'impression demeure celle d'un roman à contre-courant, évocation historique des plus classiques, où la prouesse de l'auteur a plutôt consisté à s'identifier à l'état d'esprit d'une époque; de même, le recours sporadique à la narration épistolaire ou aux fragments d'un journal de bord contribue à diversifier le propos sans le remettre en question. Au fil des pages, ce jugement pourra se compléter et se nuancer, à mesure que la thématique personnelle de l'auteur se précise. On retrouve en effet quelques-uns des thèmes développés par Enquist dans ses romans au cadre contemporain: l'absence du mari et du père dans un récit limité à la sphère familiale, dont seuls quelques passages relatent l'une ou l'autre péripétie des voyages entrepris par l'explorateur James Cook; à cette absence de l'homme correspond un horizon d'attente déçu pour le lecteur qui espérait découvrir de larges extraits des aventures du marin. Ensuite le départ ou la perte des enfants, systématiquement cruelle, jusqu'au paroxysme pour Elisabeth Cook, une femme qui survécut à ses six enfants, tous disparus plus ou moins tragiquement. Dans le cas de la petite Elly, renversée par un attelage, on ne peut s'empêcher de rapprocher la scène et ses conséquences de l'accident mortel de la circulation dont fut victime en 2001 la propre fille de la romancière, Margit, et d'envisager une dimension thérapeutique ou du moins autobiographique à l'écriture de ce livre; l'explication du choix du roman historique comme instrument d'un transfert ou d'une sublimation paraît s'imposer, surtout si on l'associe à un autre thème central de l'oeuvre d'Enquist: l'effet destructeur du temps qui s'écoule, motif permanent de fragilisation du mental et source d'une mélancolie embellie par la musique ou la poésie. Bien avant qu'elle ne soit elle-même frappée par le destin, la romancière avait exploré cette problématique, indissociable de l'expérience de la ‘seconde mi-temps’: son premier roman, Le Chef-d'oeuvre, interpellait le lecteur quant à la nécessité et au moyen de survivre à la mort d'un enfant, alors que la perte et l'absence avaient suscité parallèlement l'élan poétique d' ‘un nouvel adieu’ (Een nieuw afscheid, 1994), recueil où l'on pouvait déjà lire trois poèmes consacrés à la figure légendaire du capitaine Cook. Ces textes évoquaient l'énigme de la disparition du navigateur: il fut adulé par les indigènes, avant d'être assassiné par une tribu lors de son troisième voyage dans le Pacifique. La mort violente de Cook est associée dans le roman à un autre thème récurrent de l'oeuvre d'Enquist: le secret que le récit tentera d'élucider en confrontant des versions contradictoires de l'incident; l'officielle, attribuant le meurtre aux ‘sauvages’; une seconde, rapportée par un personnage fictif, où il apparaît que c'est Cook qui a tiré le premier. Une troisième enfin, inattendue, rapprochant la fin de l'explorateur d'un sacrifice rituel librement consenti. On remarquera que la romancière ne s'écarte de l'histoire véridique que pour étayer une interprétation personnelle; ailleurs, elle accompagne scrupuleusement le parcours tragique de son héroïne, rythmé par l'attente du retour de l'époux, les grossesses et les décès. C'est alors qu'intervient la musique comme motif de consolation, incarnée par un autre personnage fictif, au patronyme suggestif de Hartland, professeur de musique du fils préféré, Nathaniel, disparu lors d'un naufrage. La visite que la mère désespérée rend au vieil organiste et l'écoute salutaire d'une aria de Bach comptent parmi les passages les plus bouleversants du roman. | |
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Avec Le Retour, Anna Enquist offre un roman historique émouvant et subtil, synthèse de sa thématique adaptée à un sujet d'apparence ingrate, aux antipodes du récit haut en couleurs dont rêve tout candidat à la narration de hauts faits de l'histoire. Le tour de force de la romancière, nourrie de son expérience de psychanalyste, réside dans l'empathie, réussissant à restituer l'histoire d'une sensibilité. Dorian Cumps | |
Remarque:Les deux poèmes dont nous publions la traduction sont extraits du troisième recueil de l'auteur, Een nieuw afscheid (Un nouvel adieu, 1994). Le lecteur y découvrira une première évocation de la personnalité de James Cook; dans l'ouvrage, ces poèmes traitent de l'absence et du voyage en contrepoint du thème central, l'adieu; l'univers de l'explorateur revêt à ce titre un caractère exemplaire, non sans un regard critique, comme en témoigne le titre du cycle dont ils sont extraits: ‘bravade’ (grootspraak). |