l'effacement de soi. Dans la perspective bouddhiste, un individu n'est qu'un ensemble d'agrégats toujours changeants qui ne correspondent à aucune réalité permanente. Lorsque Yourcenar se nomme elle-même ‘l'être que j'appelle moi’ (les premiers mots de la trilogie), elle souligne en fait le caractère construit et purement verbal de l'identité personnelle. Yourcenar partage également avec le bouddhisme l'idée que le temps n'est qu'une construction mentale destinée à nous rassurer: l'homme crée des repères artificiels, et le but de la méditation est précisément de les faire sauter, en vue de retrouver, peut-être, le temps primordial, décrit de façon si grandiose dans les premières pages d'Archives du Nord.
Le détachement avec lequel Yourcenar décrit la mort de sa mère dans Souvenirs pieux correspond parfaitement à la doctrine bouddhiste: c'est une illusion de croire qu'on a besoin d'une mère. Son père Michel qui, à première vue, semble mener une existence farfelue et chaotique est, à sa façon, un modèle de détachement de soi: il initiera sa fille à la sagesse.
André Maindron examine comment, dans les deux premiers tomes de la trilogie, Yourcenar brosse le portrait de la bourgeoisie dont elle est issue. Noémi, la douairière massive, mère de Michel, incarne une caste où avoir a pris le pas sur être. Michel et sa fille se révoltent contre un milieu où la culture isole. L'argent ne signifie rien aux yeux de Michel, à condition toutefois qu'il en ait à profusion. Et sa fille s'est organisée pour se donner dix à douze ans de luxueuse liberté, le temps de consommer la manne paternelle. ‘Yourcenar bouddhiste car détachée? ou cynique car bourgeoise?’ se demande Maindron en conclusion.
Marguerite Yourcenar (1903-1987) (Photo B. de Grendel).
La contribution la moins convaincante est consacrée à une étude onomastique dans L'OEuvre au noir: Édith Marq y recherche les apparitions textuelles du moi yourcenarien et les découvre, entre autres, dans les personnages de Marguerite d'Autriche et de Greete, une bonne que Zénon a connue dans sa jeunesse. Ce qui conduit l'auteur à des conclusions telles que: ‘Greete (...) nourrit Zénon tout comme Marguerite (Yourcenar) le fait littérairement, c'est-à-dire intellectuellement en l'alimentant de sa substance.’ Cela me paraît un peu tiré par les cheveux et je vois mal ce que de telles affirmations ajoutent au roman.
Autre analyse tout aussi gratuite: la définition, formulée par Pauline Hörmann, du genre auquel se rattache Mémoires d'Hadrien. Le livre est une autobiographie imaginaire mais enfreint la principale loi du genre: l'identité entre auteur, narrateur et héros. Il est question, d'une part, de projection: l'image que l'auteur donne de l'empereur est influencée par les idées personnelles de Yourcenar, et, d'autre part, d'introjection: Yourcenar est influencée par la personnalité d'Hadrien. Par ailleurs, le livre se présente également comme une biographie moderne où la puissance créatrice et artistique du biographe est tout aussi importante que la fiabilité historique des faits relatés. Le biographe est obligé