Septentrion. Jaargang 30

Échanges

‘Il faut bien que mon coeur parle’: Simone Dubois (1910-2001)

N'en doutons pas: sans Simone Dubois, la vie et l'oeuvre de Belle van Zuylen (1740-1805) seraient en grande partie restées inconnues dans la néerlandophonie. Cependant, il est tout aussi probable que sans Belle van Zuylen, Simone Dubois ne se serait jamais plongée dans l'étude du xviii^e siècle. De fait, durant plus de quarante ans, elle s'est attachée sans relâche à dénicher, à traduire, à étudier et à éditer des écrits et des correspondances de Belle van Zuylen, devenue Isabelle de Charrière à la suite de son mariage avec le Suisse Emmanuel de Charrière. Simone Dubois n'a pas seulement eu le mérite d'avoir mis en lumière les talents d'une femme de lettres néerlandaise qui, écrivant en français, risquait de ce fait d'être l'oubliée de deux histoires littéraires. Elle a aussi, grâce à ses travaux biographiques, braqué les projecteurs sur une figure atypique qui, longtemps après sa mort, continuait d'être perçue comme le scandale de sa famille.

Simone Dubois (née Simone de Bruyn) vit le jour à Gand en 1910. Elle fut élevée en français, fit des études au lycée pour filles dans sa ville natale et, à l'âge de quatorze ans, déménagea avec ses parents à Bruxelles. Jeune femme soucieuse d'être financièrement indépendante de ses parents, elle chercha un emploi dans la région bruxelloise. Dans les années 1930, elle entra comme secrétaire au Hollands Weekblad, un hebdomadaire destiné en premier lieu aux nombreux Néerlandais qui, cherchant à échapper au florin fort, s'étaient établis à Bruxelles. Tirant l'essentiel de ses revenus d'annonces publicitaires, le journal se voyait obligé de s'assurer les services de quelqu'un qui, en plus du néerlandais, maîtrisait parfaitement le français. Lorsque la guerre éclata, Simone de Bruyn s'engagea comme bénévole dans la YWCA, une association de femmes qui recherchait alors des personnes prêtes à se charger de la distribution du courrier aux soldats cantonnés dans la capitale belge. Elle travailla également comme volontaire pour la Croix-Rouge de Belgique où elle fut amenée à jouer un rôle de premier plan lors de la création de la section Jeunesse de ladite organisation. Entre-temps, Simone de Bruyn avait fait la connaissance d'un jeune journaliste néerlandais qui, deux ans auparavant, s'était installé à Bruxelles comme correspondant du journal De Tijd: Pierre Hubert Dubois. Ils se marièrent et de leur union naîtraient deux fils. La connaissance parfaite tant du néerlandais que du français qui avait valu à Simone Dubois son premier emploi, court, tel un fil rouge, à travers les activités littéraires auxquelles elle se consacrerait plus tard. Tout comme son mari, elle traduisit en néerlandais des ouvrages littéraires français, entre autres des romans de Françoise Sagan. Ils traduisirent ensemble Pedigree de Georges Simenon, livre dans lequel l'auteur raconte sa jeunesse liégeoise.

Il y a deux écrivains auxquels Simone Dubois a voué, sa vie durant, une passion qui, à aucun moment, ne s'est attiédie: Belle van Zuylen et Pierre H. Dubois. Ce fut d'ailleurs son mari qui le premier attira son attention sur cette aristocrate néerlandaise encore peu connue à l'époque et qui avait écrit en français. Simone était alors en quête de sujets intéressants pour le magazine bilingue Libelle auquel elle donnait des articles rédigés tant en néerlandais qu'en français. Ayant découvert la biographie de Philippe Godet,

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Pierre H. Dubois (1917-1999) et Simone Dubois (1910-2001) (Photo D. Samyn).

Madame de Charrière et ses amis (1906), elle fut fascinée par la personnalité et l'oeuvre de Belle van Zuylen, une fascination qui ne la quitterait plus. Convaincue que bien des documents concernant l'aristocrate restaient enfouis dans les archives, elle se mit à leur recherche. En 1969 parut le premier portrait de ‘sa Belle’: Leven op afstand. Belle van Zuylen (Vivre à distance. Belle van Zuylen). Mais ce fut surtout son anthologie des lettres de Belle van Zuylen, parue en traduction néerlandaise sous le titre Rebels en beminnelijk (Rebelle et affable, 1971) qui sortit l'écrivain du purgatoire. Le succès du petit livre fut tel qu'il connut plusieurs rééditions. Il contient des correspondances que Belle entretint avec d'illustres contemporains européens: le libertin suisse Constant d'Hermenches, colonel de son état, l'Écossais James Boswell, biographe de Samuel Johnson, l'écrivain et homme politique français Benjamin Constant. A travers ses lettres, Belle van Zuylen apparaît comme une figure pleine de spontanéité et d'une totale sincérité. C'est ce que révèlent tout particulièrement les lettres captivantes adressées à d'Hermenches avec lequel elle vécut une passion purement épistolaire: ‘J'ai le coeur plein, puisque j'écris: il faut bien que mon coeur parle,’ lui manda-t-elle.

Les articles de Simone Dubois, notamment ceux qu'elle publia au début des années 1970 dans le bulletin de documentation du Werkgroep Achttiende Eeuw (Groupe de travail pour l'étude du xviii^e siècle), contribuèrent à mieux faire connaître Belle van Zuylen. Les conditions étaient ainsi réunies pour la tenue d'un colloque international consacré à l'actualité d'Isabelle de Charrière, lequel eut lieu en 1974. Ce congrès donna le coup d'envoi à un prestigieux projet international: l'édition de ses oeuvres complètes. Une équipe de rédaction internationale fut constituée et les archives de Lausanne, Neuchâtel et Genève épluchées. Ce fut une entreprise unique en son genre, animée et coordonnée de main de maître par Simone Dubois. En tant que ‘outsider’ académique, elle réussit parfaitement à maintenir la cohésion au sein d'une rédaction multinationale marquée par des traditions académiques assez disparates. Dynamisée tant par la gentillesse que par la fermeté de son mentor, l'équipe sut mener à bien la mission qui lui avait été confiée. Entre 1979 et 1984 parurent les dix volumes des OEuvres complètes d'Isabelle de Charrière, édités par le Néerlandais Geert van Oorschot. Ce dernier avait, lui aussi, fini par succomber au charme fascinant de Belle, la saluant comme ‘une femme pour laquelle on ferait volontiers faillite’.

En 1993, Simone Dubois (alors âgée de 83 ans) publia en collaboration avec son mari Pierre H. Dubois, la monumentale biographie de Belle van Zuylen, intitulée Zonder Vaandel (Sans drapeau), brillant couronnement de ses travaux. Entre la parution, en 1969, du premier portrait de Belle et la sortie de cette biographie comptant quelque huit cents pages, quantité de documents nouveaux avaient été découverts, permettant

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d'affiner et de nuancer la figure de l'aristocrate néerlandaise. Zonder Vaandel n'apporte pas d'éléments sensationnels nouveaux mais nous offre le récit détaillé d'une vie, excellemment écrit et d'une précision remarquable. En outre, l'ouvrage doit sa solidité aux affinités qui unissent les auteurs à leur personnage. Pas étonnant dès lors qu'ils aient qualifié leur livre de ‘biographie honnête’. ‘Mon mari et moi-même partageons les idées de Meme de Charrière’, avouait Simone Dubois en toute franchise au cours d'une interview et cette communauté d'idées est parfaitement décelable dans la façon intimiste dont ils approchent leur héroïne. Tout comme dans sa correspondance, Belle se révèle ici un esprit intrépide et libre commentant et, au besoin, critiquant ouvertement la situation de sa classe sociale et la position de la femme dans la société de son temps. Dans la biographie, Belle apparaît comme une femme qui se rebelle, non par goût de la révolte, mais par un impérieux besoin d'indépendance de coeur et d'esprit. Il apparaît, assez paradoxalement, qu'elle s'était mariée dans le but de préserver au maximum sa liberté, non pas la liberté d'agir à sa guise, mais la liberté d'être elle-même. Toutefois, son mariage ne répondit pas à ses attentes. Pendant des périodes assez longues, elle séjourna seule à Paris où elle noua une liaison avec Benjamin Constant, de vingt-sept ans son cadet, sur lequel elle allait exercer une grande influence.

L'importance de la contribution de Simone Dubois à l'étude de l'oeuvre de Belle van Zuylen, l'impact qu'eurent ses travaux sur des chercheurs encouragés à poursuivre dans la voie qu'elle avait ouverte, peuvent être difficilement surestimées. Au cours de ces dernières années, de nombreuses études ont été publiées sur Belle van Zuylen comme figure européenne ou comme féministe, sur l'intérêt que présentent ses oeuvres de fiction, sur sa signification en tant que figure de transition au seuil de la modernité. A présent, divers choix de ses lettres ainsi qu'un certain nombre de ses ouvrages de fiction sont disponibles en traduction néerlandaise. En 1975 fut créée aux Pays-Bas une ‘Genootschap Belle van Zuylen/Association Isabelle de Charrière’ (il en existe déjà une en Suisse depuis 1980, une autre en France depuis 1995) qui organise chaque année une session d'étude au château de Zuylen (où vécut Belle), situé près d'Utrecht. Contrastant assez vivement avec la notoriété plutôt restreinte dont jouissait sa personne, les distinctions qu'obtint Simone Dubois illustrent son rôle de passeur de cultures: elle fut promue chevalier de l'ordre d'Orange-Nassau aux Pays-Bas, chevalier de l'ordre de la Couronne en Belgique, chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres en France. Elle reçut, en outre, diverses récompenses dont la médaille Arts, Sciences et Lettres et le prix Isabelle de Charrière. En 1984, elle fut nommée docteur honoris causa de l'Université d'État d'Utrecht. Qu'on y prenne garde: la souriante modestie qu'elle sut garder jusqu'à la fin ne saurait masquer l'importance de ses propres travaux. Cela d'autant moins qu'elle consacra les derniers mois de sa vie à une activité dans laquelle on la retrouve parfaitement: la traduction en néerlandais d'un essai écrit par son mari (décédé en 1999), un essai sur Belle van Zuylen.

Lut Missinne

(Tr. Urbain Dewaele)

Récemment, la bibliothèque de Simone Dubois, vaste et intéressante, a été transférée dans les locaux du Service culturel de l'Ambassade de France à Gand (Pensmarkt 2, B-9000 Gent).