Ce poème présente une forme extrêmement libre pour Eva Gerlach, liberté qui coïncide parfaitement avec le contenu du texte. A travers des lambeaux de phrases nous sommes les témoins d'une collision entre deux individus ‘emboutis l'un dans l'autre jusqu'au volant’. C'est un poème qui vous coupe le souffle et qui s'harmonise excellemment avec l'impossibilité à notre époque postmoderne de créer encore un ordre dans le chaos de ce qui est.
Jusque dans le recueil Domicilie compris, Gerlach était une poétesse dans la tradition de Martinus Nijhoff (1894-1953) et de son désir de formes établies - ou de Gerrit Achterberg (1905-1962) et de sa foi dans la capacité de la poésie d'évoquer même les morts. A l'intérieur de cette tradition Gerlach se sentait visiblement chez elle. Toutefois, dans De kracht van verlamming, elle nous confronte à une douloureuse découverte. Que peut-on encore restituer, quand la mémoire fait défaut, quand on s'aperçoit que les souvenirs se pétrifient et s'usent? Alors, le contenu des poèmes se fait plus gris, plus vague, plus volatile. De fait, c'est bien ce qui se produit de plus en plus et également dans le recueil paru sous le titre In een bocht van de zee (Dans un coude de la mer, 1990).
Ce titre semble optimiste, mais, comme c'est souvent le cas des titres de Gerlach, il est à double tranchant. ‘Dans un coude de la mer se dresse un chêne vert’: ainsi résonne le premier vers d'une chanson d'Alexandre Pouchkine, chantée par une des ‘Trois soeurs’ dans la pièce ainsi nommée de Tchekhov. Près de la mer, dans un sol salé, un chêne ne peut croître vigoureusement. Les poèmes d'Eva Gerlach aussi portent la trace d'un sol nourricier problématique. Cependant, ils laissent une très vive impression.
Dans ses premiers recueils il était souvent question de la mort, dans des formes rigides, mais les images étaient vivantes et d'une extrême précision. A présent, l'écriture de Gerlach s'est nettement assouplie, mais il semblerait que du coup l'écrivain ait perdu sa foi dans la force imaginante de la poésie. La question est ouverte de savoir si Gerlach pourra surmonter son angoisse devant l'oubli et la perte de mémoire. Quoi qu'il en soit, des poèmes parus dans la revue Raster (no59, 1992) indiquent de nouvelles tentatives de ressaisir le souvenir à travers une forme plus déliée. La connaissant par sa poésie, je pense qu'elle s'obstinera à écrire, afin de donner forme à ce qui n'en a plus: le passé révolu. Elle peut y atteindre, car elle est une poétesse d'envergure.
Eva Gerlach vient de publier, en février 1994, un nouveau recueil de poèmes, intitulé Wat zoek raakt (Ce qui s'égare).
HANNEKE KLINKERT-KOOPMANS
Professeur de néerlandais.
Adresse: Vondelstraat 35, NL-1901 HT Castricum.
Traduit du néerlandais par Frans de Haes.