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Vivre sa foi aux Pays-Bas
Aux Pays-Bas, parler religion c'est parler caractère national, car voilà belle lurette que les deux se confondent. Beaucoup d'expressions courantes trahissent l'influence de la religion sur la vie quotidienne. Ainsi ‘Nous sommes tous des calvinistes’. Cette expression souligne que la rigueur normative séculaire du protestantisme a imprégné le peuple entier, même les catholiques, et a déterminé le caractère collectif. La langue elle-même a été profondément marquée par la parution de la traduction en langue vulgaire de la Bible, approuvée en 1637 par les États Généraux, les autorités nationales de l'époque. C'était un chef-d'oeuvre de virtuosité linguistique purement protestant, les catholiques étant opprimés. Et pourtant son influence fut fondamentale sur eux aussi. Il a fallu attendre 350 ans, jusqu'à nos jours donc, pour qu'on charge des spécialistes de la Bible et des linguistes de réaliser une traduction actuelle de la Bible, susceptible d'être utilisée par toutes les Églises, y compris l'Église catholique romaine. L'ensemble doit être terminé en 2004. Fin 1998, à titre de ballon d'essai, on a publié des extraits de cinq livres pris au hasard. Cette édition probatoire fut épuisée en une semaine, et déchaîna immédiatement des discussions acharnées sur le choix des mots et des expressions: c'est dire combien, même sécularisés, les Pays-Bas, se sentent toujours directement concernés.
Si, dans beaucoup d'autres pays, cette Bible unique va de soi, pour les Pays-Bas elle constitue une nouveauté de tout premier ordre. Et, en dépit de la collaboration fraternelle, le projet révèle aussi la division persistante. Membres de la commission d'orientation, superviseurs, direction du projet, équipes de traduction et de coordination, ce gigantesque appareil rassemble des représentants de 22 communautés de foi, excusez du peu, dont trois de Flandre - car la nouvelle traduction de la Bible vaudra pour toute la néerlandophonie - et trois associations ecclésiales juives. La présence de ces dernières montre l'ampleur de l'oecuménisme, ce dont chacun se réjouit.
Les 16 autres Églises composent le large éventail que constituent les Pays-Bas chrétiens. On y trouve l'Église catholique romaine, tout comme les importantes Églises réformée (Hervormd - voir ci-après) et réformée de plus stricte obédience (Gereformeerd - voir ci-après) et les nombreuses dissidences mineures de ces deux dernières. Mais tout cela ne rend pas encore toute la bigarrure des Églises néerlandaises. L'annuaire Gelovig Aktief (Croyant actif) s'ouvre sur une liste de 83 Églises majoritairement chrétiennes. S'y ajoutent quelques confessions étrangères
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comme l'Église chinoise, la Scottish Church et trois Églises de chrétiens d'expression indonésienne, car cette ancienne colonie hérita elle aussi de la propension métropolitaine aux scissions. D'une vénérable ancienneté, l'Église wallonne tire son origine des huguenots français, ces protestants qui aux xvie et xviie siècles émigrèrent aux Pays-Bas - avant leur partition donc - surtout suite à la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685 qui leur retirait la liberté de culte. Du reste, les protestants des Pays-Bas du Nord leur avaient accordé dès 1578 le droit de s'organiser indépendamment et d'user de la langue française pour le culte. L'adjectif wallonne n'est pas tout à fait exact; les huguenots français en fuite avaient certes commencé par se fixer en Wallonie, mais ils ne tardèrent pas à gagner le Nord.
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Églises d'immigrés
Les autres communautés religieuses témoignent plus encore de la division chrétienne (qui à ce titre ne l'est pas). Bien que comptant 83 Églises, la liste ne mentionne pas même les Églises et communautés d'immigrés, difficiles à inventorier, comme celles du Surinam, des Antilles, du Ghana et d'autres nations sur lesquelles les Pays-Bas exercent une attraction manifeste. Leurs liens avec des Églises néerlandaises plus anciennes et apparentées sont réduits à fort peu de chose. On trouve à Rotterdam une vaste paroisse de catholiques du Cap-Vert, forte d'au moins 10 000 membres, mais qui n'a guère de contacts avec l'évêché du lieu. L'Église wallonne de Maastricht fait exception à la règle: au cours de la dernière moitié de ce siècle, elle a subi comme les autres communautés un sévère recul, mais l'arrivée massive de réfugiés des colonies françaises d'Afrique lui insuffla une nouvelle vitalité. Même sa liturgie présente une très nette allure africaine. Des communautés juives, islamites, hindouistes et autres ajoutent encore au manteau d'Arlequin confessionnel.
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Divisions catholiques
Entre toutes, c'est toujours l'Église catholique romaine qui est la plus grande, même maintenant que le nombre de ses membres diminue, qu'elle ne croît plus guère et qu'une majorité de fidèles rejette énergiquement le qualificatif romain. Pour expliquer ce recul, on invoque une multiplicité de raisons qui vont de la sécularisation et de la prospérité croissante à l'influence de la télévision et à l'abandon de règles strictes après le Concile du Vatican dans les années 60. Même si ces raisons sont partiellement exactes, elles ne suffisent pas à expliquer cette croissante désaffection. Aucun de ces éléments ne peut en effet occulter qu'au sein de cette fraction du peuple, un jour si fière et si soudée par l'oppression et la lutte pour l'émancipation, une division babélique s'est installée si bien que des gens se lancent mutuellement l'anathème sans le moindre souci de charité. Après les printanières années 60, où les catholiques néerlandais sous la direction du toujours vénéré cardinal Alfrink (1900-1987) jouèrent les pionniers, vint une période noire. Sur chaque siège épiscopal vacant, on installa un conservateur si bien que non seulement les fidèles mais aussi bon nombre de prêtres se mirent à ignorer l'autorité épiscopale pour suivre leur propre voie, en bonnes
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Bartholomeus van der Helst, portrait des régents de l'orphelinat wallon, 1637. Tous ont des noms français.
relations ou non avec les anciens rivaux des Églises protestantes chez qui ils découvraient soudain toute une série de points de convergence. On atteignit le creux de la vague en 1985, lors de la visite du pape Jean-Paul II aux Pays-Bas, toute possibilité d'exprimer la moindre opinion contraire ayant été par avance étouffée. Il s'en suivit une grande manifestation de protestation à La Haye; les participants s'unirent durablement dans ce qu'on appela ensuite le Acht Mei-Beweging (Mouvement du huit mai). En face se constitua Contact Rooms-Katholieken, qui adhère inconditionnellement à l'autorité du pape. Les deux groupements organisent tous les ans une manifestation. A celle du Acht Mei-Beweging, ou les évêques brillent par leur absence ou ils admonestent les participants; par contre, ils triomphent au sein du conservateur Contact Rooms-Katholieken. Pourtant les membres des deux groupes se déclarent résolument catholiques véritables et ne songent pas un instant à quitter leur Église.
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Ce qui prouve qu'il n'est pas question pour eux de triomphalisme mais bien plutôt d'amertume. La division a pris une telle ampleur que le pape lui-même a chargé les évêques d'améliorer le dialogue. Même après la nomination de quelques évêques moins conservateurs, la discussion reste des plus difficiles. Des points comme l'abolition du célibat ou l'accession de la femme à la prêtrise, prônés par l'aile progressiste, se révèlent totalement impossibles à aborder. On dirait que la direction de l'Église ne s'en soucie pas fondamentalement. La clientèle des deux groupements, si engagée qu'elle soit, est largement grisonnante. Aussi sa disparition naturelle prochaine est-elle une spéculation qu'on n'aborde pas en public mais qui n'en existe pas moins.
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Division protestante...
L'évolution interne aux deux grandes Églises protestantes contraste violemment avec celle des Églises catholiques. La Hervormde Kerk et la Gereformeerde Kerk, toutes deux d'origine protestante et inspirées de la doctrine de Calvin, ont été unies des siècles durant. Nous nous trouvons ici devant une division interne d'une telle subtilité qu'il est presque impossible de l'expliquer à des profanes: c'est presque aussi compliqué que l'organisation de la radio-télévision néerlandaise. Lors de la création en 1815 du Royaume des Pays-Bas, la grande Église protestante était en fait Église d'État. En effet, évoquer la lutte pour la liberté des xvie et xviie siècles contre l'Espagnol impliquait qu'on y fit référence. Les catholiques étaient opprimés, exclus des fonctions majeures. Mais une partie des protestants se mit à maugréer contre ce qui lui paraissait un abandon des vieux principes. Cela conduisit en 1834 à une lutte de tendances qui prit de l'ampleur. Un deuxième groupe dissident ayant cherché en 1886 le soutien des opposants de 1834, les Pays-Bas protestants se scindèrent en une Hervormde Kerk traditionnelle et une Gereformeerde Kerk, plus stricte sur la doctrine, plus attachée à la Bible, plus solidaire et également plus encline à faire des sacrifices pour sa propre Église. Des dissensions sur le rôle du serpent dans le récit de la création, le baptême et d'autres points encore ont, au fil du temps, conduit à une longue série de sécessions. Les Églises dites des bas noirs, constituées de personnes à
l'habit austère pour qui presque tout était péché, télévision comprise - surtout le dimanche -, barrent d'une diagonale étroite le pays tout entier, de l'ancienne île zélandaise de Tholen à la Veluwe, via Staphorst en Overijssel jusqu'à la Drenthe. Elles ont souvent défrayé la chronique, par exemple du fait de leur refus de laisser vacciner les enfants contre la poliomyélite.
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... Et unité protestante
Les Hervormden et les Gereformeerden ont aussi leurs ‘tourmentés’, mais la grande masse aspire maintenant au rétablissement de l'unité. Localement, elle existe d'ailleurs souvent déjà dans les faits, surtout dans les nouveaux quartiers où l'on utilise un lieu de culte commun. Les deux Églises ont adopté en 1986 le principe de la formation d'une seule grande Église. Leur recherche de l'unité a pris le nom de Samen-Op-Weg (En route ensemble). Au sein de
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Une assemblée plénière du ‘Acht Mei-Beweging’ (Mouvement du huit mai) (Photo Lambert van Gelder).
chaque Église, on peut parler d'un courant et d'un contre-courant, ce qui retarde un processus qui semble toutefois irréversible. L'abstention de quelques groupuscules qui vont adhérer à une autre Église ou fonder une nouvelle petite Église n'enlève rien à l'importance du phénomène. Il est du reste significatif que Samen-Op-Weg ait buté fin 1998 sur un désaccord quant au choix du nom de la future Église unifiée. Au début, on était tombé d'accord, à l'instar de la Belgique, sur la dénomination Verenigde Protestante Kerk van Nederland (Église protestante unie des Pays-Bas). Cela semblait acquis, quand des voix s'élevèrent au sein de la Hervormde Kerk pour exiger d'y retrouver la notion de réforme ( Hervormd). Mais les autres Églises ne veulent rien entendre.
A la fin des années 80, la Luthers Evangelische Kerk (Église évangélique luthérienne) s'est jointe aux Églises protestantes en quête d'unité. Au sein de Samen-op-Weg, cette Église ne présente pas grand-chose quant à son nombre, mais son apport, notammment théologique, est tout à fait singulier. Quoique plus ancienne Église protestante des Pays-Bas, l'Église luthérienne ne tarda pas à régresser devant l'essor du calvinisme. Ces dernières trente années, le recul du nombre de ses membres peut être qualifié de dramatique; ils ne sont même plus 20000 aujourd'hui, un tiers seulement de leur nombre des années 70. Pour expliquer ce recul, on évoque aussi bien la désaffection générale pour les Églises que le nombre croissant de mariages mixtes avec un membre d'une autre Église. Cela n'empêche pas les luthériens de posséder encore cinquante communautés propres, souvent à fonction régionale. Si les autres Églises, Église catholique romaine comprise, sont confrontées à un manque inquiétant de pasteurs, ce n'est pas le cas des luthériens. Ils peuvent, pratiquement sans limites, faire appel à des prédicateurs étrangers, surtout originaires d'Allemagne (de l'Est) et de Scandinavie, car à travers la terre entière, leur nombre est impressionnant, quelque soixante millions. Beaucoup de prédicateurshôtes sont des femmes. A Amsterdam-Sud-Est, un vaste quartier neuf où n'habitent pratiquement que des allochtones, une jeune communauté luthérienne prospère grâce à des
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membres originaires du Surinam et des anciennes colonies allemandes d'Afrique comme l'actuelle Namibie.
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Principes
Le tempérament néerlandais reste marqué par l'intensité du vécu religieux de jadis. Ce n'est pas pour rien qu'on rencontre une autre expression ‘nous voulons toujours être en même temps pasteurs et marchands’, ce qui signifie allier commerce et conversion au christianisme. Ce fut effectivement le cas des siècles durant et maintenant encore, en dépit de la sécularisation qui envahit la société, on peut trouver des traces de ce comportement. La souplesse n'a jamais été une qualité néerlandaise, car elle n'aurait pas fait bon ménage avec la fidélité à la Bible. On peut plutôt parler d'une certaine rigidité et de manque de flexibilité, de pudibonderie et surtout d'intransigeance sur les principes. Même maintenant que la place de la religion est devenue bien moins dominante et qu'on nous reproche précisément un certain relâchement des moeurs, le fait subsiste: l'énorme majorité s'en tient encore aux normes et aux valeurs qui se sont imposées à tous au fil des siècles: ce n'est pas sans fierté que les Néerlandais se posent en pays-guide.
A l'automne 1998, le roman Amsterdam de John Irving a obtenu en Grande-Bretagne le prestigieux Booker-Price. Ce n'est pas le premier ouvrage étranger à brosser un triste tableau de la capitale: prostitution, trafic de stupéfiants, criminalité sont généralement présentés comme étant le lot de tous les habitants. Irving y ajoute l'euthanasie, comme occupation néerlandaise typique: il campe un médecin qui se sent moins concerné par le patient que par la note de frais qu'il peut présenter. Hors des frontières néerlandaises, un tel ouvrage renforce les préjugés, à l'intérieur les critiques l'éreintent sans peine, parce que la masse sait bien qu'il n'a rien à voir avec la réalité. Car tandis qu'une minorité s'adonne au mal, les Néerlandais continuent leur quête du sens de l'existence, du mystère de la Transcendance. Beaucoup moins exclusivement à partir des dogmes ou du magistère qu'à partir de leur propre conviction, les gens trouvent qu'on peut agir autrement et, surtout, qu'on doit assumer sa part de responsabilité. Normes et valeurs guident toujours la conscience d'un très grand nombre de gens. De temps en temps, on s'en avise, ainsi dans les protestations publiques contre l'injustice et les menaces sur la paix. Ou après un acte de violence purement gratuite à Leeuwarden, où, en septembre 1997, des jeunes gens pris de boisson tuèrent à coups de pied un passant, Meindert Tjoelker, parce qu'il leur avait reproché leurs déprédations. Il est devenu un symbole national. Par ailleurs, en janvier 1999, plusieurs milliers de personnes sont descendus dans la rue par compassion pour deux filles tuées sans aucun motif.
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Situation paradoxale
Les Églises entrent de en plus énergiquement en action quand il s'agit de dénoncer les dysfonctionnements de la société. Leur engagement contre la pauvreté aux Pays-Bas ou leur lutte contre le primat mercantile n'empêchent pas qu'on a l'impression qu'il s'agit surtout
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pour la direction de ces Églises d'assurer leur propre permanence, de montrer la justesse de leurs propres idées. La situation a tout d'un paradoxe. Tandis que le rapprochement oecuménique progresse, certes dans les hautes instances du Conseil des Églises, mais très certainement aussi au niveau local, on peut parler d'une forte division interne. La pilarisation (ou compartimentage idéologique) a quasiment disparu, mais on voit apparaître maintenant ce qu'on appelle des strates transversales: des gens d'Églises différentes se reconnaissent mutuellement, sont d'accord entre elles et s'opposent à une autre strate qui ne veut pas entendre parler de leurs convictions.
Toutes ces chamailleries ont entraîné une croissante apathie qui conduit les jeunes à se désengager. La carte ecclésiastique des Pays-Bas révèle les changements. Comme la majorité se trouve hors Église, les Pays-Bas ne peuvent plus se qualifier de nation chrétienne. Du reste, le pays compte déjà 650 000 musulmans. Pour la première fois en près d'un siècle, le gouvernement ne comporte plus aucun parti chrétien (un certain nombre de ses membres par contre sont chrétiens). Et beaucoup de croyants, qui au nom de leur sens de la démocratie et de la responsabilité propre se méfient de responsables qui se disputent, cherchent leur salut dans une façon propre de vivre leur foi, à l'intérieur ou à l'extérieur de leur Église propre, personnellement ou non. Des mouvements de nature sectaire, comme les Témoins de Jéhovah, Hare Krishna et Bhagwan attirent des gens, même si l'on peut parfois attribuer leur magnétisme à la mode. Parallèlement, on trouve ce qu'il est convenu d'appeler la paraculture - réincarnation, raya-yoga, méditation Zen, Promesse Célestine, chamanisme - mais qu'on rassemble surtout sous la dénomination commune de ‘New Age’. Ce courant, apparu dans les années 90, doit sa force d'attraction à l'appel qu'il fait à la tête et au coeur: le véritable changement provient de l'intérieur des gens, il n'y a plus de religion organisée dotée d'un système de doctrines universellement valables. Il y est question de pensée analogique, de réflexion personnelle, du moi propre, sans vécu collectif d'une foi ou d'une religion. Le bienêtre propre prime, ce n'est qu'après qu'on peut penser aux autres. ‘New
Age’ est donc un produit typique de ce qu'on a appelé ‘l'ère du moi’. Il semble du reste que le phénomène ait déjà connu son apogée.
Ces mouvements, qui doivent parfois beaucoup à la mode, mais qu'il faut prendre au sérieux en tant que phénomènes, présentent des facettes compatibles avec le christianisme, mais leur attirance vient en général précisément de leur divergence par rapport à lui. Hors de toutes les religions officielles et hors Église, on trouve encore les gens qui aspirent à un monde vivable, pour leurs semblables proches et lointains. Comme les missionnaires désuets de jadis, ils s'engagent à fond pour Greenpeace, Amnesty, Médecins sans frontières. On qualifie parfois leur démarche de christianisme caché. Et la quête continue...
FRANS OUDEJANS
Journaliste - ancien chef d'information du diocèse de Breda.
Adresse: Barnsteenstraat 24, NL-4817 HS Breda.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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