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Au royaume des nymphes:
l'Escaut de la source à l'embouchure
‘Avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut. Avec Frida la Blonde quand elle devient Margot’
Jacques Brel
La consigne était simple. Descendre le fleuve de la source à l'embouchure. Noter ce qu'on voit, et ce qu'on ne voit pas, mais qui n'en existe pas moins: le passé du fleuve, des paysages et des villes qui le bordent.
Mais, à la source de l'Escaut, dans l'humble village de Gouy, au-dessus de Saint-Quentin, la tâche n'apparaît plus si simple. Certes, la source, un bassin de quelques mètres carrés, semble idyllique, enchâssée dans ses murs: limpide, presque stagnante, nourrie par quelques veines du plateau qui ont décidé de sourdre ensemble en cet endroit. On y trouve une inscription latine fleurie, une statue d'enfant jouant avec un dauphin, parfait symbole de la fertilité, de la prudence et de la sagesse du fleuve. Il est vrai que l'Escaut a bien besoin de ces deux dernières qualités, son bassin hydrographique de 21 000 kilomètres carrés comptant parmi les plus peuplés et les plus industrialisés du monde. Un arbre porte un écriteau hardi et encore bien naïf: ‘Défense sous peine d'amende de jeter des ordures dans l'Escaut et de détériorer l'ouvrage’.
Mais sur le ru de Gouy, qui se fraye un chemin sinueux dans la verdure, impossible de naviguer. Et il en sera ainsi tout un temps: jusqu'au-delà de Cambrai, je ne voguerai pas sur l'Escaut, mais sur le canal de Saint-Quentin, creusé par Napoléon Ier. Et est-ce bien sur l'Escaut que je navigue lorsque ce ruisseau de trois mètres de large se jette dans le canal de l'Escaut? A la source on peut lire que, passé Cambrai, le fleuve a bien perdu de son identité. Mais quelle est son ‘identité’? Celle d'il y a cinq cents ou cinq mille ans? Celle d'avant l'intervention humaine ou celle d'après?
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La source de l'Escaut à Gouy (Photo Philippe Debeerst) ©SABAM Belgique 2001.
L'aile des moines de l'abbaye de Vaucelles.
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A l'ombre d'un jeune fleuve en fleur
(Abbaye de Vaucelles-Cambrai)
Tout près de la source se dressent les ruines, transformées en ferme, de l'abbaye Saint-Martin. Ce saint a sans doute christianisé un sanctuaire païen: la source même? Dans le mythe, la source se confond avec la nymphe qui l'habite, plus encore: la source est la nymphe elle-même. A l'endroit où elle sourd, la nature manifeste sa mystérieuse puissance et sa fertilité. Qui vit au sein d'un écheveau de mythes, rend compréhensible l'incompréhensible en proclamant la source ‘nymphe’ et en vouant un culte à cette nymphe. Le christianisme a dérivé le mystère vers le créateur. Puis ce créateur a été aboli. L'abbaye Saint-Martin également. La Révolution française en fit un château où résidèrent Talleyrand et le duc de Wellington. La première guerre mondiale le détruisit. C'est maintenant une ferme envahie de lierre.
Entre Gouy et Vaucelles, il m'arrive encore de rencontrer le jeune Escaut, mais, la plupart du temps, il continue à se glisser secrètement dans la verdure. A l'abbaye de Vaucelles même, j'ai rendez-vous avec un marinier. Cinq jours durant, nous naviguerons ensemble jusqu'à Gand. Un pont plus loin, sur la rive du canal de Saint-Quentin, son bateau, battant pavillon français, m'attend.
Abordons ce voyage sous de bons auspices: commençons donc par visiter l'abbaye. Bernard de Clairvaux la fonda en 1132. Douze moines se mirent à l'oeuvre et domptèrent l'Escaut voisin à grand renfort de moulins à eau et de rectifications de méandres. Les vestiges d'un tordoir démantelé gisent toujours dans le jeune fleuve. Comme on pouvait le prévoir, Vaucelles connut la grandeur (avec des possessions jusqu'à Knokke et Laon) et la misère: les passages d'armées, la Révolution qui en ferait une carrière de pierre, le xixe siècle et ses fabriques, les ravages de la Grande Guerre et l'abandon qui la suivrait. Jusqu'en 1971, date à laquelle une société civile immobilière acheta le domaine; elle tente depuis de sauver ce qui peut encore l'être. Et ce n'est pas rien. Le grand édifice conventuel (L'aile des moines) est toujours debout avec son scriptorium et la plus grande salle capitulaire d'Europe. Là où les moines se réunissaient jadis pour élire leur abbé ou pour délibérer, on organise maintenant des concerts. Du palais abbatial subsistent un pignon et une aile. On avait déménagé la bibliothèque à Cambrai où elle disparut dans les flammes des deux guerres mondiales. Dans ce qui est maintenant le jardin, on a eu l'heureuse idée d'évoquer l'église, la plus grande jamais construite par des cisterciens, en matérialisant le contour du choeur par une lisière de fleurs.
Nous nous éloignons sur le canal de Saint-Quentin. A notre droite, le modeste Escaut serpente dans un corridor vert. Deux kilomètres plus loin, nous distinguons encore à droite, dans les champs, une échauguette de l'abbaye. Au lieu-dit Les-Rues-des-Vignes, qui évoque les tentatives viticoles locales des moines, nous butons sur notre première écluse. Nous en rencontrerons treize jusqu'à Cambrai. Derrière les paraboles du petit village, dont beaucoup de maisons ont été construites après la Révolution avec des pierres de l'abbaye de Vaucelles,
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je distingue les toits de chaume de l'Archéo-site, où l'on joue aux Mérovingiens et aux Carolingiens dans des reconstitutions de maisonnettes et d'ateliers. C'est ici qu'en 717, au lendemain d'une sanglante bataille, Charles le Bâtard conquit son surnom de Martel, me raconte l'homme d'entretien de l'écluse, que nous rencontrerons encore un certain nombre de fois d'ici à Cambrai. Il se déplace en camionnette, et il à des lettres. D'écluse en écluse nous badinons quelque peu sur cette zone frontière entre la Couronne de France et les Pays-Bas méridionaux avec leur Charles Quint, leurs occupants espagnols et autrichiens. Je lui jette le mot de Mme de Sévigné ‘Le roi s'amuse à prendre la Flandre’. ‘Louis XIV était quand même assez gentil de vous laisser Furnes, Ypres, Menin et Tournai’, me rétorque-t-il à l'écluse suivante.
Près de l'écluse de Saint-Vaast et de celle de Noyelles, l'Escaut s'enfonce sous le canal, dans son propre lit voûté. Au milieu du complexe d'écluses, on a ménagé dans la maçonnerie une ouverture qui permet d'observer ce curieux phénomène: deux cours d'eau, l'authentique, qui porte le nom, et l'usurpateur se croisent ici sans se toucher.
Tout près de Cambrai nous traversons le Bois de la Folie, la promenade préférée des Cambrésiens, où, d'après mon marinier, on voit plus d'amoureux que de biches. Un jour, on a asséché ce bief-ci pour chercher la tête d'une femme assassinée. En vain. Nous passons le long de la résidence d'été de l'archevêque Fénelon et gagnons sous la pluie la base fluviale de Cambrai.
Cette ville fut romaine, franque et allemande (du fait de sa situation sur la rive droite de l'Escaut) - l'aigle bicéphale des armoiries de la ville nous le rappelle encore. Elle devint définitivement française en 1677; elle est fière de Fénelon, du général Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemappes sous la Révolution, et de Louis Blériot qui fut le premier à survoler le détroit du Pas-de-Calais.
Ma première impression est celle d'une ville espagnole, baroque, plus ou moins ‘flamande’: deux jacquemarts, Martin et Martine, frappant les heures, beffroi, élégante chapelle des Jésuites, citadelle de Charles Quint, agrandie par Vauban, Porte de Notre-Dame portant au fronton un soleil qui rappelle la gloire de Louis XIV. L'église Saint-Géry abrite une Mise au tombeau de Rubens, qui reprend le fil abandonné par la Descente de croix de la cathédrale d'Anvers.
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Usinor
(Cambrai-Valenciennes)
Au pont de Cambrai, un milliaire nous avise de la fin du canal de Saint-Quentin, destiné par Napoléon à relier les Flandres à Paris, et du début du canal de l'Escaut. Ce canal coule hors les murs. L'Escaut lui-même pénètre quelque peu dans la ville, mais il y reste un fossé à peine visible, fort encaissé, qui se jette aux portes de Cambrai dans le canal. Pour la première et la dernière fois. En ce jour, planté sur le gaillard d'avant, je contemple cet endroit lourd de symboles!
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Cambrai: l'Escaut se jette dans le canal de l'Escaut (Photo M. Rodrigues).
Au confluent - mais qu'est-ce qui conflue ici? - je vois arriver l'Escaut. Glissant à bord de mon bateau, je jette les yeux sur la surface de l'eau et je vois nettement le fleuve s'introduire dans le canal, s'y fondre et disparaître. La nymphe a fini par se rendre: le canal, gris et médiocre, emporte dorénavant l'Escaut. La navigabilité, et donc l'utilité, est le prix a payer pour ‘l'identité’. La nymphe est enrôlée dans la rationalité économique, dans la pensée, le gabarit unique. Est-ce un hasard si, juste au-dessus du ‘confluent’, une conduite crache une eau grise dans l'Escaut canalisé? Mais l'Escaut résistera et se débattra avec d'anciens bras qui parfois se détachent et rebroussent chemin, forment des criques, des impasses, ou subsistent à l'état d'étang à côté de la version canalisée.
A Escaudoeuvres, une grande sucrerie occupe la rive droite. Un écriteau proclame: Cité du Sucre-Ville Lecture. A la vue des maisons ternes, je ne crois guère à la seconde partie du message. Et moins encore quand je lis au mur de l'usine Défense d'afficher, loi du 20 juillet 1881. Le port fluvial berce de grandes péniches. Un train s'engouffre dans un immense silo. Des tuyauteries apportent le sucre que des grues saisissent et déversent patiemment. Une immense péniche de Marchienne-au-Pont embouque majestueusement le canal devant nous et s'empresse de s'insinuer dans l'écluse. Plus loin, nous la rencontrerons derechef près du pont
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métallique, provisoirement - mais il arrive que le provisoire dure - jeté par le génie américain en 1944. Élégant mais rouillé, le pont est trop bas sur le fleuve pour la péniche déchargée. Elle recule, prend de l'élan, moteur vrombissant, s'enfonce de ce fait dans l'eau et ... passe au centimètre près sous le pont. Le marinier ayant déjà affalé sa cabine, la roue de gouvernail et sa tête forment les points culminants de son bateau. Est-ce son donneur d'ordre ou son profit propre qui aiguillonnent ainsi ce cow-boy de l'Escaut? Un marinier néerlandais voisin d'écluse nous confie sa vue des choses: ‘J'aime naviguer en France. Ici pas d'obligations. On est à l'aise. On s'y rend pour vivre et pour naviguer. On s'arrête à 18 heures. On se renverse dans son fauteuil et l'on regarde la télé. En Belgique et aux Pays-Bas, je passe la vitesse supérieure, j'ai davantage le feu aux fesses. Je transporte maintenant du blé à destination de Vechelen près de Bois-le-Duc. On verra bien là-bas.’ Sa péniche s'appelle Pirana.
Au confluent du canal de la Sensée, qui relie Dunkerque aux aciéries de Denain, avec l'Escaut canalisé, nous faisons un crochet à gauche parce que mon marinier veut me montrer le Bassin Rond. Le canal ne tarde pas à s'élargir, et nous longeons un authentique port de plaisance. Mais à la ‘Boulangerie’ et ‘Au petit bon marché’, pas âme qui vive. Une armada de cygnes fiers, trop collet monté pour nous juger dignes du moindre regard, sauvent cette flaque. Et une caravane à l'ancre, montée par un ermite bohémien sur des bidons-flotteurs, vaut le détour. Près de la grande écluse de Pont Moulin où nous devons pour la première fois montrer nos papiers à un éclusier rogue qui espionne le complexe d'écluses depuis sa tour, nous avons à nouveau embouqué l'Escaut. Maintenant c'est pour de vrai. A partir de Bouchain, nous abordons le vieux bassin industriel et houiller, et voici qu'apparaît le premier terril: il est classé à cause de la flore qui s'y est greffée.
Nous amarrons devant l'aciérie désaffectée d'Usinor, juste avant l'écluse de Denain. Émile Zola vint en 1884 à Denain afin d'y prendre des notes pour Germinal, son réquisitoire contre les conditions de travail et de vie des mineurs du nord de la France. Mon marinier a travaillé à Usinor. Il a également pris part en 1993 au tournage de Germinal avec des milliers de figurants, des chômeurs de la région qui ont vu la dernière mine fermer en 1990.
Il me montre l'immense salle des fêtes de l'usine. Après une année d'abandon, le parquet s'y gondolait en ondulations d'un demi-mètre de haut. L'église appartenait également à l'usine. L'usine vous prenait en charge du berceau à la tombe. Sans curé dans son jeu, pas question d'embauche. Des familles entières travaillaient chez Usinor. Nous nous sommes battus pour notre boulot et nous avons perdu, dit-il.
La nuit tombe quand nous entrons dans Valenciennes, qui doit son titre d'‘Athènes du Nord’ à ses peintres et à ses sculpteurs. Le Musée des Beaux-Arts nous régale d'une exposition dédiée aux peintres baroques des Pays-Bas du Sud, Dans la Lumière de Rubens: Rubens, Van Dyck, Jordaens et leurs élèves, trop souvent éclipsés par la notoriété de leurs maîtres. Plus animée et plus commerçante que Cambrai, la ville a beaucoup souffert des deux guerres mondiales. L'hôtel de ville illustre bien la destruction: seule la flamboyante façade Renaissance flamande est encore authentique. Ici aussi l'Escaut canalisé frôle la ville sans y entrer. Dans la cité, l'ancienne rivière apparaît de-ci de-là au grand jour.
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De menhir à cathédrale
(Valenciennes-Tournai)
Le matin suivant, il s'avère que nous sommes amarrés à côté d'une péniche transformée en discothèque. Sur le chemin de halage, des élèves filent à vélo vers le moderne Lycée de l'Escaut qui lance son beaupré de verre au-dessus du fleuve. On largue les amarres; je salue le clochard à cartable sur le banc et le professeur en col roulé blanc qui vient de commencer son cours, gesticulant derrière les baies illuminées du lycée de verre. La gare défile devant nous avec son TGV à quai: lui et nous, aux deux extrémités du spectre de la vitesse.
Tout comme au sortir de Cambrai, ici aussi le vieil Escaut se jette derechef dans le canal. Avec une petite chute d'eau. Ici on l'appelle irrévérencieusement canal de Décharge. Des usines désaffectées tendent maintenant leurs immenses capes métalliques au-dessus de l'Escaut. Portes battantes, vitres brisées, battant au vent. On largue à grand fracas de la ferraille dans des péniches, tandis que cent mètres plus loin un héron fait le pied de grue sur la rive entre des saules pleureurs. Les prairies envahissent à nouveau les deux rives. A Escautpont, la voie romaine de Bavay à Tournai, plus tard appelée chaussée Brunehaut, franchissait jadis le fleuve. Le pont de béton n'en révèle rien. On peut maintenant y lire Vive le Bronx de Thun. Thun est la cité ouvrière de la rive gauche. Un peu plus loin, je vois sur cette même rive gauche les vestiges d'un pont ancien. Celui de la chaussée? Après l'écluse de
L'écluse de Thun l'Évêque.
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Fresnes, le fleuve semble l'emporter sur le canal. A nouveau des rives festonnées. On a battu des pieux dans le fleuve pour écarter les bateaux des hauts fonds latéraux. Nous rencontrons maintenant le plus beau tronçon d'Escaut que nous ayons vu jusqu'ici. Presque une heure durant, nous naviguons parmi la verdure du Parc naturel régional de la plaine de la Scarpe et de l'Escaut: pas la moindre maison entre les arbres qui s'inclinent pour embrasser l'eau.
A Mortagne-du-Nord, nous arrivons à la frontière, seulement matérialisée par un drapeau français et un drapeau belge sur le pont. Nous laissons la Scarpe à notre gauche et avant même de nous en aviser, nous sommes dans la commune belge de Bléharies. J'ai beau écarquiller les yeux, impossible d'entrevoir, rive gauche, le menhir de Brunehaut, le plus grand de Belgique, témoin muet d'un monde disparu. Selon la légende, les bâtisseurs de la cathédrale de Tournai voulurent s'en servir pour les fondations, mais la pierre revint de nuit à Brunehaut.
Passé Antoing, surgissent déjà les cinq tours sombres de la cathédrale de Tournai, qui, juste avant la ville, subissent encore un temps la concurrence de silos de béton. Le chemin de halage se mue en quai, monastères et maisons marchandes défilent devant nous: nous traversons enfin la première ville scaldéenne à respecter l'Escaut. Le fleuve coule au beau milieu de la ville, camisolé de quais au xviie siècle. D'où une navigation à sens unique. Une vieille dame gesticule un salut enthousiaste depuis son appartement. Est-ce à cause du drapeau français sur notre gaillard d'arrière? Sous la rubrique traité d'Utrecht (1713) on peut lire dans les livres d'histoire français que Louis XIV ‘abandonnait à regret Furnes, Ypres, Menin et surtout Tournai, cette si vieille ville française’. Le vaisseau de la cathédrale glisse à main gauche. Un pont se soulève pour nous et le plus beau pont de l'Escaut jusqu'à maintenant, le pont des Trous, vient couronner ce passage. Cette porte d'eau, rare exemple de ce type conservé en Occident, fit un jour partie des fortifications médiévales. Il suffisait d'abaisser des grilles de fer pour barrer l'Escaut. Dynamitée au cours de la seconde guerre mondiale, elle a été reconstruite, mais avec des arcades beaucoup plus élevées pour laisser passage à des péniches toujours plus grandes.
Nous amarrons juste avant le pont et visitons la cathédrale, unique par sa nef et son transept romans (xiie siècle), coupé du choeur gothique (xiiie siècle) par un jubé Renaissance (xvie siècle). L'église se remet péniblement de la tornade qui se déchaîna sur elle en 1999. Il y faudra encore des années de travail.
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L'Escaut entre Audenarde et Gand (Photo M. Rodrigues).
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Frontières
(Tournai-Audenarde)
Le matin suivant, le soleil caresse de rayons roses les tours de la cathédrale quand nous passons sous le pont des Trous et butons aussitôt sur l'horrible pont Delwart. Le Mont de la Trinité ne tarde pas à surgir à droite avec la silhouette de l'église du Mont Saint-Aubert qui nous suivra longtemps. L'Escaut serpente majestueusement entre des rangées de hauts peupliers. Une péniche, la Farniente, dûment poussée par le Murmure des flots de Douai, rivé à sa poupe, nous croise: ils remportent provisoirement le prix du nom le plus beau. Aujourd'hui, nous voguerons à travers trois provinces et franchirons du même coup la frontière linguistique.
A partir du canal d'Espierres, la rive gauche appartient à la Flandre-Occidentale. Le canal a été creusé en 1839 pour pourvoir de charbon hennuyer l'industrie de Roubaix et Tourcoing. Mais quand on découvrit de la houille dans le nord de la France même, le canal perdit en importance. La rive droite reste hennuyère, et donc francophone, jusqu'à Escanaffles. Sur le pont de Pottes, je vois surgir le premier Lion de Flandre sur le panneau qui annonce en deux langues Espierres-Helchin / Spiere-Helkijn. Depuis la fixation de la frontière linguistique en 1963, la commune de Spiere-Helkijn, née de la fusion des deux localités dont elle porte les noms, appartient à la néerlandophonie, mais les francophones y bénéficient de facilités.
A Bossuit, le canal qui relie l'Escaut à la Lys, se jette dans l'Escaut. La rive droite y devient hennuyère pour un petit kilomètre. C'est que la frontière linguistique suit ici les capricieux méandres, disparus depuis, de l'Escaut proprement dit. A gauche, Avelgem (Flandre-Occidentale), à droite, Kluisbergen (Flandre-Orientale). La frontière linguistique serpente par le Mont de l'Enclus qui se dresse à notre droite.
Avelgem montre aujourd'hui sur la rive de l'Escaut le visage opulent mais disgracieux d'une zone industrielle. Nous passons sous le pont de Ruien. Rien ne rappelle plus le pont de fer de 1904, qui apporta ici le progrès et sema la zizanie dans une communauté rurale. L'écrivain flamand Stijn Streuvels y consacra un roman, De teleurgang van de Waterhoek (Le déclin du Coin de l'eau). Il est impossible d'arrêter le progrès, c'est ce que prouve la centrale électrique qui domine un peu plus loin la vallée et voile d'un épais nuage le Kwaremont, colline légendaire du Tour de Flandre.
Après un court arrêt dans le petit port de plaisance de Kerkhove, un ancien bras de l'Escaut, naturellement, le dernier tronçon vers Audenarde vaut à nouveau la peine. Rives couvertes de végétation, ample fleuve. En avant de la ville, sur la rive droite, l'église Notre-Dame de Pamele monte la garde, exemple intact de gothique scaldéen du xiiie siècle, en pierre de Tournai naturellement. Et l'on retrouve ici la tension entre les sphères d'influence française et allemande: les seigneurs de Pamele furent puissants bien avant qu'il ne soit question d'Audenarde. A partir du xie siècle, les comtes de Flandre favorisèrent Audenarde sur le rive gauche. Les patriciens de la ville n'ont toujours pas oublié qu'ils jouirent un jour du même statut que les Gantois. Le drap puis la tapisserie enrichirent la ville. Une bâtarde de
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Charles Quint, née de l'Audenardoise Johanna van der Gheenst, deviendra, sous le nom de Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas, dans la période difficile qui va de 1559 à 1567. Sa modération sera inopérante, et Marguerite sera écartée par le répressif duc d'Albe. Son fils, Alexandre Farnèse, prendra Anvers en 1585 et gardera les Pays-Bas méridionaux à la couronne espagnole. Marguerite se retirera en Italie. Audenarde n'a pas oublié son illustre fille, mais, tout cela, on ne peut pas le voir depuis un bateau qui entre dans la ville en une fin d'après-midi d'octobre.
La traversée d'Audenarde n'a pas l'allure de celle de Tournai, du fait de la rectification de l'Escaut. Dans la ville, on a comblé bien des plans d'eau. Mais l'hôtel de ville raffiné, de style gothique brabançon, qui, pour avoir bien regardé ceux de Louvain et de Bruxelles, ne s'est pas pour autant renié lui-même, nous sauve la soirée.
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Un dragon qui fait le tour de sa prison
(Audenarde-Gand)
Aux premières lueurs de l'aube, nous quittons Audenarde. A huit heures, nous affrontons déjà les remous de l'écluse, l'avant-dernière avant Gand. Juste après la ville, au pont de chemin de fer, nous longeons le site d'Ename. Mais même depuis le rouf, je ne vois rien des fondations exhumées de l'abbaye, pas plus que de celles du massif château élevé ici vers 975 par l'empereur germanique Otton II. Trois forteresses sur la rive droite de l'Escaut, à Valenciennes, à Ename et à Anvers, devaient en effet défendre le Saint Empire romain germanique contre les comtes de Flandre, vassaux de la couronne de France.
Nous glissons sur le large fleuve qui serpente lentement entre deux haies de hauts peupliers, seulement dépassés par des péniches qui foncent en avant, éperonnées par des objectifs commerciaux, des plannings à respecter, chargées d'autos sur le gaillard d'avant. Elles s'appellent aujourd'hui Carmen et Interballast. Elles voguent si vite, et nous si lentement - à cause d'un moteur qui chauffe -, que nous sommes le plus souvent seuls avec les hérons statufiés sur la rive - guettant, gardant l'Escaut - qui s'enlèvent soudain, fendant l'air, cou replié, pour revenir d'une ample spirale. Et il y a derechef les inévitables canards, les corbeaux croassants, et, filant sur le chemin de halage, les cyclistes emmitouflés. Dans ce corridor vert qui n'écoute que lui-même, on a peine à se croire au coeur d'une Flandre surpeuplée. Passé Gavere, surgissent les premières mouettes. Nous ne sommes plus très loin de Gand. Nous laissons à main droite l'ancien Escaut qui s'infléchit ici vers l'est pour se jeter un peu plus loin dans le canal de Ceinture. Cet Escaut fermé à la navigation a ici une évidente fonction: ouvert aux variations intertidales, ce bras doit empêcher le flux remontant d'Anvers de gagner le centre de Gand. A partir de Gand, le Haut-Escaut devient en effet Bas-Escaut ou Escaut maritime: à ce titre, il est soumis aux marées. A la fin du xixe siècle, certains quartiers étaient régulièrement submergés. Le canal de Ceinture, dans lequel se perdent maintenant l'Escaut et la Lys, et les écluses ont eu raison de ces caprices.
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Tout avait commencé par un pari. Où coule l'Escaut à Gand? Et où se trouve le confluent de la Lys et de l'Escaut, si clairement représenté sur toutes les cartes, des atlas scolaires aux quotidiennes cartes météorologiques de la télévision?
Après le tronçon d'ancien Escaut, c'est maintenant que tout se joue. Avec le château de Zwijnaarde sur la rive gauche, finie l'idylle: le complexe chimique Fabelta surgit soudain. Nous passons sous l'autoroute Bruxelles-Ostende et franchissons le canal de Ceinture pour nous engouffrer dans une écluse ouverte. Juste avant l'écluse nous passons sous le Nieuwescheldebrug (pont du nouvel Escaut). Un graffiti y proclame laconiquement: ‘Vive la
Le château de Gérard le Diable à Gand au xixe siècle, ‘Stadsarchief’, Gand.
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nature’. Je regarde donc derrière moi et je vois une furieuse autoroute coincée entre le béton, les usines et les vaches qui paissent dans une prairie qui subsiste, imperturbable, au milieu de ce chaos. De quand date ce nouvel Escaut? Tenons-nous-en au seul Escaut qui reste et qui se fraye ici un chemin vers la ville. La coupole de l'église Saint-Pierre et les tours de l'abbaye, la tour de la bibliothèque universitaire et un peu plus tard la cathédrale nous montrent le chemin. Suivent plus d'autoroutes encore et de transversales ferroviaires. Devant nous glisse un immense complexe de salles de cinéma à tapis rouge, puis l'abbaye Saint-Pierre. Nous voguons le long de la majestueuse façade arrière du Vooruit (En avant), actuel temple de la culture et ancien palais des travailleurs, et nous nous engouffrons dans un bassin où l'Escaut disparaît sous un mur. Contraint et forcé, je quitte le bateau pour gagner le Reep (Lisière) par-dessus la voûte d'un tronçon d'Escaut souterrain. Nous sommes au coeur de la ville, derrière la cathédrale. On a sauvegardé ici un fragment d'Escaut: un bassin carré, flanqué à droite par le château de Gérard le Diable, forteresse urbaine du xiiie siècle, en calcaire de Tournai endeuillé de moisissures. Gérard Vilain (nomen est omen - nom vaut présage) était un chevalier à l'aspect sauvage qui dut son surnom à la noirceur de sa peau et de ses cheveux, mais qui manifestait en réalité une grande piété. L'édifice fut prison, monastère, école, asile d'aliénés, arsenal et caserne de pompiers. Il abrite maintenant les archives nationales, et doit archiver tous les
souvenirs de cette ville, de ses rivières et de ses canaux. Je le sens bien, c'est ici que mon plan avorte. Plus loin, le Reep est comblé, et, cinq cents mètres plus loin, coule la Lys qui se jetait dans l'Escaut à cet endroit. Mais aujourd'hui, c'est exactement le contraire: la Lys éclipse allègrement un Escaut châtré. Cela aussi, c'est manifestement une convention: quelle est la rivière qui se jette dans l'autre?
Mais je reste fidèle au château du Diable et à l'Escaut. Ici, au printemps 2000 batifolait sur l'eau un dragon couleur de cuivre. Le fier dragon du Beffroi enfin dompté? Non, il s'agissait d'une oeuvre d'art descendue dans le bassin au cours de l'exposition d'art-dans-la-ville Over the Edges. L'oeuvre s'appelait Amphibie, mais c'était l'Escaut en personne, qui ballottait ici, rendu inoffensif. Il avait obtenu la liberté de faire le tour de sa prison.
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Les marées lentes et violentes
(Gand-Anvers)
A partir de Gand, l'Escaut ne cesse de gagner en largeur. Il coule en amples méandres à travers un territoire qu'il domine de plus en plus. Lui-même ne se laisse plus canaliser. Ses rives deviennent fangeuses, plus boisées. A marée basse, apparaissent de-ci de-là slikkes et schorres. L'influence des marées et des courants augmente. Le fleuve ne tolère plus d'écluses, mais se voit doter de bacs; les ponts se font rares et finissent par laisser place à des tunnels. Mais nous n'en sommes pas encore là, car me voici ce matin à l'écluse de Merelbeke, sur le canal de Ceinture de Gand, où l'Eddy est amarré, une grosse péniche qui transportera à Anvers des sacs de farine provenant de Deinze - et ma modeste personne.
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L'embarcadère inondé du bac de Schellebelle (Photo E. Kwik).
Le bac de Weert (Photo F. Tas).
La tombe d'Émile Verhaeren à Sint-Amands.
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A Melle, le canal de Ceinture se jette dans l'Escaut, qui vient de la ville, mais la première surprise de cette journée se situe rive droite entre Kwatrecht et Wetteren: un gigantesque bimoteur (‘République populaire du ...’) miraculeusement atterri ici pour ne jamais plus repartir. A Wetteren, une église étroite aux jambes d'échalas montre l'arrière-train à la rivière. Le bac de Schellebelle (Tintante sonnette), le premier du fleuve, fait honneur à son nom: de part et d'autre on trouve des ‘sonnettes’ qu'il faut faire ‘tinter’ pour arracher le passeur au café. Deux cafés d'un côté, une église avec un cimetière plein de chrysanthèmes de l'autre: la Flandre en réduction. Le fleuve serpente davantage, le voilà doté pour la première fois d'un lit d'inondation. ‘Maintenant, nous n'allons plus croiser de bateaux’ prédit mon nouveau marinier. ‘Ils ont quitté Anvers ce matin avec le flux’. Et il aura raison. A Zele, je vois le premier camping au bord du fleuve depuis la caravane solitaire, montée sur bidons, du Bassin Rond. Un peu plus loin, juchée sur la digue, une charmante petite villa. Dans la véranda trône un fauteuil; c'est une loge de théâtre qui ouvre sur le spectacle de l'Escaut: une pièce qui suit paisiblement son cours et n'a nul besoin d'intrigue ingénieuse ni d'événements renversants mais plutôt de courants sous-jacents et de rythmes répétitifs.
A droite surgissent les tours de Termonde (Dendermonde ou Bouche de la Dendre), ville qui ne fait plus honneur à son nom: l'ancienne Dendre, qui apparaît encore dans la cité, ne peut plus se jeter dans l'Escaut: un canal à écluse le fait à sa place. Seuls quelques pieux de la rive montrent encore la place du confluent.
Après Termonde, à mi-chemin entre Gand et Anvers, le cours d'eau devient définitivement fleuve. Les bittes d'amarrage gagnent en hauteur, la distance entre la rive et la digue s'accroît. Dans l'ample courbe en S de Kockham, entre Moerzeke et Baasrode, - que je proclame carrément la plus idyllique depuis la source - le bateau est seul entre l'eau, les schorres et le bois: un saule pleureur incline élégamment son voile jaune devant l'Escaut souverain. A Baasrode, apparaissent les premiers chantiers navals - abandonnés. Ce ne seront pas les derniers. Une vieille femme attend avec son vélo l'arrivée du bac. A Sint-Amands, il y a d'abord un passeur en métal qui nous salue de la rive, puis son créateur en personne, un Émile Verhaeren de bronze, lequel remet ça un peu plus loin à partir de sa tombe de marbre noir au large socle de pierre: on dirait un conteneur sur un bateau compact, prêt à être mis à l'eau.
A Temse, le grand chantier naval est démantelé. Toutes les machines et les grues, à une près, ont été vendues à des pays qui ne construisent pas mieux les bateaux, mais à meilleur prix. Le pont métallique - le dernier à franchir l'Escaut - ne s'ouvrira plus jamais pour permettre à un géant des mers de gagner Anvers. A Rupelmonde, une tour rappelle encore la forteresse des comtes de Flandre, un des plus anciens bastions à la frontière orientale du comté. Le toit du dernier moulin à marée des bords de l'Escaut défile devant nous, mais un monumental vaisseau de guerre rouillant à quai lui vole la vedette.
Une massive centrale thermique qui lance depuis l'autre rive ses lignes à haute tension par-dessus le fleuve, monte la garde à l'embouchure du Rupel, flanqué ici d'une écluse maritime. La centrale annonce une rive droite envahie par les constructions industrielles, qui nous accompagnera jusqu'à Anvers. Seule l'abbaye Saint-Bernard de Hemiksem, restaurée, tente
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encore de survivre entre les usines. Des moines de l'abbaye de Vremde, fondée par Bernard de Clairvaux, la construisirent au XIIIe siècle. Je lui apporte les salutations de Vaucelles.
A Hoboken, je croise la Métallurgie, une des usines les plus polluantes de Flandre. Ici on tire de l'or du plomb, fait remarquer mon marinier. Au sens propre et au sens figuré. Le chantier naval Cockerill Yards ne construit plus de bateaux mais des grues à conteneurs pour le port d'Anvers que l'on sent tout proche. Derrière le premier navire de haute mer rencontré au cours de ce voyage, le Dutch Faith, s'élance dans la brumeuse lumière de midi la svelte tour de la cathédrale Notre-Dame. D'ici, je vois pour la première fois qu'une tour unique produit un meilleur effet que les deux projetées. La rade d'Anvers se déroule lentement: des voitures s'engouffrent dans le ventre d'un immense transport d'autos; l'Amerigo Vespucci amarré à ses côtés mérite bien son nom; sur le quai, les maisons et les appartements qui défilent trahissent une ville riche et fringante, peuplée de ‘sinjoren’ sûrs d'eux-mêmes et qui ne s'en laissent conter par personne.
Anvers remporte comme prévu le prix de la ville la plus impressionnante du fleuve.
Et pourtant la ville bat en retraite devant l'Escaut. Il était trop puissant ici, trop capricieux, il fallait le tenir à distance, derrière les murs des quais et du barrage antimarée. Au xixe siècle, on a rectifié ici le cours de l'Escaut et banalisé sa berge. Dans la ville aussi, on a repoussé l'eau. Les Zuiderdokken (Darses sud) ont été comblées. Le port véritable est exilé au nord de la ville. Cependant, la dentelle de pierre de la cathédrale glisse devant nous, ainsi que le Steen, toujours dressé à la place où l'empereur allemand Otton II construisit en 980 son château contre la France. L'autre rive de l'Escaut s'appelle ici Vlaams Hoofd (Tête de Flandre).
Après six heures de navigation, je prends congé de la péniche Eddy et j'escalade une échelle branlante au flanc d'un quai désert du vieux port, au-delà de l'imposant édifice du Pilotage. A Anvers, le fleuve changera encore une fois d'identité. Pour la dernière fois.
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L'eau et le ciel
(Anvers-Flessingue)
De la fenêtre du Pilotage anversois, je contemple un Escaut au cours rapide. Ici, c'est l'Eilandje (La petite île). Derrière moi, le quartier des marins avec les filles de joie. Des plaques réunissent ici dans une même commémoration des pilotes d'Anvers et de Flessingue, ‘morts pour la patrie’ au cours des deux guerres mondiales. J'attends un pilote et un navire qui veuillent bien m'emmener à Flessingue. Ce sera le Geo Milev, un porte-conteneurs bulgare de 23 mètres sur 128, qui attend dans l'écluse de Berendrecht, au nord de la ville, à la frontière des Pays-Bas. Une auto nous y emmène, le long d'un Escaut qui vire majestueusement au nord. Nous roulons une demi-heure à travers un port mondial, le long d'usines, de raffineries, de darses et d'écluses, de grues qui pendent comme de gigantesques araignées au-dessus du fleuve et manient les conteneurs comme des boîtes d'allumettes. Sur l'autre rive du
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Travaux de terrassement pour ‘Dok 3’ à Oosterweel (port d'Anvers). Au premier plan, des pièces d'un ancien bateau en bois, début xxe siècle (Photo ‘Koninklijk Instituut voor het Kunstpatrimonium’, Bruxelles).
fleuve s'élèvent les immenses tours de la centrale nucléaire de Doel, cols de bouteille massifs et bien formés, miracle de poterie en ce jour éclatant. Leur profil m'accompagnera jusqu'à Flessingue. Devant la centrale, je vois le clocher et le moulin de Doel, village de polder encerclé et menacé, devenu le symbole de la lutte entre port et village, entre qualité de la vie et économie. D'ores et déjà, on en connaît l'issue, mais cela n'enlève rien à l'opiniâtreté de la résistance. J'y fus ce matin tôt pour voir ce qu'il y à de vrai dans les sombres nouvelles que journaux et ouvrages déversent sur nous à son sujet. S'y rendre, c'est déjà toute une aventure. Le fort de Liefkenshoek, construit par Marnix de Sint-Aldegonde, bourgmestre d'Anvers, quelques années avant la chute de la ville en 1585, remanié par Napoléon pour contrôler l'Escaut, est devenu une oasis de paix sur la rive gauche - le pays de Waas, la Flandre-Orientale - où le port a depuis longtemps projeté ses tentacules. Je butai sur l'immense Deurganckdok, un bassin de marée où les navires pourront entrer et sortir sans écluses, car le temps c'est de l'argent. Des toupies à béton faisaient la navette. Entrée interdite aux personnes étrangères au service. Faire le détour par le Doeldok, plus à l'intérieur des terres, dont les levées,
recrachées par la suceuse, mettent en garde ‘Attention! Sables mouvants!’. Doel m'accueillit avec un autre panneau, mais, dans le village, des maisons sont désertes. D'autres portent des drapeaux noirs ou, à nouveau, d'autres écriteaux: ‘Doel doit rester!’, ‘Doel va rester!’, ‘Pas de déportation!’. Dans l'église un panneau militant proclame: ‘L'église n'est pas un musée’. C'était donc Doel, un village en damier blotti derrière la haute digue de l'Escaut, coincé entre le fleuve, la centrale nucléaire et les envahissantes darses, toujours vivant sous le grommellement menaçant du port et des usines. On peut voir passer ici des géants des mers comme s'ils voguent droit sur le village. J'ai vu la maison communale
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où siège un ‘médiateur social’ qui accompagne un village dans la mort. Ceux qui restent vitupèrent amèrement ceux qui partent. Il y a belle lurette que les prix des propriétés se sont effondrés. Chez le marchand de journaux, on me regarda avec méfiance: ‘Chacun vient ici mettre son grain de sel. Je ne viens pas me mêler de votre ville, moi!’ Doel se replie sur lui-même. Les sables mouvants gagnent du terrain.
Le Geo Milev attend dans l'écluse de Berendrecht. Sur le pont, un capitaine recru de lassitude en jean et chemise ouverte. La nuit a été longue. Arrivée hier soir, déchargement de la moitié de la cargaison troquée contre un fret équivalent. Sur le pont s'entassent les conteneurs. Le capitaine veut appareiller de suite, car il doit être ce soir au Havre. L'équipage n'a pas eu le temps de voir les filles de joie. Les portes de l'écluse s'ouvrent et le pilote
L'église de Wilmarsdonk (port d'Anvers) ©2001 - Guido Coolens/SOFAM - Belgique.
commence son jeu de langage plein de chiffres et d'ordres mystérieux, rituellement répétés par l'homme de barre. La langue véhiculaire est l'anglais. Le drapeau belge loin à l'avant est remplacé par les couleurs néerlandaises: ‘out of courtesy’ (démonstration de courtoisie) pour le pays traversé, dit l'homme de barre. Dans la courbe de Bath, le navire vire tout seul à gauche avec le courant. Pas besoin de pousser les moteurs. Ici, jusqu'aux environs de 1500, l'Escaut filait encore plein nord pour gagner la mer à l'ouest de Bergen-op-Zoom. C'est alors seulement que la mer s'engouffra entre Flessingue et Breskens et que la Honte devint l'Escaut occidental, sur lequel nous voguons maintenant, tandis que l'Escaut primitif devenait l'Escaut oriental, dompté ces dernières années par des ponts et le Barrage antitempêtes. L'Escaut occidental n'est toujours pas dompté.
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Sur la rive droite défile une colonne de moulins à vent, une rangée d'éoliennes en formation, au sommet d'immenses mâts. Sur la rive gauche apparaît le plus grand territoire de slikkes et de schorres d'Europe, la terre inondée de Saeftinge. Les comtes de Flandre y avaient leur château, mais tout - village et château - y sombra pour la première fois au cours du grand raz de marée de 1570, pérennisé quelques années plus tard par les Anversois qui percèrent les digues pour maintenir les Espagnols hors de leur ville. Ce fut en vain, mais le territoire resta aux mains du fleuve. En 1831, après la Révolution belge, il devint définitivement propriété des Pays-Bas, ce qui l'a sans doute sauvé de l'expansion du port d'Anvers.
Derrière les digues se cachent de riches polders. Les digues les ont gagnés sur les schorres et les slikkes. Mais en Flandre zélandaise l'appel à la dépoldérisation se fait de plus en plus fort: on y parle de percer les digues pour ‘rendre de la terre à la nature’. Les fermiers du pays de Waas flamand, attaqués de front par les bonzes portuaires, se sentent également menacés maintenant par les jeunes Verts néerlandais. Le béton d'un côté, le marais de l'autre: ils sont pris en tenaille entre l'économie et l'écologie. Allez un peu expliquer à un fermier que la terre la plus fertile d'Europe doit retourner à l'état de schorres et de slikkes!
Tandis que défilent à gauche Terneuzen, l'accès à la mer de Gand, et Dow Chemical, et qu'au milieu du fleuve les suceuses continuent à cracher leur sable sur une plate-forme, le capitaine nous parle de Varna sur les rives de la mer Noire, le port d'attache de ce navire qui fait deux fois en deux mois un périple qui le mène à Hambourg, Felixtown, Naples, Héraklion et Alexandrie. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il y a dans les conteneurs; on me dit par contre que la cargaison peut être très diverse: cela peut aller de ferraille jusqu'à des Porsche, chargées à Hambourg à destination de Beyrouth. Suit un exposé sur le chargement des conteneurs: il faut combiner précautionneusement poids et contrepoids. Et le stress croissant d'un capitaine. On ne dépasse pas la soixantaine dans ce métier. Qui était Geo Milev? Un poète communiste bulgare, fusillé en 1923 par les fascistes. Le capitaine repousse les cartes et montre fièrement une silhouette gravée dans le métal brillant: un poète maudit à la longue mèche de cheveux rabattue devant un oeil droit de verre. Depuis, le navire qui porte son nom a pris de la vitesse sur le bras de mer. A droite apparaît Flessingue et à gauche Breskens. Devant nous, la mer la plus fréquentée du globe, tout près de deux ports mondiaux. On stoppe les moteurs car, dans l'embouchure, un tanker barre la passe. On se téléphone poliment pour discuter de la priorité. Le pilote de rivière reste sur la passerelle jusqu'au moment où le pilote de haute mer le remplace. Il va mener le Geo Milev pendant quelque trente miles à travers le Wandelaar (Le promeneur), la passe qui vire au sud, puis un hélicoptère viendra
le cueillir à bord. Quant à nous, nous sommes recueillis par le Pieter de Coninck, un remorqueur bas sur l'eau qui débarque d'abord le pilote à bord d'un navire en attente qu'il doit ramener à Anvers. Avec d'autres pilotes embarqués, on m'amène à Flessingue et on me dépose près de la statue de Michiel Adriaenszoon de Ruyter (1607-1676). Le héros de Chatham est né ici; il s'embarqua à onze ans comme mousse pour mourir en amiral légendaire près de Syracuse. C'est au pied de la statue à inscription latine, flanquée de
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deux canons de De Ruyter, repêchés dans la mer près de Messine, qu'échoue cette équipée qui commença à Gouy par une inscription latine et me mena à travers le nobile Belgium, les ‘nobles Pays-Bas historiques’, le long de villes arrosées (alluis), enrichies (ditas) et embrassées (lambens) par le fleuve; sur des bateaux sans cesse plus grands, comme le fleuve lui-même. Ce n'est qu'ici qu'on s'avise de la futilité de la question de savoir où finit le fleuve et où commence la mer. Gravius Thetidem intras proclamait, sûre d'elle, l'inscription de Gouy: l'Escaut pénètre-t-il ici solennellement la déesse de la mer? On ne trouve ici que l'immensité de l'eau et du ciel. Du gris et du bleu. Et entre les deux, des vaisseaux de guerre, des tankers, des transports de voitures, des porte-conteneurs, des dragueuses, des remorqueurs et des bacs. La nymphe qui se cache dans la source ne sait pas ce qu'elle rate.
Luc Devoldere
Rédacteur en chef adjoint.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.
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J'ai plaisir à remercier Manuel Rodrigues de Oliveira qui me transporta de Vaucelles à Gand à bord du Messager, propriété du C.C.C.S. (Cambrai); Stephane Helsmoortel et Jean-Pierre Deuwel, affréteurs chez Lalemant s.a. (Gand); Eddy et Viviane Kwik (Merksem) qui m'emmenèrent de Gand à Anvers à bord de l'Eddy; le Pilotage flamand (Anvers), le pilote Koenraad Timmermans et le capitaine et l'équipage du Geo Milev, qui m'amenèrent d'Anvers à Flessingue.
Photo ©2001 - Guido Coolens/SOFAM - Belgique. |
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