Septentrion. Jaargang 35
(2006)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Willem Frederik Hermans et la putain de BruxellesPeut-être faut-il avoir quelque chose d'un assidu des putes pour aimer Bruxelles. Il fut un temps où nous formions une seule nation et où nous avions une seule langue. Mais les Babyloniens ont voulu ériger une tour qui atteindrait le ciel. Dieu les a punis en répandant la confusion des langues; l'entreprise de ces constructeurs s'est soldée par un échec et les peuples ont été dispersés sur la Terre entière. C'est la Genèse, prologue de la Bible, qui nous rapporte cette histoire. Comparer Bruxelles avec Babel, c'est presque tomber dans le cliché. A ‘Babel-sur-Senne’ aussi, on a affaire à un pêle-mêle de langues et de nations d'où résulte une certaine confusion. Nouer une conversation suppose une tractation préalable, une question à choix multiple, un instant d'hésitation: quelle langue parler? et qui la choisit? Le futur nous dira ce qu'il en est ici de la dispersion des peuples. Qui va s'occuper de cette ville quand la Belgique se désagrégera? Dans l'Apocalypse de Jean, épilogue de la Bible, Babylone apparaît non comme une cohue de langues, mais comme un lieu de perdition, une ville impure, une ‘putain’. Babylone est ‘la grande ville / à qui appartient la royauté / sur les rois de la terre’, une grande prostituée avec laquelle ceux-ci se sont encanaillés; ‘avec la puissance de son arrogance’, les marchands de la terre se sont enrichis; et ‘du vin / de la fureur de sa prostitution / elles ont bu toutes les nations’Ga naar eind(1). Néanmoins, il n'est pas difficile là non plus de relever un parallèle. Bruxelles est une prostituée: une capitale méprisée par les sujets du Royaume, déchirée à cause de querelles ethniques, rendue invivable par les maîtres du pouvoir; une grande agglomération qui, à force d'être négligée, est devenue un lieu rêvé pour les clandestins ou quiconque souhaite se réfugier dans l'anonymat; un lieu où règne un genius loci de nonchalance et de je-m'en-foutisme. Tant pour les étrangers que pour les Bruxellois, Bruxelles est une ville corrompue, une cocotte plutôt débraillée aux origines exotiques et dont il n'est pas aisé de découvrir le vrai visage (mais qui a certes plus d'un bon restaurant de poissons dans son chapeau). Le mot néerlandais hoer (prostituée) vient du latin carus, l'aimé(e). Rien n'oblige celui qui va aux putes à mépriser, comme le veut le stéréotype, la femme qui éveille son désir. Souvent, son désir naît en effet de son illusion d'avoir, avec une femme, un rapport qui ne tourne pas exclusivement autour du sexe. | |
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Quant au rapport que les écrivains flamands et néerlandais entretiennent avec Bruxelles l'impure, on y relève cette même ambivalence que les prostituées peuvent susciter. Chez les Flamands, c'est une trouble fascination qui prédomine: Bruxelles est à la fois repoussante et attirante. Cette position ambiguë caractérise d'ailleurs l'ensemble des lettres flamandes. On y trouve peu de romans urbains alors même que, dans nombre de drames provinciaux, la capitale joue, en arrière-plan, le rôle de repoussoir, de ville où, au milieu de la multitude, le personnage retrouve son souffle ou, à l'inverse, étouffe - écran sur lequel on projette ses désirs coupables; milieu propice à la finance, au pouvoir, à l'art et à la multiplicité des langues; havre pour ceux qui aspirent à fuir le microcosme provincial. Indemnes de cet atavisme, les Néerlandais qui vivent à Bruxelles entretiennent pour leur part une relation moins complexe avec la capitale brabançonne. Ils l'envisagent plus facilement comme un pôle et une métropole attractifs. Qui plus est, ‘cette ville légère’, ainsi que la qualifie le poète Paul van Ostaijen (1896-1928), favorise un assouplissement de la ‘gravité batave’. Le romancier Willem Frederik Hermans est peut-être celui qui incarne le mieux cet amour que les Néerlandais portent à Bruxelles. Dès son premier séjour (1939), il en tombe amoureux. Jusqu'à la fin de sa vie, il prendra plaisir à en arpenter les quartiers bourgeois du xixe siècle. De tranen der acacia's (Les Larmes des acacias, 1949), un des rares romans urbains à accorder une place de choix à Bruxelles, est en fait une forme déguisée de déclaration d'amour à cette ville. Car en plus d'une évocation du néant moral de la seconde guerre mondiale et d'une mise en scène de la conception nihiliste de l'humanité propre à l'auteur, ce roman met en opposition Amsterdam et Bruxelles, la première où le personnage principal, Arthur Muttah, étouffe, la seconde qui l'attire. La Babylone brabançonne revêt des traits fantasmagoriques, est source de rêveries et de désirs qui font d'elle un corps urbain érotisé. En quittant Amsterdam peu après la libération de la capitale néerlandaise, Arthur Muttah fuit la famine ainsi que le cadavre qu'il a laissé dans un canal. Il gagne Bruxelles en stop, dans l'espoir d'y retrouver son père et d'y trouver une fille ‘à laquelle il pourrait s'accrocher comme on s'accroche à une nouvelle vie’. Dès le premier instant, la ‘ville ondoyante’ lui titille les sens. Le premier trajet qu'il parcourt en tramway, de la place Rogier à la place Brugmann, est une revue érotique. ‘Dans son enthousiasme, il voyait dans chaque femme une beauté. (...) Par exemple la grosse, là, aux cheveux bruns en chignon. (...) Elle regarde par la vitre, une main sous le menton. Ses ongles semblent avoir été taillés dans du celluloïd rouge. Elle porte une bague sertie d'une aigue-marine. Ses lèvres sont rehaussées d'un rose, bleuâtre comme le massepain. Son chemisier en satin est tellement décolleté qu'on voit le renflement de ses seins. Contractés dans des chaussures à hauts talons, ses pieds font penser à une érection. - Ou encore la blonde platinée (...)’. Plus d'une fois, les tramways bruxellois éveillent chez Arthur une sensation de volupté. Il y respire le parfum de ‘très belles femmes’, il voit ‘leur visage éclore dans le col de leur fourrure comme le noyau d'un fruit ouvert’. Dans De tranen der acacia's, Bruxelles est une ville aux milles promesses érotiques, promesses qu'elle ne tient guère, certes, mais cela provient surtout du mépris que le beau garçon, Arthur, éprouve à l'égard des femmes qu'il peut avoir. Seule une | |
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blondinette anonyme échappe à cette malédiction de l'éros mâle. Ceci dit, elle reste une pure construction du désir: ‘Où était-elle? Qui était-elle?’ A l'inverse, Rose, la bonne du père d'Arthur, s'offre à lui - ‘Rose est ien'ete kutGa naar eind(2), comme on dit en flamand’ - mais ‘elle avait des mains rêches de fille de cuisine’, raison pour laquelle Arthur la dédaigne. S'il trouve à son goût les petites attentions de Gaby, ‘laideron’ à lunettes qui milite pour la scission de la Wallonie, les scènes d'amour entre eux ne sont toutefois pas décrites. Il en va tout autrement des étreintes avec Maritza, une petite poule yougoslave qu'Arthur rencontre sur le boulevard Adolphe Max et qu'il suit dans un hôtel de passe de la rue du Cirque - quartier où ce genre d'activités est toujours prospère. La scène finale du roman nous ramène rue du Cirque, dans les bras de Maritza. Arthur saigne et pleure, il verse les larmes des acacias. ‘Tout sort, enfin.’ De tranen der acacia's montrent une facette de Bruxelles, son côté sensuel, que les écrivains flamands ont rarement dépeinte. Le moment semble venu de relire Hermans. Et de boire, comme lui en son temps, ‘le vin de la prostitution’ bruxelloise.
Rokus Hofstede Traducteur littéraire. Adresse: Meerhem 57, B-9000 Gent rokus@telenet.be Traduit du néerlandais par Daniel Cunin. |