auteur qui se respecte tant soit peu choisit toujours ses titres avec beaucoup de soin. C'est également le cas de Patrick Roegiers, Belge francophone habitant Paris depuis 1983. Le titre de son livre est un programme: le programme de tout un chacun qui ne commence pas à s'extasier à la vue de la princesse Mathilde, mais aussi de ceux que ne remplit pas de nausée le seul fait de prononcer le nom de la Belgique. Je l'ai écrit moi-même dans mon livre Het Belgisch labyrint (Le Labyrinthe belge, 1989); Ik bemin België. Ik haat België (J'aime la Belgique. Je hais la Belgique). Il en est de même pour Roegiers, qui jette ces deux sentiments, amour et haine, sur le papier avec une passion effrénée.
Roegiers appelle son livre également Autobiographie de la Belgique. Dans plusieurs de ses composantes, il s'agit d'une autobiographie sans plus. On peut dès lors se demander dans quelle mesure l'auteur coïncide avec son pays. D'un côté, il a quitté la Belgique depuis belle lurette; de l'autre, il dit l'avoir fait ‘les larmes aux yeux, le coeur serré, la rage au coeur’ (voir la notice ‘Rubens’).
Roegiers fait preuve d'un talent, trop rare, hélas, chez les critiques d'art en général et les critiques littéraires en particulier. Il sait et aime admirer, admirer profondément, sans donner dans l'adoration. Il se laisse entraîner par un grand artiste et communique ce mouvement avec beaucoup d'émotion au lecteur. Lire ce qu'il écrit - et de quelle manière! - sur James Ensor, Michel de Ghelderode, René Magritte, Henri Michaux, Georges Simenon, Léon Spilliaert ou Hugo Claus est un véritable plaisir. Il n'est pourtant pas aveugle aux défauts des artistes, que ce soit dans leurs oeuvres d'art ou dans leur vie. Ainsi, par exemple, il suit Paul Verlaine venu donner une série de causeries littéraires en Belgique. Le poète vieillissant est irrémédiablement miné par l'alcool et chaque conférence est un fiasco. Le compte rendu qu'en esquisse Roegiers est totalement dépourvu d'illusion, mais le récit est en même temps à ce point chargé de commisération qu'à aucun moment il ne devient larmoyant ni condescendant.
On pourrait évidemment alléguer qu'admirer des sommités est chose assez commode, le risque étant limité. Mais Roegiers ose également s'enthousiasmer devant des figures moins connues, beaucoup moins connues, voire plus contestées: les photographes Georges Thiry et Léonard Misonne, par exemple, les écrivains Marcel Moreau et Jacques Sternberg ou les peintres Léon Frédéric et Eugène Laermans. Aussi ce livre - et c'est là un de ses grands mérites qu'il convient de ne pas sous-estimer - est-il également un remède contre l'oubli. Cher lecteur, dit Roegiers, n'oubliez pas un peintre tel que William Degouve de Nuncques, n'oubliez pas que la musique de L'Internationale a été composée par un ouvrier gantois, n'oubliez pas le musée Spitzner, n'oubliez pas l'incendie du grand magasin L'Innovation à Bruxelles...
Roegiers va dès lors au-delà des domaines de la seule littérature et des seuls beaux-arts. On ne trouve pas, dans son livre, de séparation entre la culture dite sérieuse et celle dite populaire. Le pistard Poeske Scherens et le champion routier Eddy Merckx y voisinent avec Marcel Broodthaers et Fernand Crommelynck; des insultes dans tous les dialectes imaginables y jouxtent la grande littérature; il y est question de bière, de genièvre et d'autres formes de nourriture; Bruges aussi bien qu'Alost sont passées en revue; le lecteur y trouvera aussi bien des avions que des tramways.
Roegiers estime qu'en Belgique, la séparation des esprits est une réalité. Flamands et Wallons se tournent le dos, ne se retournent plus que pour se chamailler. Il est curieux, toutefois, que dans des adresses où il aborde des sujets autres que l'art ou la culture, Roegiers avance des preuves abondantes et solides qui réfutent ce constat. Ce qu'il écrit sur la Saint-Nicolas, par exemple, rappellera à toute une génération de Belges, sans distinction de langue, le sentiment de nostalgie qu'il éprouve lui-même. Ou tout autre chose encore: pour de nombreux Flamands approchant l'âge de la retraite, tout comme pour Roegiers même, il n'y avait à la radio qu'un seul