Septentrion. Jaargang 32
(2003)– [tijdschrift] Septentrion[p. 68] | |
Un collectionneur attentif:
| |
‘Ouvert quand le directeur est là’Frederik Johannes Lugt rêvait en fait de devenir artiste. Son ‘phare’ était Rembrandt, dont il avait rédigé une biographie dès l'âge de 14 ans. Une biographie richement illustrée de dessins de l'artiste qu'il avait lui-même copiés. Son intérêt pour l'art de la correspondance se manifeste aussi déjà dans cet essai historique. On y trouve par exemple de larges extraits des lettres échangées par le diplomate et écrivain du xviie siècle, Constantin Huygens, et Rembrandt. Cette oeuvre de jeunesse, qu'il qualifie humblement de ‘simple exercice et regard sur la peinture du xviie pour mon propre compte’, est la première d'une série impressionnante de contributions à l'histoire de l'art. Dès l'âge de dix ans, Frits Lugt commença à fréquenter le Rijksmuseum d'Amsterdam, où il étudia et copia scrupuleusement les oeuvres d'art du Siècle d'or. Comme le cabinet des Estampes | |
[p. 69] | |
![]()
Frits Lugt, autoportrait, 1901, collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
ne possédait pas d'inventaire des maîtres hollandais, il décida d'en faire un. Il décrivit soigneusement chaque planche, retraça son origine, détermina son auteur et rédigea une courte biographie de ce dernier. A quinze ans, il avait ainsi inventorié près d'un millier d'oeuvres. Le paradoxe est que la Fondation Custodia ne possède toujours pas de catalogue raisonné de sa collection. A l'instar des cordonniers qui sont toujours, dit-on, les plus mal chaussés, Frits Lugt avait tout dans la tête et trouvait que d'autres devraient se charger de cette tâche scientifique après sa mort. Entre-temps, il fut très occupé par d'autres collections dont il dut faire l'inventaire. C'est ainsi qu'il établit le catalogue des dessins flamands et hollandais du Louvre ou d'autres collections parisiennes comme celles de la Bibliothèque nationale, du Petit Palais ou de l'École des Beaux-Arts. Grâce à l'expérience acquise au cabinet des Estampes, il devint l'un des principaux experts en art flamand et hollandais. A seize ans, il entra au service de l'étude des commissaires Frederik Muller & Co à Amsterdam. Le destin semble avoir voulu faire de lui un collectionneur et un conservateur. A huit ans, en effet, il avait déjà créé son Museum Lugtius, ‘ouvert quand le directeur est là’, dans lequel il conservait et exposait une collection de coquillages rares. A quinze, il acquit pour deux florins son premier Rembrandt - un portrait gravé du calligraphe L.W. van Coppenol (xviie siècle) -, accompagné d'une page écrite de sa main, inaugurant par cette acquisition une collection unique d'oeuvres sur papier où dessin et texte font jeu égal. | |
[p. 70] | |
Aujourd'hui, cette collection étonnante de 7 000 dessins, 30 000 estampes, plus de 40 000 lettres d'artistes et 300 tableaux, constitue le patrimoine de la Fondation Custodia, conservé à l'Institut néerlandais, à Paris, et continue de s'enrichir des acquisitions effectuées par la Fondation. Celle-ci gère la collection, en coordonne l'étude scientifique, réalise des publications et organise des expositions. En tant que membre de l'International Advisory Committee of Keepers of Public Collections of Graphic Arts, appelé par ses initiés ‘le club 50 lux’ d'après le nombre maximal d'unités d'éclairement que les dessins peuvent supporter, la Fondation Custodia entretient des liens étroits avec d'autres spécialistes et collectionneurs d'oeuvres graphiques. | |
L'hôtel TurgotComme tout vrai connaisseur, Frits Lugt devait son savoir à la pratique. Il se fiait davantage à son goût qu'à des connaissances scientifiques. ‘Le sentiment y est une première condition, le savoir une recommandation’. Pourtant, cette attitude ne l'empêcha pas de transposer par écrit son expérience. L'inventaire publié en 1921 et complété en 1956, Les Marques de collections de dessins et d'estampes, demeure un ouvrage de référence pour quiconque, à titre professionnel ou en simple amateur, s'intéresse aux collectionneurs et à leurs collections. La Fondation prépare d'ailleurs une nouvelle édition de cet ouvrage. Son Répertoire des catalogues de ventes publiques, en quatre tomes, parus entre 1938 et 1987, est toujours une source précieuse pour établir l'origine et la généalogie des oeuvres d'art. Dans les années 1930, Frits Lugt et sa femme Jacoba Klever séjournèrent régulièrement à Paris, où ils possédaient un appartement rue Vaneau. Lorsque la seconde guerre mondiale éclata, ils se réfugièrent aux États-Unis. Frappés par l'importance de l'initiative privée dans ce pays, ils formèrent le projet de créer leur propre fondation, ce qu'ils firent en 1947 après leur retour en Europe. Leur premier objectif fut de rendre cette collection accessible. Frits Lugt chercha tout d'abord un lieu d'accueil aux Pays-Bas, mais sa réputation de marchand et son opiniâtreté constituèrent un obstacle. Les négociations menées avec le Teylers Museum de Haarlem, le plus ancien musée des Pays-Bas, qui possède entre autres une superbe collection de dessins italiens, n'aboutirent pas. Frits Lugt n'ayant d'autre part plus guère de liens, hormis l'art, avec les Pays-Bas, Paris lui sembla une alternative intéressante à son retour d'Amérique. Il emménagea avec sa femme dans un appartement place du Palais-Bourbon. La confiscation de sa maison de La Haye par l'occupant avait entraîné la perte de nombreux documents, dont sa propre correspondance. Ses oeuvres d'art avaient, par chance, été mises en lieu sûr. Il avait aussi réussi à envoyer en Suisse ses dessins les plus précieux en les expédiant par la poste en recommandé. En 1953, Frits Lugt acheta l'hôtel Turgot (xviiie siècle), dans le viie arrondissement. Quelques années plus tard, soutenu par le gouvernement des Pays-Bas, il installa l'Institut néerlandais dans l'hôtel Lévis-Mirepoix, une demeure bourgeoise construite au xixe siècle devant l'hôtel Turgot. Aujourd'hui, l'Institut néerlandais et la Fondation Custodia partagent les mêmes infrastructures, le | |
[p. 71] | |
![]()
Jan van Kessel, ‘Een guirlande, maskers en rozetten uit schelpen’ (Guirlande, masques et rosettes composés de coquillages), 1650, Collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
même personnel et la même adresse rue de Lille, un nom qui paraît symboliser une halte culturelle entre Paris et Amsterdam. L'Institut fut inauguré en 1957 avec l'exposition Rembrandt et son École, trois cents dessins, gravures et lettres du maître hollandais par lequel tout avait commencé. | |
Une prédilection pour les paysagesAujourd'hui, l'Institut est le centre culturel néerlandais de la capitale française. Régulièrement, des expositions y sont organisées, qu'il s'agisse d'art ancien ou moderne, des conférences y sont données et des films projetés. La collection se trouve au rez-de-chaussée de l'hôtel Turgot, un bâtiment situé à l'arrière de l'Institut, et dont les portes sont ornées de panneaux vitrés du xvie siècle. La présence de nombreux motifs paysagers rappelle les préférences de Frits Lugt. La plupart des tableaux ont été peints par des maîtres flamands ou hollandais des xvie et xviie siècles. Les petits formats, destinés pour l'essentiel aux cabinets d'amateurs des demeures privées, conviennent bien à l'intimité de cet hôtel particulier du xviiie. L'insolite Jan van Kessel dont les coquillages, dans l'esprit d'Arcimboldo, composent d'étranges figures, évoque le Museum Lugtius d'antan. La présence dans l'exposition d'un portrait d'Abraham van Lennep (xviie siècle) par Caspar Netscher, élève de Gerard ter Borch, | |
[p. 72] | |
![]()
Pieter Saenredam, ‘Het koor van de Sint-Bavokerk te Haarlem’ (Le choeur de l'église Saint-Bavon à Haarlem), 1636, collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
collectionneur comme Frits Lugt d'oeuvres graphiques, notamment de dessins italiens, a pour ainsi dire valeur d'exemple. On ne peut manquer de remarquer que la recherche scientifique a fait des progrès depuis l'époque de Frits Lugt. La grisaille de Pieter Bruegel représentant la visite du métayer est en fait de Jan Bruegel, le Pieter Aertsen est devenu aujourd'hui un Beuckelaer et le Elsheimer est l'oeuvre d'un contemporain inconnu. Les généreuses attributions de Frits Lugt sont encore lisibles sur les plaques d'origine fixées au cadre des tableaux. Outre les paysages de Paulus Potter, d'Adriaen van de Velde et d'Albert Cuyp, les marines de Willem van de Velde et les scènes hivernales de Jan van de Capelle et de Jacob van Ruysdael, il faut rappeler la présence d'un intérieur d'église, très équilibré et presque abstrait, de Pieter Saenredam. C'est le seul Saenredam en France, en dehors du Louvre. | |
[p. 73] | |
![]()
Anton van Dyck, portrait de François Langlois en Savoyard, vers 1637, collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
La Fondation, qui ne vit financièrement que du legs de Frits Lugt, continue de faire des acquisitions, en évitant les extravagances budgétaires et en respectant, autant que faire se peut, l'esprit du testateur. Un grand fusain sur toile du peintre français Théodore Rousseau, l'un des principaux représentants de l'École de Barbizon, représentant une vue de la forêt de Fontainebleau, aurait certainement séduit l'amateur de Jacob van Ruysdael. De même, le goût du précédent directeur qui prit sa succession, Carlos van Hasselt, pour les dessins danois du xixe siècle, cadre avec la prédilection de Frits Lugt pour les paysages. Contrairement aux peintures, les dessins sont mis à l'abri dans un coffre. Comme au xviie siècle déjà, ils sont conservés dans des albums comportant des pages vierges entre lesquelles ils sont insérés, à l'instar des fleurs ou des plantes séchées d'un herbier. La collection renferme aussi quelques albums d'époque, d'origine inconnue. Un gros volume relié en cuir noir porte | |
[p. 74] | |
![]()
Lucas de Leyde, ‘Ecce Homo’, gravure, 1510, collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
l'inscription ‘Rubens 1637’. De la même collection proviennent aussi une anatomie de Vesalius, également de 1637, et un album relié de manière identique et intitulé ‘I.S. Kluyseners 1637’. Ce dernier contient une série reliée de gravures des frères Jan et Raphael Sadeler, selon des ébauches de Marten de Vos, représentant des reclus et des recluses. Comme le premier propriétaire des albums n'est pas connu, il est impossible de savoir quels dessins y ont été placés à l'origine. Cela n'empêcha nullement Frits Lugt d'insérer ses propres dessins de Rubens et de Van Dyck dans cet album historique. Parmi eux une esquisse de femme debout, d'après modèle, par Rubens en pierre noire et sanguine, rehaussée à la craie blanche et une étude de Van Dyck pour le portrait du marchand d'art et éditeur d'estampes, François Langlois, représenté ici en Savoyard avec sa musette. La Renaissance italienne est également bien représentée par des dessins d'Andrea del Sarto, de Léonard de Vinci, de Ghirlandaio, de Raphaël et du Titien, ainsi que de l'École vénitienne, avec Canaletto et Tiepolo. Mais ce sont bien entendu les Rembrandt qui, avec une vingtaine de dessins et presque toutes les eaux-fortes de l'artiste, constituent le joyau de la collection. Dans l'aile gauche se trouvent les estampes et les lettres, classées avec soin dans des boîtes rouges. La collection d'estampes a les mêmes caractéristiques que celle des dessins. Elle comporte aussi, surtout, des oeuvres de maîtres flamands et hollandais des xvie et xviie siècles, dont les eauxfortes précédemment mentionnées de Rembrandt, L'Iconographie de Van Dyck, une série de portraits d'hommes illustres et l'ensemble de l'oeuvre graphique de Lucas de Leyde. Dans sa vision romantique de l'art, Frits Lugt préférait les estampes exécutées par les peintres eux-mêmes | |
[p. 75] | |
à celles réalisées par des artisans graveurs d'après un original conçu par l'artiste. Cela ne l'empêcha pas d'accueillir dans sa collection des estampes de Bruegel éditées par In de vier winden (Aux quatre vents) de Jérôme Cock et réalisées non par le maître mais par des graveurs professionnels. La collection comporte enfin un millier de cadres d'époque, qui servent à présenter les oeuvres graphiques lors d'expositions. | |
Lettres d'artistesLes lettres d'artistes constituent le terrain le moins défriché: la collection en compte plus de quarante mille, une petite partie seulement a été publiée. L'une des plus anciennes est de Michel-Ange. Il s'agit d'une réponse à l'invitation faite par Cosme Ier de Médicis qui veut l'attirer de nouveau à Florence. L'artiste, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, veut bien revenir à Florence ‘pour y mourir en paix’, mais entre-temps il est très occupé à Rome, où à la suite de malfaçons le plafond du transept de la basilique Saint-Pierre doit être reconstruit. Michel-Ange mourra sept ans plus tard, non à Florence mais à Rome. Dans une autre lettre, il commande un bloc de marbre. Une petite épure indique clairement ce qu'il veut. Il va sans dire que Frits Lugt possédait aussi des lettres de Rembrandt: deux sur les sept qui nous sont parvenues. Il en avait également de Rubens, Philippe de Champaigne, Ingres, Manet, Courbet, Monet, Rodin et Gauguin. Certaines comme celles de Dürer, Matisse ou Kees van Dongen sont illustrées de dessins. Une lettre de Pablo Picasso (1954) à l'un de ses plus vieux amis, l'écrivain Henri-Pierre Roché, est ornée d'un portrait au crayon de couleur. Ils s'étaient connus au Bateau-Lavoir et Roché avait mis Picasso en relation avec ses premiers collectionneurs, Gertrude et Leo Stein. La lettre la plus mythique demeure sans conteste celle adressée par Van Gogh (Arles, fin juin 1888) à son ami peintre Émile Bernard. C'est un superbe spécimen, car Van Gogh y parle à la fois de Cézanne et de la peinture hollandaise du xviie siècle, ce qui crée un lien avec le reste de la collection. Celle-ci ne renferme pas que des pièces uniques mais aussi des ensembles, dont la correspondance de Mondrian et Van Doesburg avec l'architecte J.J.P. Oud. ‘Mon Cher Bob’, écrit Mondrian, non en capitales stylisées comme on aurait pu s'y attendre de la part d'un moderniste, mais d'un trait rapide et assez banal, ‘Mon Cher Bob, écrirai-je, car Oud (“vieux” en néerlandais) n'est pas un nom pour toi, ou il faut t'imaginer tout autre!’. La Fondation possède une correspondance importante de Theo van Doesburg, datant de la même période. Le 30 mai 1930, celui-ci écrit de Barcelone à sa deuxième femme, Lena Millius, une lettre de dix-sept pages dans laquelle il décrit l'accueil triomphal que lui ont réservé ses collègues architectes. Lors d'une ‘folle nuit’ copieusement arrosée, ceux-ci décidèrent de mettre leurs idées modernistes en pratique. Animés par le mot d'ordre ‘l'ornement est un crime’, ces hommes mûrs en smoking se mirent, tels des collégiens téméraires, à arracher le long du paseo de Gracia tous les motifs décoratifs des façades. Van Doesburg raconte par le menu, avec un plaisir non contenu, | |
[p. 76] | |
![]()
Lettre de Piet Mondrian à J.J.P. Oud, 6 décembre 1921, collection Frits Lugt, Paris (Photo P. et C. Faligot / Fondation Custodia).
comment ils furent arrêtés par la police alors qu'ils s'en prenaient à la vitrine d'une bijouterie. Ses collègues essayèrent de faire croire aux agents que le professeur Van Doesburg n'était pas seulement haut placé, mais aussi immensément riche, et que le bijoutier serait largement dédommagé. Lorsqu'ils se présentèrent le lendemain devant ce dernier pour lui présenter leurs excuses et payer les dégâts occasionnés, le bijoutier trouva la plaisanterie excellente et fit déboucher de nouvelles bouteilles. L'un des rares artistes flamands à faire partie de la collection est l'expressionniste Constant Permeke qui, comme Leo Gestel, a entretenu une correspondance avec la galerie Buffa, à Amsterdam. Pour l'expressionnisme allemand, la collection compte quelques lettres d'Erich Heckel, d'Otto Dix et de George Grosz, sans dessin malheureusement, mais la signature de Grosz en vaut bien un. L'acquisition la plus récente est la correspondance entre Otto Dix et son modèle, Sylvia von Harden, une journaliste allemande dont le portrait se trouve au Centre Georges-Pompidou. Mais les artistes ne sont jamais plus inspirés que quand ils se sentent incompris. En 1962, Francis Bacon écrit une lettre incendiaire au critique James Thrall Soby, lui reprochant de | |
[p. 77] | |
‘déformer’ dans son introduction ‘ses propos et sa conception concernant tout ce qu'il ressent au sujet de la peinture’. Dans deux lettres adressées à André Bosmans, René Magritte se plaint quant à lui de lire trop de descriptions ‘inattentives’. Il s'étonne aussi de ‘l'incapacité pour beaucoup de personnes d'avoir une pensée qui voit ce que les yeux regardent’. Ces reproches ne pourraient certes pas s'adresser à Frits Lugt, car si celui-ci a voulu nous transmettre un enseignement à travers l'oeuvre de sa vie, c'est bien la lucidité et l'acuité de son regard.
Lieven van den Abeele Historien d'art - Professeur à l'École des Beaux-Arts de la ville de Bordeaux. Adresse: 25, rue des Grands-Augustins, F-75006 Paris. Traduit du néerlandais par Jean-Philippe Riby. Adresse: |