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Les dessous parisiens
d'un flirt
franco-flamand
‘En dehors de Paris, point de salut.’ Tel pourrait être l'adage des auteurs francophones belges actuels. Tel aussi était l'adage de leurs devanciers lors de l'autre fin de siècle: les Verhaeren, Rodenbach, Maeterlinck et tutti quanti. Mais alors que nos auteurs actuels ont toutes les peines du monde à se faire éditer à Paris, les prédécesseurs se voyaient accueillis à bras ouverts! La constatation est d'autant plus étonnante quand on se rappelle que les heureux d'il y a un siècle étaient quasi tous d'origine flamande! Quels charmes spécifiques ces bardes du Nord avaient-ils aux yeux de leurs confrères parisiens?
On se dira que nos auteurs d'alors étaient de grands talents. Sans doute. Mais quand on les juge avec le recul d'un siècle, il faut bien l'avouer: ils n'occupent en fait qu'une place bien modeste dans le paysage littéraire de l'époque. Maeterlinck a obtenu le prix Nobel, Verhaeren a été acclamé à travers toute l'Europe, Rodenbach a reçu un enterrement royal, en effet. Mais qui les lit encore? Une poignée d'amateurs et de spécialistes. Aujourd'hui on sait que les vrais ténors de cette fin de siècle littéraire ont été les Mallarmé, les Verlaine, les Rimbaud.
Qu'est-ce qui explique alors l'engouement parisien pour ces Flamands francophones? Un heureux concours de circonstances. Depuis la défaite française de 1870 et l'écroulement du second Empire, la société française languissait dans un état de morosité. Dans cet air empoisonné fleurissait un mouvement bizarre, le Décadentisme. Des Esseintes, le protagoniste d'A rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans, est le prototype de l'homme de cette fin de siècle: souffrant de névroses, versant dans le satanisme (la religion ‘à rebours’), cultivant pareillement l'exquis et le pervers. Ce Décadent serait ‘né du surblaséisme d'une civilisation schopenhaueresque.’ Voilà la brebis galeuse, coupable de tous les maux: Schopenhauer! Sans doute les Français d'alors n'avaient-ils pas lu davantage Die Welt als Wille und Vorstellung (1818) que leurs descendants des années 1950 n'avaient lu L'Être et le néant de Sartre. Tout au plus avaient-ils feuilleté une anthologie parue en 1880. Mais l'avantage des idées qui sont dans l'air, c'est que tout le monde les respire. En outre, le philosophe allemand avait été à l'honneur dans un cours à la Sorbonne (en 1878 /79), donné par le professeur Elme-Marie Caro. Profondément pessimiste, Schopenhauer affirme que le monde que nous croyons observer n'est en fait que l'effet de notre représentation. Le Symbolisme allait faire sienne cette idée-force.
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Fernand Khnopff, frontispice pour ‘Bruges-la-morte’ de Georges Rodenbach, 1892.
Or, de par leur patrimoine culturel, les Flamands du xixe siècle sont bien plus proches de ce monde sur-réel, mystique, que les Latins. Les Primitifs flamands Memling, Van Eyck, Van der Weyden, et les auteurs mystiques Ruusbroeck, Thomas a Kempis et Hildegard von Bingen n'ontils pas exprimé à merveille cette sensibilité à l'au-delà des apparences? Le réalisme magique semble bien l'un des apanages les plus constants à travers l'histoire culturelle septentrionale. Rien d'étonnant alors à ce que nos auteurs flamands aient pu saisir la balle du ‘symbolisme’ au bond et que leurs confrères français aient reconnu en eux leurs maîtres.
Toutefois, il serait incorrect de prétendre que le monde littéraire français ait applaudi unanimement à cette ‘invasion’ flamande. Pour les uns, les Belges apportaient un parfum exotique exquis que dégageaient un imaginaire nordique intriguant et un style inédit et revigorant. Pour les autres, l'imaginaire de ces étrangers suintait ‘l'ennui belge’ et, ô comble d'infamie, ils malmenaient la belle langue française.
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‘Encore que Paris soit bien grand, je pourrais le mettre dans mon gand’ (Charles Quint)
Qui étaient ces envahisseurs? Essentiellement trois Gantois: Georges Rodenbach, Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck.
Georges Rodenbach est le premier à avoir conquis la gloire littéraire à Paris, comme il a été l'un des tout premiers à se fixer dans la capitale. Dès 1879, il était entré en contact avec les maîtres du
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Theo van Rysselberghe, ‘De lezing’ (La Lecture), huile sur toile, 181 × 214, 1903, ‘Museum voor Schone Kunsten’, Gand. De gauche à droite: Félix le Dantec, Emile Verhaeren, Francis Viélé-Griffin, Henri-Edmond Cross, Félix Fénéon (debout), André Gide, Henri Ghéon (debout) et Maurice Maeterlinck.
moment, jeunes et moins jeunes: Coppée, Bourget, Banville d'une part, Victor Hugo, Villiers de l'Isle-Adam, épris d'idéalisme mystique, Edmond de Goncourt, spécialiste de ‘l'écriture artiste’, et Stéphane Mallarmé, le chef de file du symbolisme, d'autre part. Dans un café du Quartier latin, Rodenbach participe aux séances tumultueuses des Hydropathes, groupuscule de jeunes énergumènes parmi lesquels évoluent aussi Paul Bourget et Guy de Maupassant. La rencontre avec la poétesse Louise Ackermann, très influencée par les théories de Schopenhauer, l'impressionne beaucoup. Grâce à ce réseau soigneusement tissé, Rodenbach réussit à faire publier vers et articles dans les revues parisiennes. Mieux, l'éditeur parisien Lemerre publie ses recueils: en 1879 Les Tristesses, en 1881 La Mer élégante, en 1886 La Jeunesse blanche, en 1889 L'Art en exil. Quand Georges s'est installé à demeure dans la capitale, en 1888, le succès ne fait que s'accroître. Ses romans Bruges-la-morte (1892) et Le Carillonneur (1897) voient le jour dans la Ville lumière. Et en 1894, sa pièce de théâtre Le Voile a l'honneur d'être représentée à la Comédie-Française,
la première scène de France! Le succès est tel que même le roi Léopold II vient la voir. Rodenbach recevra encore la légion d'honneur, au titre étranger. A sa mort, en décembre 1899, le Tout-Paris vient lui rendre hommage.
Son ami Émile Verhaeren ne viendra habiter Paris qu'en novembre 1898. Mais Émile aussi avait commencé à s'infiltrer dans le réseau parisien dès les années 1880. En 1884, le poète débutant
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Maurice Maeterlinck (1862-1949), collection ‘Stadsarchief Gent’ (Photo C. Hourez).
des Flamandes (1883) réussit à rencontrer Joris-Karl Huysmans, qui l'introduit chez Mallarmé. Désormais, Verhaeren sera un fidèle des fameux mardis du maître, où il rencontrera les Symbolistes du moment.
Du côté de l'édition, l'histoire de Verhaeren diffère de celle de Rodenbach. Il est vrai qu'A. Lemerre publie, en 1886, Les Moines. Mais devant l'insuccès, Verhaeren décide de confier désormais ses recueils à des éditeurs belges. Ce n'est que lorsque le succès sera assuré, à partir de 1895, que le Mercure de France rééditera les volumes parus à Bruxelles. Réédition qui vaut alors une consécration. La même maison éditera plus tard aussi les grands recueils de la maturité - Les Forces tumultueuses (1902), La multiple splendeur (1906), Les Rythmes souverains (1910). On peut y voir le signe que la poésie de Verhaeren a été ressentie comme plus ‘étrangère’ que celle de son ami Rodenbach. Le célèbre metteur en scène Lugné-Poe montera Le Cloître au Théâtre du Gymnase en 1900 et, en 1904, tiendra lui-même le rôle principal dans une autre pièce, Philippe II.
On sait la mort tragique de Verhaeren en gare de Rouen. Un sénateur français proposa que l'État français se chargeât des frais de funérailles et que la dépouille du poète fût déposée au Panthéon avant d'être rapatriée en Belgique. Marthe refusa cet honneur insigne.
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Charles van Lerberghe (1861-1907).
Rodenbach et Verhaeren se sont donc frayé non sans peine un chemin dans les broussailles artistiques du monde parisien. Tout autre aura été le sort de Maurice Maeterlinck. Octave Mirbeau le lança comme une fusée au zénith du monde littéraire. En 1890, dans Le Figaro il commenta la représentation de La Princesse Maleine, au Théâtre-Libre de M. Antoine, en ces termes: ‘M. Maurice Maeterlinck nous a donné l'oeuvre la plus géniale de ce temps, et la plus extraordinaire et la plus naïve aussi, comparable et - oserais-je le dire? - supérieure en beauté à ce qu'il y a de plus beau dans Shakespeare’! L'année d'avant, le recueil des Serres chaudes, édité à Paris, avait déjà ébloui la critique. Et en 1893, Lugné-Poe créera Pelléas et Mélisande, dont Claude Debussy tirera le célèbre drame musical (1902).
Et cet autre Gantois, Charles van Lerberghe, l'auteur de la sublime Chanson d'Ève (1904)? Son unique séjour à Paris (mars 1889) l'avait dégrisé à jamais. Mallarmé l'avait ‘hypnotisé’, oui, mais par ailleurs, il dut constater: ‘Je n'aime guère les Latins. /.../ Vive la Germanie! Vive l'Allemagne! (ça me va d'écrire ceci dans Paris.)’ Ce dédain, il le payera sous la forme d'un désintérêt assez marqué de la part de ses collègues parisiens. Seul Paul Valéry sera vraiment attentif à son oeuvre. Le cas de Van Lerberghe prouve bien qu'il fallait être présent sur la scène parisienne pour y compter.
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OEuvres ‘à suicide’
Mais suffisait-il d'y être présent pour décrocher une gloire unanime? Nullement. Le monde littéraire était assez divisé à l'égard des Belges. En gros, les jugements concernaient soit leur qualité d'étranger, soit la langue et le style, soit le travail formel.
Chez les uns, le statut d'étranger de nos auteurs suscitait la curiosité, chez les autres l'animosité. Certains appréciaient la nostalgie des villes mortes et des natures éteintes qui émanait des textes de ces Flamands exilés. L'imaginaire nordique, fait ‘d'un univers où tout serait blancheur, et que seul habiterait le silence’, fit la gloire de Rodenbach et de Maeterlinck. Certes, l'attrait irrésistible des Français pour le Nord ne concernait-il pas que la Belgique: les Scandinaves, les Allemands et les Russes étaient tous associés à un imaginaire nordique, brumeux, évanescent, habité de fantômes. Parfois même, on rechignait à juger les Belges selon ce même préjugé favorable. Il est significatif qu'O. Mirbeau, dans son fameux article sur l'auteur de La Princesse Maleine, n'ait pas mentionné la nationalité de Maeterlinck: ‘Je ne sais d'où il est’! Et pourtant, il le savait pertinemment: n'était-ce pas Mallarmé qui lui avait signalé la pièce, sur l'instigation d'Émile Verhaeren? Il valait mieux laisser la question en suspens: l'anathème baudelairien sur la ‘pauvre Belgique’ gardait toute sa vigueur!
A la fin du siècle, après tant de succès éclatants des Belges, la mentalité n'avait guère évolué. Pierre Quillard constate en 1898: ‘les plus ignares de ces pontifes /parisiens/ ne manquent pas de s'esclaffer aux noms de Maurice Maeterlinck, d'Émile Verhaeren ou de Georges Eekhoud, sans se douter que l'oeuvre de tels hommes enrichit plus les lettres françaises que nombre d'élégies et de vaudevilles /.../ authentiquement nés au centre du Parisis’. Quillard s'en prend ici probablement à des cuistres comme Rachilde, au Mercure de France, toujours agacé par le succès des Belges, ou encore comme Francisque Sarcey devant la représentation en 1892 des Flaireurs de Van Lerberghe: ‘C'est un symbole belge. Vous pensez bien qu'un symbole français n'aurait pas le même ragoût. Le symbole a, comme le chou, plus de saveur quand il est de Bruxelles.’ Dans Le Gaulois du 18 mai 1893, un certain Pessart avoue: ‘je ne puis taire /.../ l'inquiétude que me causent les progrès de l'invasion étrangère dans notre domaine artistique. /.../ Après Tolstoï, Ibsen; après Ibsen, Strindberg; après Strindberg, Maeterlinck. Or, il est indéniable que l'influence de ces génies et de ces médiocrités exotiques se fait déjà sentir sur nos nouvelles générations littéraires et obscurcissent, embrument, dénaturent leurs jeunes talents.’
A propos du Voile de Rodenbach, Le Nouveau Monde se demande si le directeur de la Comédie-Française veut jouer ‘la lumière française contre le brouillard glacial du nord’. Le journal craint même ‘que le brouillard risque d'envelopper si fortement les Français qu'ils n'y verront bientôt plus clair’. La jalousie éclate dans cet autre jugement de la pièce: ‘Voilà M. Rodenbach lancé et sa qualité d'étranger lui assurant toutes les sympathies, de nouveaux triomphes sont proches’ (in Voltaire, 23 mai 1894). Certains adversaires suggèrent méchamment que les Belges ne produisent que des oeuvres à suicide: ‘Voyez-vous une soirée composée de L'intruse et des Aveugles de Maeterlinck, du Voile de Rodenbach, et terminée par Le Mort de Lemonnier! Il y aurait certainement plus d'un suicide à la sortie.’ (in Écho de Paris, 8 juin 1894).
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‘Une histoire d'amour à Saint-Germain-des-Prés’, 1956 (Photo Ed van der Elsken / ‘Nederlands Fotoarchief’).
Vers 1897, le Mercure de France reconnaît enfin que les oeuvres des auteurs francophones flamands se signalent par des caractéristiques propres. Or, si l'expression d'un imaginaire spécifique s'impose, la France ne peut rester réticente à l'égard de l'emploi insolite de la langue française. A propos de Georges Eekhoud, André Fontainas note: ‘Il faut lire tous ses livres rares et exaltés, “Kees Doorik”, les “Kermesses, le “Cycle patibulaire”, “La nouvelle Carthage”, /.../ pour comprendre combien un style incorrect souvent, mais grave et acharné, peut hautement servir la pensée loyale’ (MF, 1895). Mais il y a des limites. Ainsi, le même critique estime qu'à force de chercher du nouveau, Max Elskamp est allé trop loin: il regrette ‘des maladresses de langue trop nombreuses, intentionnelles aussi’ (MF, 1895). Mais d'autres critiques, tels Charles Maurras, défenseur de la sacro-sainte beauté néo-classique, se disent choqués par le ‘charabia pittoresque’ de Verhaeren. Avouons que cet assaut contre la soi-disant incorrection formelle de nos auteurs fut orchestré, dans une large mesure, à partir de la Belgique, par les anciens collègues de Verhaeren, Giraud et Gilkin! La formule de ‘macaque flamboyant’ (JB, 1892) pour stigmatiser le style symboliste est due à Giraud.
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Un flirt, pas d'amour
Pour savoir ce que les auteurs flamands, en cette fin de siècle, ont apporté à la littérature française, écoutons plutôt les grands. Mallarmé, par exemple, a d'emblée reconnu la nouveauté du travail formel réalisé par les Belges, que ce fût en poésie, au théâtre ou dans le roman.
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En 1888, il salue le Verhaeren des Soirs en ces termes: ‘Oui, c'est en vous que s'opère le mieux le renouvellement du vers’. Ou encore: ‘Vous le sortez [le vers] de la vieille forge en fusion et sous tous ses aspects, jusqu'à l'allonger même en fin de strophe hors de sa mesure de rigueur; et c'est toujours le vers. Là je vous félicite d'un sens spécial.’ L'année d'après, il se dit séduit par les vers ésotériques de Du Silence de Rodenbach.
Dans le roman Bruges-la-morte (1892), Mallarmé admirait la réalisation de cette ‘tentative contemporaine /.../ de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème’ (lettre du 28 juin 1892). Mallarmé a bien compris que ce roman était le premier roman symboliste: un roman où un ‘personnage unique se meut vers des milieux déformés par ses hallucinations propres, son tempérament’, selon la formule de Moréas, auteur du manifeste symboliste.
A la veille de la création du Voile, Mallarmé accorda une interview à deux revues pour préparer le public à bien accueillir l'oeuvre du poète étranger: ‘M. Rodenbach est un des plus absolus et des plus précieux artistes que je sache. /.../ J'aime M. Rodenbach pour lui-même et la joie que me procurent ses livres. La Comédie-Française n'a pas qualité pour le consacrer. Cependant, avec un public un peu cosmopolite et snob, déjà préparé aux littératures du Nord, un accueil favorable n'est pas impossible’ (Le Petit Bleu et L'Indépendance belge, 1894). Dans les mêmes feuilles, Edmond de Goncourt ne se montra pas moins enthousiaste: ‘M. Rodenbach, pour moi, c'est presque le seul poète, oui, le seul poète vraiment original à présent.’ C'est Mallarmé encore qui fut à la source de la notoriété de Maeterlinck. C'est lui qui fit connaître La Princesse Maleine à Mirbeau. Dans son sillage, André Gide (‘Nous n'avons à présent en France aucun écrivain qui vaille à beaucoup près Maeterlinck’), Paul Valéry, Romain Rolland, André Suarès et d'autres dirent leur enthousiasme. Rodenbach et Maeterlinck ont donc été salués comme les réformateurs d'un théâtre sclérosé et Verhaeren comme le créateur d'un vers nouveau.
A tout prendre, à l'autre fin de siècle, Paris a assuré à nos auteurs flamands un accueil chaleureux mitigé. Charles Moréas, auteur du manifeste du Symbolisme, résume parfaitement les enthousiasmes et les réticences d'alors lorsqu'il écrit: Verhaeren est ‘un grand poète belge. Cela veut peut-être dire que c'est un grand poète; et cela veut peut-être dire aussi que ce n'est pas un grand poète français.’ Déclaration d'Amour? Non. Un flirt un peu poussé, oui!
Vic Nachtergaele
Professeur émérite de littérature française à la ‘Katholieke Universiteit Leuven’.
Adresse: Karel van Manderstraat 1, B-8510 Marke. |
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