Émile Verhaeren
L'Escaut
Il n'est qu'un fleuve, un seul,
Qui mêle au déploiement de ses méandres
Mieux que de la grandeur et de la cruauté,
Et celui-là se voue au peuple - et aux cités
Où vit, travaille et se redresse encor, la Flandre!
Tu est doux ou rugueux, paisible ou arrogant,
Escaut des Nords - vagues pâles et verts rivages -
Route du vent et du soleil, cirque sauvage
Où se cabre l'étalon noir des ouragans,
Où l'hiver blanc s'accoude à des glaçons torpides,
Où l'été luit dans l'or des facettes rapides
Que remuaient les bras nerveux de tes courants.
T'ai-je adoré durant ma prime enfance!
Surtout alors qu'on me faisait défense
Voile ou rames de marinier,
Et de rôder parmi tes barques mal gardées.
Qui réchauffent mon front,
Ce qu'est l'espace immense et l'horizon profond,
Ce qu'est le temps et ses heures bien mesurées,
Au va-et-vient de tes marées,
Je l'ai appris par ta grandeur.
Mes yeux ont pu cueillir les fleurs trémières
Des plus rouges lumières,
Dans les plaines de ta splendeur.
Tes brouillards roux et farouches furent les tentes
Où s'abrita la douleur haletante
Dont j'ai longtemps, pour ma gloire, souffert;
Tes flots ont ameuté, de leurs rythmes, mes vers;
Tu m'as pétri le corps, tu m'as exalté l'âme;
Tes tempêtes, tes vents, tes courants forts, tes flammes,
Ont traversé comme un crible, ma chair;
Tu m'as trempé, tel un acier qu'on forge,
Mon être est tien, et quand ma voix
Te nomme, un brusque et violent émoi
M'angoisse et me serre la gorge.
De ma jeunesse endurante et brandie,
Le jour que m'abattra le sort,
C'est dans ton sol, c'est sur tes bords,
Pour te sentir, même à travers la mort, encor!
Extrait de ‘Toute la Flandre’, Mercure de France, Paris, 1920, pp. 104-106. |
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