Septentrion. Jaargang 31

Économie

Alfred Heineken (1923-2002): le Néerlandais le plus célèbre après Johan Cruijff

Les livres d'histoire présenteront l'Amstellodamois Alfred (couramment appelé Freddy) Heineken comme l'un des Néerlandais les plus célèbres du xx^e siècle. Sous l'impulsion de ce dernier, la petite brasserie Heineken, fondée en 1864 par son grand-père, allait se transformer en une puissante multinationale et la bière du même nom devenir l'une des plus vendues au monde.

Heineken entra dans l'entreprise familiale en 1942. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il alla travailler chez l'importateur américain de la Heineken. Ce fut une période capitale à la fois dans sa vie et dans celle de l'entreprise. Aux États-Unis, Heineken se familiarisa avec les techniques modernes du marketing et s'y mua en publicitaire pur-sang. En peu de temps, il sut auréoler sa marque de bière d'un prestige magique indestructible: on vendait la Heineken comme le ‘champagne parmi les pils’. Au grand dam des concurrents qui étaient contraints de constater comment une simple pils, considérée par beaucoup comme une petite bière insignifiante ou, pis encore, comme du ‘pipi de chat’, s'imposait apparemment sans difficulté au niveau mondial.

De 1971 à 1989, Freddy présida le conseil d'administration de l'entreprise. Utilisant les méthodes de vente agressives qu'il avait appris à connaître et à appliquer lors de ses années d'apprentissage aux États-Unis, réalisant des acquisitions - minutieusement préparées - tant aux Pays-Bas qu'à l'étranger, il continua d'asseoir sa réputation de capitaine d'industrie hors du commun. En raison de son sens des affaires carrément inégalable et de son succès international, il fut même considéré comme un successeur tardif des Heren 17 (les Messieurs 17), les puissants et célèbres administrateurs de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie (Compagnie hollandaise des Indes orientales) au xvii^e siècle. Après 1989, Heineken continuerait d'être associé de près à la direction de ‘son entreprise’. Aux yeux du monde extérieur, il demeura le visage de Heineken, un patron-patriarche qui, à l'instar de Frits Philips, s'investissait corps et âme dans l'entreprise familiale. A cet égard, il se démarquait très nettement du manager moderne, soucieux de sa seule carrière, passant d'une entreprise à l'autre.

Freddy Heineken n'était pas qu'un entrepreneur: il était l'une des personnalités

[p. 75]

néerlandaises les plus curieuses des dernières décennies, un abîme de contradictions. Exemple: son avarice légendaire. Bien qu'il comptât parmi les chefs d'entreprise les plus fortunés, il s'ingéniait dans sa vie privée à ne pas dépenser un sou de trop. Ce qui ne l'empêchait pas de consacrer des sommes faramineuses à l'une de ses passions: la collection de Bentleys et de Rolls-Royces. En dépit de sa stature de milliardaire, il réussissait, grâce à une connaissance profonde du coeur humain doublée d'un charme désarmant, à côtoyer avec la même aisance l'homme de la rue comme les aristocrates ou les grosses pointures de la politique internationale. Il était l'hôte apprécié de la section amstellodamoise des Hell's Angels quitte à se retrouver à table le lendemain aux côtés du prince Rainier de Monaco ou du secrétaire d'État américain Henry Kissinger. Ayant ses entrées chez la reine Beatrix, il l'invitait souvent à bord de son yacht luxueux, le Something Cool, pour des croisières en Méditerranée. A partir de 1983, Heineken apparut moins souvent en public. Cette année-là, il fut, avec son chauffeur, enlevé et retenu en otage pendant trois semaines, expérience traumatisante et qui, à l'époque, fit les titres de la presse internationale.

Un des aspects les plus troublants de la vie de Heineken ne fut révélé que récemment. Ayant toujours affirmé qu'il ne voulait en aucun cas se mêler de politique, il avait

Alfred (Freddy) Heineken (1923-2002) (Photo P. Huf).

néanmoins élaboré un plan prévoyant le découpage de l'Europe en 75 États, facilement gouvernables et comptant chacun 7 millions d'habitants. Mais il ne s'agissait là que d'un aimable divertissement qui ne tirait pas à conséquence. Il n'empêche que l'influence qu'exerça Heineken sur la politique néerlandaise fut beaucoup plus importante qu'on ne le crut longtemps. Le lendemain de la mort du magnat de la bière, Hans Wiegel, dirigeant du parti libéral néerlandais VVD dans les années 1970 et 1980, fit une déclaration remarquée. Il révéla ce qu'il considérait lui-même comme le ‘secret le mieux gardé des Pays-Bas’, racontant par le menu comment Freddy Heineken,

[p. 76]

cherchant à tout prix à endiguer le pouvoir socialiste, le ‘péril rouge’ à ses yeux, avait, à coup de centaines de milliers de florins, alimenté les caisses du parti libéral. Dans l'esprit de nombreux Néerlandais, Hans Wiegel passait pour le Messie libéral alors que ce dernier ne faisait que répéter ce que lui avait insufflé sa grande muse, Freddy Heineken. En 2001, Wiegel, alors membre de la Première chambre du Parlement néerlandais, devait d'ailleurs protester avec virulence contre les intentions du gouvernement de majorer de façon drastique les accises sur la bière.

Depuis les révélations de Wiegel, Freddy Heineken est devenu un peu plus que le ‘Néerlandais le plus célèbre après Johan Cruijff’. Des analystes politiques ont concocté une nouvelle définition traduisant à la fois l'irritation et l'admiration qu'inspire le magnat de la bière. Elle résume à merveille l'image que l'on se fait de lui outre-Moerdijk: ‘Freddy Heineken, vice-roi des Pays-Bas’.

Hans Vanacker

(Tr. U. Dewaele)