Werner Lambersy
Des femmes comme des navires
J'avais fini, et c'est bien naturel dans le quatrième port du monde, par regarder les femmes comme des navires. Paquebots de ligne, vers l'Amérique, l'Afrique ou la Sibérie, elles vous inoculent l'envie de partir au loin. Un goût de luxe et de confort aussi, propre aux croisières.
Femmes parfois voiliers de haute mature pour des passages (mais pas plus) d'Équateur sans danger de tempête, car tout est prévu à bord pour le plaisir des passagers. Femmes cargos, bateaux de bourlingue, remorqueurs puissants ou paresseux, c'est selon, aux cales larges, aux machines vibrantes, aux étraves tranchantes faites pour descendre le fleuve ou traverser la passe. Cabotage en somme comme un flirt avec la mer en attendant le grand large. Dans les vitrines, filles comme des péniches à quai, lourdes et lentes à décharger ce qu'on a de trop sur le coeur ou dans les couilles. Elles savaient, ces chalands aux écoutilles faciles, prendre le temps pour passer les écluses, s'amarrer aux paysages monotones des canaux et s'enfoncer doucement dans l'eau calme et sombre du spleen. On buvait alors, en bavardant ‘après’, assis sur de hauts tabourets, du roteux de contrebande, et les rires revenaient, comme à l'école, lorsqu'en classe, le professeur parlait des choses intimes du corps. Teniers n'était pas loin, Brouwer non plus, aussi grivois que ludiques. Et là aussi les cartes étaient truquées.
Extrait de ‘Anvers ou les anges pervers’, Les Éperonniers, Bruxelles, 1994, pp. 42-43.