Paul, le fils du docteur Gachet, ‘ne reçoit pas’, ainsi qu'on pouvait le lire sur l'escalier menant à la maison. Aujourd'hui y sont inscrits les noms des peintres reçus par son père. Toute sa vie durant, Paul conservera, surveillera et dressera l'inventaire de la collection de son père, riche de plus de mille tableaux. C'est au compte-gouttes qu'il en autorisera l'accès aux amateurs d'art. Pendant la deuxième guerre mondiale, il cacha les toiles dans les grottes situées derrière la maison, les soustrayant ainsi à la curiosité des officiers allemands qui venaient sonner à sa porte. Entre 1949 et 1961, il fit don au Louvre des oeuvres les plus remarquables: les toiles de Van Gogh, Cézanne, Renoir, Pissarro, Monet et Sisley qui constituent désormais la collection d'Orsay.
Aujourd'hui, Gachet reçoit. Mais Van Gogh, du moins son coeur et son âme, ne recevait pas à Auvers. Seuls ses sens ‘recevaient’ encore, et ce qu'ils recevaient était transposé en couleurs et en lumière. Mais cela ne lui apporta plus la délivrance.
Le vingt mai 1890 un homme sort de la gare d'Auvers. Paris est alors à une heure de train (à une heure et demie aujourd'hui). Le dimanche, les Parisiens viennent à Auvers pour pique-niquer et canoter sur l'Oise. Les artistes ont déjà découvert le village. L'homme a encore soixante-dix jours à vivre. Plus de soixante-dix toiles à peindre. Mais il ne le sait pas encore. Le docteur Gachet lui recommande, en guise de médicament contre la mélancolie, de peindre sans trêve. Il trouve une chambre juste en face de la mairie, à l'Auberge Ravoux, pension complète pour trois francs cinquante centimes, ce qui emplit de fierté ce Hollandais économe de ses sous. Il peint la mairie le 14 juillet: les petits drapeaux attendent l'ouverture de la fête; à Paris, la Bastille est prise une fois de plus sous les clameurs de la foule, mais la place d'Auvers est vide. C'est la solitude qui a été peinte ici. A la mort de son pensionnaire, l'aubergiste ne gardera que deux tableaux: celui de la mairie et le portrait de sa fille Adeline. Il existe une photo, prise en 1952, où l'on voit Adeline regarder avec concentration la reproduction d'un portrait dans un livre: elle contemple l'éternelle jeune fille qu'elle est. Elle est présente aussi, à la porte de l'auberge, sur la photo qui a été prise durant cet été 1890 (voir p. 44).
Il y a l'église qui ne ressemble en rien au bâtiment tordu et douloureux (un bâtiment peut-il ressentir une douleur?) que l'on peut contempler aujourd'hui à Orsay, sous un ciel bleu foncé et menaçant.
Il y a un château, aujourd'hui impeccablement restauré et qu'on visite au gré d'une promenade aseptisée, le walkman sur les oreilles. Van Gogh passe machinalement devant ce château chaque fois qu'il se rend sur le plateau où l'attendent les champs de blé.