Septentrion. Jaargang 31
(2002)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 4]
| |
Un désert commode:
| |
[pagina 5]
| |
jamais en monarchie absolue et resta confronté à de longues éclipses et à de puissants opposants. Dans ce contexte, on était tenu de louvoyer sans cesse entre souplesse et rigueur, entre permissivité et épuration. Dans le cadre de ce complexe mécanisme, toujours menacé de l'extérieur en dépit des succès économiques et militaires, la tolérance n'était pas un grand principe théorique mais plutôt un cadeau des circonstances, inspiré par des considérations pragmatiques et souvent opportunistes, et par l'esprit marchand. Le champ ouvert à la négociation sur ce qui était admissible ou non était déterminé localement et soumis à de permanentes redéfinitions dont le critère essentiel était le maintien de l'ordre public. C'est ainsi qu'on en vint dans la pratique à vivre côte à côte et à se supporter mutuellement: aussi le terme de coexistence est-il peut-être préférable à celui de tolérance. Descartes ne laissa pas d'être importuné par des théologiens calvinistes et des ergoteurs académiques qui voyaient dans la nouvelle philosophie une menace pour la vision du monde aristotélicienne et dans le doute méthodique et universel un sauf-conduit pour les ‘sans-dieu’. L'université d'Utrecht condamna en 1642 l'enseignement de sa philosophie. Descartes chercha une réhabilitation auprès de la municipalité d'Utrecht et se tourna même vers l'ambassadeur de France, lequel prit contact avec le stathouder Frédéric-Henri. Celui-ci signifia à la municipalité d'Utrecht qu'on avait à laisser Descartes tranquille. En 1647, l'université de Leyde n'en interdit pas moins le cartésianisme. Mais le philosophe français se méprenait sur ces condamnations administratives qui restaient lettre morte dans la pratique. Bien que dans ses lettres à des amis français, il louât la tolérance néerlandaise, il ne semble pas en avoir bien saisi le fonctionnement. Il se méprenait également sur le succès réel de ses idées aux Pays-Bas. Des cartésiens se voyaient nommer à l'université à côté d'aristotéliciens, dans un subtil exercice d'équilibre attaché à garantir la continuité et à éviter les excès. Les cartésiens étaient même souvent protégés, à condition de rester à distance respectueuse de la théologie. | |
Les presses tournentEn 1650, la République comptait 265 imprimeurs, éditeurs et libraires répartis sur 38 places différentes, soit deux fois plus que vingt ans auparavant. On ne produisait pas seulement pour le marché intérieur mais également pour l'ensemble du marché européen. Les journaux de la République passaient pour les mieux informés et les plus fiables du continent. Les marchands ont en effet besoin d'une information rapide et de qualité. La liberté de la presse n'y était certes pas de principe, mais elle était plus grande que partout ailleurs en Europe: elle était le produit de rapports de force politiques locaux, d'intérêts économiques bien compris, d'une exploration têtue des limites par les écrivains et les imprimeurs et d'une grande pluriformité religieuse effective. La plupart des interdictions édictées par les autorités s'inspiraient du souci de maintenir le calme et l'ordre et de ne pas troubler inutilement les relations avec les puissances étrangères. C'est ainsi que les états de Hollande, qui étaient les plus sensibles aux pressions étrangères, interdirent en 1649 aux prédicateurs d'aborder en chaire la question anglaise à l'occasion de la décollation de Charles Ier. | |
[pagina 6]
| |
Sous son propre nom, Spinoza ne publia qu'un seul ouvrage sur les idées de Descartes. Ce n'est pas pour rien qu'il avait comme devise ‘Caute’ (prudemment). Son Tractatus theologicopoliticus parut sans nom d'auteur. L'ouvrage, qui comporte une critique radicale de la Bible et un plaidoyer passionné pour la liberté d'opinion, souleva une tempête de critiques. Personne ne doutait de l'identité de l'auteur, et l'accusation d'‘athéisme’ - la ligne à ne pas franchir en dépit de toute la liberté accordée à la presse - n'était pas loin. Après l'horrible assassinat en 1672 des frères De Witt, qui protégeaient sans doute Spinoza, l'ouvrage fut interdit. Spinoza eut la sagesse de garder son Ethica dans ses tiroirs. Du reste, il est constant qu'on pouvait se permettre davantage en latin qu'en langue populaire: Adriaan Koerbagh, un fervent spinoziste, l'apprit à ses dépens en 1668. Il fut jeté en prison et y mourut de privations. Et pourtant tout n'était pas malheur et désolation.
En 1683, John Locke suivit en exil en Hollande son ami Earl of Shaftesbury tombé en disgrâce. Il y resterait plus de cinq ans. L'exil fut une période féconde de la vie du philosophe, qu'il continuerait à évoquer avec nostalgie. L'air lui plaisait comme à Descartes. Sa santé toujours délicate s'y améliora. Il y avait enfin le temps de mettre de l'ordre dans ses pensées et ses nombreuses notes, et il s'y fit des amis pour la vie. Lorsque l'envoyé de Jacques II demanda son extradition, il entra quelque temps dans la clandestinité à Amsterdam, mais il ne tarda pas à retrouver sa liberté de mouvement et en profita pour sillonner le pays. En 1689, Locke retourna en Angleterre dans la suite de Mary Stuart, fille du roi détrôné Jacques II et épouse de Guillaume III d'Orange, la future Queen Mary. Son Epistula de Tolerantia dédicacée au théologien Philip van Limborch, parut en 1689 à Gouda sans nom d'auteur, alors que Locke était déjà rentré en Angleterre. Le thème avait été traité aux Pays-Bas par l'exilé huguenot Pierre Bayle après la révocation de l'édit de Nantes en 1685. Locke et Bayle s'étaient rencontrés et se respectaient mutuellement, bien que Bayle eût des positions plus radicales que le philosophe anglais. Bayle tenait que l'athéisme ne conduisait pas forcément à la corruption morale, alors que Locke se refusait à aller aussi loin. Aux Pays-Bas, Locke fréquentait le milieu des remontrants, qui rejetaient l'imposition à d'autres de leurs convictions et s'opposaient à la doctrine calviniste qui répondait à la persécution par la persécution. | |
‘J'offre l'asile, place des Barricades, no 4’ (Victor Hugo)Lord Byron était de passage à Bruxelles en 1816, fuyant son mariage. La plaque qui rappelle son séjour près du parc de Bruxelles proclame que sa patrie ‘échoua à reconnaître son génie’. On peut se demander si Bruxelles, qui appartenait alors au royaume des Pays-Bas, le reconnaissait déjà. Il visita naturellement le tout récent champ de bataille de Waterloo et rapporta la bataille dans The Third Song of Childe Harold. Dans les années 30 du xixe siècle, la Belgique toute fraîche fondée fut à la mode chez les écrivains voyageurs français: ils venaient y prendre, entre Bruxelles et Anvers, les premiers trains | |
[pagina 7]
| |
Karl Marx, emmené par deux agents de police à Bruxelles.
du continent et étaient très impressionnés, comme le jeune Victor Hugo, par les villes d'art flamandes. Mais en 1842 Charlotte et Emily Brontë s'établirent également pour quelques mois à Bruxelles pour y suivre des cours d'un pensionnat. La ville n'avait pas encore alors la détestable réputation de plaque tournante de la traite des blanches et de la prostitution enfantine qu'elle allait acquérir dans les années 1880 après les investigations du journaliste William Thomas Stead. Les soeurs protestantes se sentaient seules dans cet environnement catholique. Elles éprouvaient les autochtones comme des créatures étranges et inférieures. Emily avait la nostalgie de la rude liberté du moors. En 1843, Charlotte revint seule pour y enseigner elle-même. Elle se prit d'amour pour le professeur et directeur de l'école Constantin Héger, le premier homme érudit qu'elle rencontrât. Cet amour sans espoir inspirerait entre autres les romans Villette (Bruxelles naturellement, située dans le pays de Labassecour) et The Professor, posthume celui-là. La réputation de la jeune Belgique, avec sa Constitution libérale moderne, attirait les réfugiés politiques. Mais leur choix s'inspirait essentiellement de considérations pratiques. La Belgique était surtout un pays bon marché, on pouvait facilement s'y tirer d'affaire en français, et comme le français était la lingua franca de l'élite européenne au xixe siècle, cela arrangeait beaucoup d'exilés politiques, comme les Polonais, après le soulèvement manqué contre l'occupant russe en 1831. Le pays occupait une position centrale entre la France, l'Angleterre et les États allemands, et les communications étaient faciles. L'historien et leader démocrate polonais Joachim Lelewel | |
[pagina 8]
| |
Le 27 mai 1871, des bagarres éclatèrent sous les fenêtres de Victor Hugo, place des Barricades, no 4 (copie, d'après M. von Elliot).
habiterait Bruxelles de 1833 à sa mort en 1861, et il attirerait à lui seul beaucoup d'exilés polonais. Mais son choix pour la Belgique, après son expulsion de France en 1833, devait également plutôt au hasard et aux circonstances. Lelewel, dont le nom seul était déjà interdit dans la Russie tsariste, devint dès lors pour les voyageurs russes de Belgique la curiosité la plus courue de Bruxelles.
Karl Marx arriva à Bruxelles en février 1845, après son expulsion de France du fait de ses écrits révolutionnaires dans le journal allemand Vorwärts. Il dut s'engager par écrit à n'exercer aucune activité politique dans son nouveau pays d'accueil. Marx avait conscience que ses activités politiques pouvaient le mettre en difficulté à Bruxelles. Il renonça à sa citoyenneté prussienne dans l'espoir qu'on le laisserait tranquille. Il écrivit au roi Léopold Ier pour demander l'asile politique mais ne reçut pas de réponse. Les archives révélèrent par la suite que sa demande avait été rejetée. Il changeait souvent d'adresse à cause de problèmes de loyer, et finit par demeurer deux ans avec sa femme et deux enfants dans une rue latérale de l'avenue Louise, où il écrivit le Manifeste communiste. A sa demande, le fidèle Friedrich Engels, que Marx avait appris à connaître à Paris, gagna lui aussi Bruxelles. Des agents de police surveillaient le philosophe barbu alors qu'il dînait au Café De Zwaan (La cygne) sur la Grand-Place; ce café est devenu depuis un restaurant cher et sélect. Mais il pluvine à Bruxelles quand il pleut à Paris: en 1848, une foule furieuse ayant pris d'assaut le palais des Tuileries et ayant passé le trône royal par la fenêtre, on se prit à chanter la Marseillaise sur la Grand-Place de Bruxelles et à crier ‘Vive la République’. Puis, la Belgique libérale jugea que cela suffisait comme cela. On expulsa Marx en tant qu'agitateur étranger, non sans lui imposer un séjour préalable dans la prison bruxelloise Amigo. Sa femme, Mme Jenny Marx, née baronne de Westphalie, y échoua aussi, mais pas dans la cellule de tout un chacun. La Belgique devint une note de l'oeuvre de Marx: dans Das Kapital, il réfuta l'image de ‘paradis des | |
[pagina 9]
| |
travailleurs’ qu'on se faisait en Angleterre de la Belgique. Rien n'était moins vrai selon Marx, c'était tout au contraire le paradis des capitalistes.
Mais tout le monde n'était pas exilé politique. La colonie d'émigrants temporaires était souvent constituée de gens, surtout de Français, qui fuyaient leurs créanciers, Bruxelles ayant l'avantage d'être proche de Paris. Dans la première moitié du xixe siècle, Bruxelles regorgeait de livres, même s'il s'agissait d'éditions pirates vendues à des prix extrêmement bas. En 1827, trois mille imprimeurs auraient gagné leur pain grâce à ces éditions pirates. Ainsi les romans de Balzac se vendaient au dixième de leur prix français: ‘J'ai 39 ans, j'ai 150 000 francs de dettes et la Belgique retient le million de francs que j'ai gagné’, se plaignait l'auteur. En 1834, Stendhal écrivait à Sainte-Beuve qu'à Rome il ne connaissait la littérature française que par les éditions bruxelloises. D'adroits écrivains doués d'esprit d'entreprise comme Victor Hugo et Alexandre Dumas arrivaient bien, eux, à profiter de la situation, professant qu'à défaut de pouvoir contrecarrer la contrefaçon, il fallait s'en servir. Hugo touchait de copieux honoraires de l'éditeur bruxellois Lacroix-Verboeckhoven & Cie, qui avait acheté quelques maisons d'édition pirates, et la prospère usine d'écriture Dumas réussit à placer chez un éditeur pirate bruxellois l'édition intégrale d'un feuilleton censuré à Paris.
Le 11 décembre 1851, Victor Hugo repassa la frontière belge, coiffé cette fois d'une casquette d'ouvrier, pour un exil volontaire consécutif au coup d'État du futur empereur Napoléon III. Il loua une chambre sur la Grand-Place de Bruxelles. Sa maîtresse congédiée mais fidèle, il l'avait postée dans une annexe de la Galerie Saint-Hubert, une des premières galeries marchandes couvertes d'Europe, fondée l'année de famine 1847, sous la devise Omnia Omnibus, tout pour chacun. Le 1er août 1852, l'écrivain partit d'Anvers pour Londres et Jersey, salué par Dumas et acclamé par des démocrates belges et des exilés. Il avait promis au bourgmestre bruxellois de Brouckère de ne pas troubler les relations franco-belges et ne fit paraître son pamphlet Napoléon le Petit que le 5 août. L'exilé fut ... banni par les Anglais, après sa critique de la visite d'État de la reine Victoria à Napoléon III, et se retira à Guernesey. En 1861, il fit un rapide retour en Belgique afin de faire à Waterloo ‘l'autopsie de la catastrophe’ pour la description de la bataille dans Les Misérables. L'année suivante, il lança son grand roman devant la presse réunie, au cours d'un banquet à Bruxelles. Avec un sens certain du marketing littéraire, il y porta un toast à la ‘célèbre’ liberté de la presse belge. Après la débâcle de Sedan et la proclamation de la République, Hugo rentra triomphalement à Paris le 5 septembre 1870. Mais c'est à nouveau de Bruxelles qu'il vécut la Commune de Paris: il y avait été appelé pour régler les dettes de son fils décédé. Le 27 mai 1871, L'Indépendance belge publiait, après le refus du gouvernement belge d'accorder l'asile politique aux combattants de la Commune, l'éclatante déclaration de l'écrivain: ‘J'offre l'asile, place des Barricades, no 4’. Ce même soir, des bagarres éclatèrent sous ses fenêtres. De jeunes excités, dont le fils d'un ministre, vinrent l'injurier et chanter la Brabançonne. On jeta des pierres, des vitres volèrent en éclats. Après une houleuse session du Parlement, Hugo fut expulsé. Seuls cinq députés socialistes s'étaient opposés. Hugo leur écrivit de Luxembourg une pathétique lettre de remerciements. | |
[pagina 10]
| |
Félicien Rops, frontispice pour une édition de ‘Les Épaves’ de Charles Baudelaire, Bruxelles, 1874.
Baudelaire arriva à Bruxelles en 1864, fuyant ses créanciers et frustré dans ses ambitions artistiques. Il avait 43 ans et resterait à Bruxelles jusqu'à deux mois avant sa mort, survenue en 1867. Baudelaire espérait que l'éditeur d'Hugo éditerait ses livres et organiserait un cycle de conférences, mais il n'en fit rien. Il y rencontra son éditeur parisien en fuite qui survivait grâce à l'édition de pamphlets contre l'empereur français et à des publications érotiques du xviiie siècle. En 1866, il édita à Bruxelles Les Épaves, les pièces condamnées des Fleurs du Mal de Baudelaire. Mais le poète ne tarda pas à retrouver plus intensément encore ce qu'il avait fui en France. A mesure que sa syphilis gagnait, son lieu d'exil lui inspirait une croissante irritation. Il se mit à rassembler toute sorte de matériaux pour un ouvrage monumental, un inventaire des irritations que lui causait le pays hôte, dont le titre de travail était Pauvre Belgique. Ce serait l'oeuvre la plus vilaine jamais écrite contre la Belgique, un agrandissement de sa haine contre la vie, une inversion de l'Ecce Homo exalté de Nietzsche, un Ecce Belgica, l'attaque frontale d'un dandy souffrant de Spleen contre la médiocrité et le matérialisme d'un petit pays à la prospérité croissante, et surtout contre Bruxelles, Petit Paris. Chaque après-midi, Baudelaire allait se promener une petite demi-heure dans la Galerie Saint-Hubert: ‘Je marche précisément deux mille pas bien comptés, puis je retourne à ma chambre; c'est mon exercice physique. Je ne suis encore jamais allé jusqu'au Parc.’ Nous sommes loin du flâneur des ‘passages’ urbains, évoqué par Walter Benjamin. Quand il lui arrivait de sortir de la capitale, à son grand étonnement, il lui arrivait d'être charmé par les petites villes et les paysages flamands. Mais il lui fallait chaque fois se ressortir les Flamands de l'esprit. Et pourtant Baudelaire n'arrivait pas à se détacher de la Belgique. Même dans le ballon ‘Le Géant’ du photographe et journaliste Nadar à la porte de Schaerbeek, il ne réussit pas à quitter le sol: lorsque ce dernier lui | |
[pagina 11]
| |
Louis Ghémar, ‘Le Géant’, grand ballon du photographe et journaliste Nadar, Musée Carnavalet, Paris.
proposa de partager un vol, Baudelaire dut au dernier moment rester au sol parce que le lest était trop lourd. L'Autriche et la Turquie, que Baudelaire avait espéré gagner, restaient inaccessibles.
Le 10 juillet 1873, Verlaine tira deux coups de revolver sur Arthur Rimbaud à l'Hôtel de la Ville de Courtray, rue Brouwers à Bruxelles, tout près de la Grand-Place. Verlaine avait abandonné Rimbaud à Londres sans moyens d'existence, mais son jeune démon l'avait suivi à Bruxelles. Bien que Rimbaud eût ensuite retiré sa plainte, Verlaine aboutit quand même dans une cellule ordinaire de la prison Amigo toute proche. Deux mois plus tard, Rimbaud était de nouveau à Bruxelles pour y offrir Une saison en enfer à un éditeur. L'ouvrage, enfin publié à compte d'auteur, sombra dans un silence de plomb. Rimbaud prit livraison de quelques exemplaires d'auteur du seul livre qu'il ait publié lui-même durant sa vie. Il apporta lui-même à Verlaine dans sa prison un exemplaire dédicacé. En 1901, un bibliophile découvrit l'essentiel de l'édition dans un magasin bruxellois. Avec un peu de bonne volonté, on peut considérer cette conservation non voulue d'un chef-d'oeuvre comme la dernière contribution des éditeurs bruxellois à la littérature française en exil. | |
Crépuscule des dieuxLe 30 janvier 1933, Joseph Roth prit à Berlin le train de l'aube pour Paris, avant même l'annonce officielle de la nomination de Hitler à la chancellerie du Reich. Roth avait parfaitement conscience de ce qui allait se passer, il savait qu'il n'y avait plus d'avenir pour lui, et, à partir | |
[pagina 12]
| |
de ce moment, il se suiciderait lentement et méthodiquement par la boisson au milieu de ses admirateurs. Considérez l'alcool comme sa version de l'innere Emigration (émigration intérieure). Entre-temps, il se maintint en écrivant la moitié de son oeuvre dans les six années qui lui furent encore concédées. Il continuait à combattre sans compromission les nazis mais il se rendait bien compte que l'écrivain en exil qui met son pays d'accueil en garde contre l'ennemi n'est pas écouté, pis encore: que le pays d'accueil ne veut pas être mis en garde. La France était donc la première et la dernière option pour Roth, mais en attendant c'était bien la petite ‘Hollande’ qui publiait les oeuvres des émigrants allemands, après les autodafés du 10 mai 1933 et l'interdiction de publication à 250 écrivains juifs et non juifs. Quarante-neuf maisons d'édition publièrent en sept ans trois cents ouvrages allemands. Et pourtant cela n'avait rien d'évident. Depuis l'expulsion des Français en 1813, les Pays-Bas observaient une stricte neutralité qui leur avait épargné la première guerre mondiale. L'empereur d'Allemagne Guillaume II y trouva même asile en 1918. Il continuerait à y chasser sans encombre jusqu'à sa mort en 1941. Les Pays-Bas entretenaient du reste d'intenses liens économiques avec leur grand voisin. Les partis bourgeois et beaucoup d'intellectuels y craignaient davantage le communisme que le nazisme. Mais, entre 1933 et 1940, quelques dizaines de milliers d'Allemands, en transit ou non, fuiraient leur pays en passant la frontière néerlandaise. Parmi eux se trouvaient quelque 7 000 réfugiés politiques et une cinquantaine d'écrivains. S'ils y résidaient ou faisaient des apparitions régulières à Amsterdam, c'était pour rencontrer leur éditeur. C'est ainsi qu'à partir de 1933 presque tous les livres de Roth parurent d'abord aux Pays-Bas: chez Querido Verlag, le département allemand de l'éditeur amstellodamois du même nom, au département allemand d'Allert de Lange et chez De Gemeenschap (La communauté, Bilthoven). Emanuel Querido, ‘un blondinet plein de tempérament’ (Klaus Mann), était un Néerlandais d'origine judéo-portugaise; un social-démocrate qui haïssait le fascisme sous toutes ses formes, et qui, sous l'Occupation, serait déporté en Pologne par les Allemands et assassiné avec sa femme. Querido publia notamment Klaus et Heinrich Mann, Erich-Maria Remarque, Alfred Döblin, Ludwig Marcuse, Vicki Baum et Bruno Frank. Mais Roth était le fleuron de la littérature d'exil: il pouvait se permettre de demander des avances exorbitantes, et, muni d'un verre à eau plein de genièvre, de surprendre la presse néerlandaise avec sa théorie que le salut de l'Europe ne pouvait venir que de la maison de Habsbourg. Sa journée à Amsterdam se présentait comme suit: il prenait le bac pour se rendre de l'Eden Hotel, situé Warmoesstraat, au Damrak. Là il écrivait ses livres, armé de bouteilles de Bols, dans une encoignure de fenêtre de l'Hotel de Pool. On pouvait aussi le voir écrire à une table du Café Scheltema, Nieuwe Zijds Voorburgwal. Il passait la soirée avec des amis au Café Reynders, place de Leyde. Roth honorait naturellement aussi en Amsterdam la ville de la tolérance mais il ne s'y plaisait pas parce la plupart des émigrants allemands y étaient socialistes, et qu'il continuait à s'exalter à l'idée de Dieu et de la vieille Autriche impériale: dans les cafés, il se présentait comme ‘Joseph Roth, officier de l'empereur et de l'armée royale et impériale austro-hongroise’. L'anecdote vient d'Anton van Duinkerken, son meilleur ami néerlandais. Ce brillant essayiste, historien, poète et polémiste catholique était un agréable bon vivant ainsi qu'un solide buveur. | |
[pagina 13]
| |
D'où leur amitié. Sur la Grand-Place de Bruxelles, l'ancien officier se mit au garde-à-vous lors d'un défilé militaire, et il se rendit plusieurs fois au château de Steenokkerzeel près de Bruxelles où Otto, le prétendant au trône d'Autriche, résida de 1930 à 1938; après quoi il déclarait solennellement: ‘J'ai vu mon empereur.’ Lorsque Stefan Zweig lui acheta un jour à Ostende le pantalon dont il avait un urgent besoin, le tailleur réclama beaucoup d'argent parce que ledit pantalon devait avoir des jambes très rétrécies vers le bas selon l'ancienne mode militaire autrichienne. Le 4 juillet 1936, Zweig avait écrit à Roth qu'il devait venir à Ostende où l'on trouvait des centaines d'hôtels bon marché. Il y était arrivé lui-même via l'‘ennuyeux’ Bruxelles où il lui était impossible de travailler. Roth se rendit à l'invitation, car il savait qu'il pourrait toujours tirer de l'argent du généreux Zweig. Il ne tarda pas à habiter l'Hôtel de la Couronne avec Irmgard Keun, la femme de lettres échouée là, qui le suivrait un an et demi. Dans la cité balnéaire sur le retour, on travaillait pendant la journée; le soir, Zweig emmenait Roth dans des restaurants chics. Zweig voulait amener Roth à se promener et à se baigner, mais Roth répliquait ‘Ein Jud' gehört im Kaffeehaus’ (la place d'un juif est au café) et ‘Die Fische kommen doch auch nicht ins Kaffeehaus’ (les poissons eux non plus ne viennent pas au café). On a conservé une photo du duo à une terrasse ostendaise: Zweig, l'homme du monde plutôt lisse, qui regarde, soucieux et admiratif, un Roth grincheux, résigné, méfiant et inaccessible. Roth n'a que 42 ans mais il est déjà en pleine déchéance physique. En tram, Roth se rendait à Bredene-sur-mer où résidait son ami et ‘furieux reporter’ Egon Erwin Kisch. Dans son exil, le communiste Kisch faisait des reportages sur les mines du Borinage et les fous de Geel. Roth s'entendait bien avec Kisch, bien qu'il n'appréciât guère les communistes allemands qui l'entouraient. Solitaire, il continuait à aspirer au monde d'hier qui était perdu et qu'il avait évoqué avec une si monumentale nostalgie dans sa Marche de Radetzky. Fin automne 1938, Roth rendit une dernière visite à Amsterdam. Il travaillait alors à sa Légende du saint buveur, et perdit un temps son manuscrit. Panique. Boisson. Son hôtelier dut lui avancer l'argent de son retour à Paris: son ami, l'historien d'art Hans Hannema lui acheta un billet de première classe. Ils s'embrassèrent sur le quai de la gare Centrale d'Amsterdam. Roth avait les larmes aux yeux. Il renonça à regarder par la fenêtre.
Klaus Mann, le fils aîné de Thomas Mann avait également fui l'Allemagne en 1933. Jusqu'en 1936, ce personnage, le plus stimulant des émigrés allemands qu'il connaissait presque tous, établit son quartier général à Amsterdam. Il y trouva des amis et du travail. Il y était cinq mois de l'année, et le reste du temps il résidait à Zürich, à Paris, sur la Riviera française et à Vienne. A Amsterdam, il fonda Die Sammlung, un journal littéraire qui militait contre les nazis et qui parut tous les mois de septembre 1933 à août 1935 chez Querido Verlag. André Gide, Aldous Huxley et Heinrich Mann le patronnaient. Presque tous les écrivains émigrés allemands y publièrent, mais aussi Romain Rolland, Jean Cocteau, Ignazio Silone, Stephen Spender, Christopher Isherwood (qui se fixa un temps à Amsterdam), Ernest Hemingway et Boris Pasternak. La publication disparut après deux ans parce qu'elle était trop chère et trop littéraire en ces temps de plus en plus effroyables. | |
[pagina 14]
| |
Stefan Zweig (à gauche) et Joseph Roth (a droite) à Ostende, dans les années 1930, collection Ben Huebsch, Washington D.C.
Plus distant, son père, Thomas Mann le ‘sorcier’, aimait passer l'été à Noordwijk. En 1933, au cours d'un cycle de conférences aux Pays-Bas, le critique engagé Nico Rost lui avait déjà demandé de se prononcer clairement contre le régime hitlérien. Mann le ferait en 1936. A Noordwijk, il apprit à connaître l'essayiste et polémiste Menno ter Braak (1902-1940). Sans dogmes ni illusions, celui-ci s'en tenait à l'idée de l'‘honnête homme’ et de la pensée claire. Dès 1933, fidèle à lui-même, il s'était opposé à Hitler. Quatre jours après l'invasion allemande aux Pays-Bas (le 14 mai 1940 donc), Ter Braak se suiciderait avec la même conséquence. Thomas Mann n'apprendrait la nouvelle que le 1er octobre, dans le refuge sûr de Brentwood en Amérique. Dans les années 1930, Ter Braak soutenait les écrivains réfugiés mais il faisait également preuve de sévérité à leur égard. Il s'attendait à ce que, dans leur oeuvre, ils prissent moralement position contre le régime nazi, mais la plupart, fort contents d'en avoir réchappé, voulaient se contenter de continuer tout simplement à travailler à leurs romans historiques ou à leurs biographies. Ter Braak trouvait que l'écrivain devait être un Homme digne de ce nom (Vent), et qu'il n'avait à s'effacer derrière la Forme (Vorm), mais les émigrants ne comprenaient pas cette distinction devenue célèbre dans la polémique littéraire néerlandaise des années 1930 (Vorm of Vent).
Les Pays-Bas donnèrent à Klaus Mann, fils d'un père célèbre, un ‘passeport d'étranger’ qui conférait à l'apatride qu'il était une certaine liberté de mouvement. Mais la plupart des émigrants apprirent vite que le monde, même aux Pays-Bas, était cousu de passeports, de permis de séjour et de tampons. ‘Un visa est une chose qui expire’, ferait remarquer laconiquement Irmgard Keun à la fillette d'un écrivain émigrant (à qui Roth servait nettement de modèle), dans Kind aller Länder. Les exilés investissaient beaucoup d'énergie dans l'obtention de papiers en règle. C'est ainsi que W.H Auden épousa Erika Mann pour lui conférer la nationalité britannique. Quand on parcourt | |
[pagina 15]
| |
la scène d'Exil des années 1933-1940 dans les Plats Pays, on ne peut se défendre de l'impression que les Pays-Bas et la Belgique étaient surtout une plage, une chambre d'hôtel, une terrasse de café avec des conversations enflammées qui comportaient ‘beaucoup d'esprit’ mais ‘pas la moindre joie’. Des salles d'attente. Les deux petits pays pensaient qu'en se repliant sur eux-mêmes ils échapperaient au pire. Le roi de Belgique Albert Ier rendit personnellement visite à Einstein à De Haan (Le Coq-sur-mer) en 1933, pour le pousser à renoncer à sa propagande pacifiste parce qu'elle mettait en danger la neutralité de la Belgique. Le roi Léopold III prolongea du reste logiquement cette politique de neutralité. A Anvers, sous le bourgmestre socialiste Camille Huysmans, il y avait bien effectivement une politique libérale d'accueil d'émigrés allemands de gauche. Mais en 1938, les Allemands contraignirent Huysmans à un raidissement en retirant du port trois navires de la Lloyd d'Allemagne du Nord. Ils obtinrent aussi que la compétence en matière d'émigrants fût enlevée à la police urbaine, qui dépendait du bourgmestre. Les Pays-Bas ne tardèrent pas à durcir leur politique d'asile après la prise de pouvoir par Hitler. C'est ainsi que l'écrivain Heinz Liepmann fut arrêté à Amsterdam en février 1934 et condamné à un mois de prison pour outrages à un chef d'État ami - Hindenburg - dans son roman Das Vaterland (La patrie). Ter Braak éleva de vives protestations. Liepmann avait fait le voyage de France à Amsterdam avec un passeport en règle pour négocier la traduction néerlandaise de son livre déjà paru en allemand à Amsterdam. Il en existait déjà une traduction en français et en anglais. Après avoir purgé sa peine, l'écrivain fut expulsé en Belgique. La traduction néerlandaise parut sans le passage incriminé.
Même si certains écrivains trouvaient donc bien un éditeur à Amsterdam, pour les plasticiens et les acteurs il n'y avait guère de perspectives. Le Pfeffermühle (Moulin à poivre), le cabaret politique d'Erika Mann, où l'on ne cessait d'évoquer l'Allemagne et Hitler sans les nommer, fut interdit en 1936. A nouveau Ter Braak protesta énergiquement. En septembre de cette même année, Klaus et Erika Mann gagnèrent l'Amérique à bord d'un vapeur néerlandais. L'Europe continuait à les tolérer, mais combien de temps encore? Un port franc plus grand et plus stable les attendait. Journey into freedom de Klaus Mann était paru aux États-Unis. Il deviendrait citoyen américain et finirait par se battre contre l'Allemagne sous l'uniforme américain. | |
Le grand tournantPuis vint la guerre, qui mit fin à une époque. Dans un discours courageux, Cleveringa, le doyen de la faculté de droit de Leyde, s'opposerait en 1940 au licenciement des professeurs juifs de sa faculté. L'université fut fermée par l'occupant. Avec un sens parfait de la périodisation, Roth avait dès cette époque réglé sa fin à Paris. Zweig qui voulait sombrer avec le monde d'hier, se suiciderait en 1942 avec sa femme. La littérature néerlandaise fut amputée par le suicide de Ter Braak le 14 mai 1940 et la crise cardiaque d'E. du Perron le même jour. Dans sa fuite vers l'Angleterre, le poète Marsman se noierait dans la mer du | |
[pagina 16]
| |
Nord en juin 1940, son bateau ayant été torpillé par un U-boot. Klaus Mann eut besoin de plus de temps pour succomber au ‘grand tournant’ de sa vie. Il se suicida en 1949.
Les choses pouvaient aussi suivre un autre cours. L'écrivain, metteur en scène et cinéaste allemand Ludwig Berger vint en 1936 à Amsterdam filmer Pygmalion de G.B. Shaw. Lorsque l'Angleterre déclara la guerre à l'Allemagne, il s'enfuit à bride abattue de Londres pour échapper à l'internement. A l'aéroport, il rencontra Thomas et Erika Mann en partance pour l'Amérique. Le jour même où il s'apprêtait à gagner Anvers pour assister à la première de son film Ergens in Nederland (Quelque part aux Pays-Bas), la guerre éclata. Berger avait déjà appris le néerlandais et il prit un nom néerlandais. Au cours de l'Occupation, il vivait retiré dans sa maison du Vondelpark, derrière des barricades de papiers et de tampons en règle. En 1944, il joua en anglais le Midsummernightsdream de Shakespeare. L'intérieur de la maison constituait le décor. Les acteurs jouaient en habits de tous les jours. Ayant remarqué un nombre suspect de vélos contre le pignon, la Gestapo fit irruption au cours de la septième représentation. Berger s'échappa en jouant le fou de Hamlet. Après la guerre, il retournerait en Allemagne. Irmgard Keun, qui était déjà revenue des États-Unis à Amsterdam avant que la guerre n'éclatât, revint illégalement en Allemagne au cours de l'Occupation; elle y survécut à la guerre. Elle continua à habiter en Allemagne et mourut en 1969. Le jeune écrivain Konrad Merz avait quitté l'Allemagne en 1934. Dans son roman par lettres autobiographique Ein Mann fällt aus Deutschland (Un homme tombe de l'Allemagne, 1936), traduit sous le titre de Duitscher aangespoeld (Allemand échoué), Ter Braak voyait une oeuvre majeure alors que Klaus Mann ne lui attribuait guère d'importance. Il disparut dans la clandestinité en 1940; après la guerre, il resta jusqu'à sa mort aux Pays-Bas. C'est seulement en 1972 que Merz, alors complètement assimilé et qui n'avait pas parlé allemand pendant quarante ans, écrivit à nouveau un ouvrage ... en allemand. Le juif autrichien Hans Maier se réfugia en 1939 en Belgique avec sa jeune épouse et débarqua à Anvers. A l'arrivée des Allemands, il fut arrêté en tant qu'‘étranger hostile’ et mis sur un train à destination des Pyrénées. Il retourna en Belgique et entra dans la Résistance. Arrêté et torturé, il réussit un temps à cacher sa judaïté, mais aboutit quand même à Auschwitz. Après la guerre, il ne restait plus rien à Maier: plus d'Autriche et une Belgique qui lui était restée étrangère, même s'il se fixa définitivement à Bruxelles et gagna sa vie comme journaliste. Son épouse était décédée en 1944. Cet intellectuel dont l'ample culture humaniste s'était vidée de toute signification dans les camps, ne pouvait que ‘rendre coup pour coup’, continuer à rappeler aux Allemands leurs actes. A compter de 1955, il le fit sous le pseudonyme français de Jean Améry. En 1978, il finit par attenter à ses jours à Salzbourg. Il y avait belle lurette qu'il n'y avait plus de havres de liberté pour lui. L'écrivain flamand Willem Elsschot escorta encore trois coolies afghans à travers sa ville d'Anvers, à la recherche du chaud giron d'une femme, plus inaccessible de ligne en ligne. Het Dwaallicht (Le feu follet) est la dernière nouvelle d'Elsschot. Il mit la dernière main au manuscrit | |
[pagina 17]
| |
en 1947, mais situa l'équipée en 1938. Dans la nouvelle, le mélancolique bourgeois Laarmans, alter ego de l'écrivain, prend ses semblables bruns en remorque, en qualité d'hôte involontaire qui se met à croire à son rôle et en vient à se transcender. Les trois rois n'atteindront jamais l'étoile, mais la quête entreprise en commun génère compréhension et affection mutuelles. A lui seul, Laarmans offre un temps un havre de liberté. | |
Un autre combatAprès la seconde guerre mondiale, les Plats Pays cessèrent d'être un havre de liberté dans un monde changeant. Si cette délicate flânerie à travers l'histoire de l'hospitalité intellectuelle nous a appris quelque chose, c'est bien qu'il faut se résoudre à relativiser la notion de havre de liberté. Les Pays-Bas au xviie siècle et la Belgique au xixe ont, par leur constellation politique favorable, offert les circonstances propices à un séjour plus ou moins long d'écrivains, d'intellectuels ou de persécutés politiques étrangers. Les presses y tournaient sans encombre. Le hasard et surtout la situation géographique favorable firent le reste. En fin de compte, les Plats Pays sont constitués de deux petits pays, plus ou moins coincés entre de grandes puissances. Dans les années 1930 du xxe siècle, ils s'avérèrent être surtout des pays de passage, des salles d'attente d'un monde plus grand (et neuf). Depuis les années 1960, les Pays-Bas, et surtout Amsterdam, ont à nouveau acquis une réputation de havre, cette fois pour toutes les audaces et toutes les permissivités. Mais c'est là une autre histoire. Il n'y a plus de havres de liberté privilégiés dans l'univers occidental. Thomas Mann raconte l'histoire d'un émigrant allemand qui retourne en 1950 en Europe. Sur l'océan Atlantique, il croise un ami qui file à toute vapeur dans la direction opposée. Au moment où ils se croisent, ils se crient l'un à l'autre: ‘Est-ce que tu es devenu fou?’ Mann alla mourir en Suisse, le berceau de la démocratie et du coucou. Dans les Plats Pays, l'Europe dicte de plus en plus sa loi. Aux frontières extérieures de la forteresse aux nombreuses failles, c'est maintenant un autre combat qui se déroule.
Luc Devoldere Rédacteur en chef adjoint. Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
|