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La réforme de l'État belge
Deux semaines avant le décès inopiné du roi Baudouin, le 31 juillet 1993, le Parlement belge achevait la quatrième, et provisoirement dernière, réforme de l'État. Jamais auparavant les institutions belges ne firent l'objet d'une transformation à ce point radicale. L'État unitaire créé en 1830 a définitivement vécu. L'article 1er de la nouvelle Constitution est libellé comme suit: ‘La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions.’
Cette mutation est une longue histoire inconnue à l'étranger et avec laquelle d'ailleurs nombre de Belges ne sont guère familiarisés. Pour mieux faire comprendre la portée exacte de ce qui s'est passé, nous retraçons en résumé - avant de nous attarder sur les lignes de force de la transformation et de la nouvelle structure de l'État - le déroulement historique des événements.
La Belgique, née après la désagrégation du Royaume des Pays-Bas créé en 1815, était à ses débuts un État dominé par une élite francophone composée d'aristocrates et de grands bourgeois.
La population des provinces septentrionales (la Flandre) s'exprimait en différents dialectes appartenant au groupe linguistique néerlandais; dans les provinces méridionales (la Wallonie), on parlait le wallon ou le picard, dialectes du groupe linguistique français. A Bruxelles, les gens du peuple n'avaient pas encore oublié l'ancien dialecte brabançon (néerlandais), mais la bourgeoisie y parlait le français, langue qui s'imposa de manière de plus en plus contraignante en tant que langue dans laquelle se déroulaient les activités officielles. Cette situation allait dégrader le néerlandais à n'être qu'une langue pratiquée par la minorité socialement faible. La langue véhiculaire des classes dirigeantes dans l'ensemble du pays était exclusivement le français.
La Constitution stipulait que ‘l'emploi des langues en Belgique est facultatif’, mais en réalité, le nouvel État, tenu sur les fonts baptismaux par une coalition de citoyens français, de Wallons et de francophones établis en Flandre, fut administré exclusivement en français. Dans les Chambres législatives, au gouvernement, dans la fonction publique, à l'armée, dans les tribunaux, les universités, l'enseignement secondaire et les entreprises, on parlait uniquement le français. Le Flamand qui souhaitait faire carrière, devait apprendre et parler cette langue. Le francophone ne devait pas connaître le néerlandais et pouvait exercer une profession en Flandre tout en étant unilingue.
Cet état de choses provoqua assez vite des réactions de la part d'intellectuels flamands appartenant à la petite bourgeoisie et qui avaient bénéficié d'une formation en néerlandais à l'époque du Royaume des Pays-Bas. Ils n'acceptaient pas que leur langue maternelle fût ignorée. Dans des manifestes, des pamphlets, des livres, des revues, ils se faisaient les chantres de la glorieuse culture néerlandaise dans l'ancienne Flandre et au Brabant. Leur action fut à l'origine d'une ‘lutte linguistique’ démocratique et non sanglante qui se poursuivrait pendant plus d'un siècle. L'action menée par des professeurs, des étudiants, des hommes de lettres et le petit clergé contribua à favoriser progressivement une prise de conscience nationale flamande auprès de larges couches de la population. (L'opposition des francophones du Québec à l'anglicisation est une histoire très semblable à celle-ci.)
La voix des ‘flamingants’ se fit entendre aussi de plus en plus fortement au Parlement, ce qui aboutit à une adaptation graduelle de la législation, qui s'étala sur plusieurs décennies. Dès la deuxième moitié du xixe siècle, des lois furent adoptées qui imposaient en Flandre l'emploi
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L'article 1er de la nouvelle Constitution.
obligatoire du néerlandais en matière judiciaire et administrative, dans l'enseignement et dans les forces armées.
Ces lois linguistiques suscitèrent une inquiétude croissante chez les Wallons, qui, par crainte de devoir apprendre le néerlandais, rejetèrent le bilinguisme généralisé au niveau national. C'est la raison aussi pour laquelle des ‘wallingants’ radicaux prônaient déjà avant la première guerre mondiale une scission administrative entre la Flandre et la Wallonie. A côté du Mouvement flamand, et faisant face à celui-ci, se profila ainsi un Mouvement wallon préoccupé de la préservation de l'identité française et de l'unilinguisme de la partie méridionale du pays. L'aile extrême de ce Mouvement wallon se mit à oeuvrer en faveur du rattachement de la Wallonie à la France.
Après la première guerre mondiale, cette évolution connut une accélération. Dans les années 20, les Flamands, ayant obtenu l'équivalence légale des langues néerlandaise et française, proposaient d'instaurer le bilinguisme administratif dans l'ensemble du Royaume. Cette proposition se heurta à un refus net et catégorique du côté wallon, ce qui a constitué un tournant dans l'histoire de la Belgique.
A la suite de l'attitude wallonne de rejet à l'égard du néerlandais, les Flamands, de leur cô- | |
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té, décidèrent de ne plus accepter le français en tant que langue administrative en Flandre. Au lieu d'être un État où les deux grandes langues nationales pouvaient être utilisées partout sur un pied d'égalité, la Belgique, depuis lors, devint petit à petit un État composé de deux régions unilingues. Seule la capitale Bruxelles serait légalement bilingue.
Conformément à cette évolution, le Parlement se préparait, à la veille de la deuxième guerre mondiale, à accorder l'‘autonomie culturelle’ aux communautés linguistiques néerlandaise et française. L'invasion allemande mit fin à cette initiative, qui fut reprise après la libération en 1945.
Les contestations relatives au comportement du roi Léopold III pendant la guerre - ce qu'il est convenu d'appeler la ‘question royale’ - avaient entre-temps clairement révélé à quel point la Flandre et la Wallonie étaient divisées en la matière, ce qui amena les milieux politiques à la conclusion qu'il convenait d'adapter l'État aux conceptions et comportements divergents des Flamands et des Wallons.
En 1948, le dossier des rapports entre la Flandre et la Wallonie fut confié à un centre de recherches politiques faisant autorité, qui, dix ans après, déposa au Parlement des conclusions remarquables. Celles-ci servirent de base à l'élaboration d'une nouvelle série de lois linguistiques dans les années 60. Ainsi, une loi fit de la frontière entre les régions linguistiques néerlandaise et française une frontière administrative intangible.
Entre-temps, les industries de base en Wallonie se voyaient confrontées à une situation de crise. Les charbonnages devaient fermer leurs portes les uns après les autres; la sidérurgie subissait de lourdes pertes. Alors que la Flandre était emportée dans une spirale d'expansion économique sans précédent, ce qui contribua à renforcer le pouvoir politique des Flamands au niveau de l'État, l'économie wallonne perdit rapidement du terrain. L'opinion wallonne imputait ce déclin au refus des holdings financiers belges d'investir dans le renouveau de l'industrie. Des hommes politiques, des entrepreneurs et des dirigeants syndicaux wallons s'unissaient dans une même aspiration à mettre entre les mains wallonnes le pouvoir décisionnel sur le plan économique.
Alors que les Flamands, initialement, aspiraient surtout à l'autonomie sur le plan linguistique et culturel, se développa en Wallonie une aspiration à l'autonomie sur le plan économique. Dans les années suivantes, les deux courants aboutiraient ensemble au processus de la fédéralisation.
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Vers la federalisation
En 1970, sous le gouvernement centre gauche dirigé par Gaston Eyskens (1905-1988), eut lieu une importante révision de la Constitution. La Belgique fut subdivisée en quatre régions linguistiques (une région de langue néerlandaise, une région de langue française, une région de langue allemande et une région bilingue: Bruxelles), en trois communautés culturelles (respectivement néerlandaise, française et allemande) et en trois régions (la Flandre, la Wallonie et Bruxelles). Des conseils culturels parlementaires furent dotés de compétences en matière d'art, de tourisme, de médias, de bibliothèques, etc. La Constitution comporterait dorénavant un certain nombre de ‘verrous’, c'est-à-dire des dispositions visant à rendre impossible, grâce à des votes à majorité spéciale, la prédominance d'un groupe linguistique déterminé, en l'occurrence le groupe linguistique néerlandais.
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En 1974, un pas de plus fut fait dans le sens de la régionalisation. Sous le gouvernement de centre droit présidé par Leo Tindemans (o1922) furent créés des Conseils consultatifs régionaux flamand, wallon et bruxellois. Des comités ministériels chargés de matières régionales furent constitués au sein du gouvernement national.
En 1980, Wilfried Martens (o1936), premier ministre d'une coalition de démocrates-chrétiens, de socialistes et de libéraux, parvint à faire adopter une nouvelle révision radicale de la Constitution. Alors que la Communauté culturelle française, qui réunit les Wallons et les Bruxellois francophones, et la Région wallonne, qui ne comprend pas Bruxelles, préféraient garder chacune de leur côté leurs institutions et compétences, la Région flamande et la Communauté culturelle néerlandaise fusionnèrent en la Communauté flamande. Les institutions régionales se virent attribuer des compétences en matières localisables (emploi, aménagement du territoire), tandis que les institutions communautaires devinrent compétentes pour des matières personnalisables (politique familiale, politique en matière de troisième âge et de handicapés, partiellement les soins de santé). Les Conseils culturels furent transformés en véritables parlements à compétence décrétale. Le pouvoir exécutif régional fut confié à des exécutifs.
A défaut de hiérarchie entre loi et décret, une Cour d'arbitrage fut installée en 1983, chargée de régler les conflits de compétences entre l'État national, les communautés et les régions.
En 1988-89, le premier ministre Martens, présidant un gouvernement composé de démocrates-chrétiens, de socialistes et de nationalistes flamands, procéda une fois de plus à une révision de la Constitution. Dans une première phase, les compétences des institutions régionales furent considérablement élargies; dans une deuxième phase, ces institutions furent dotées de moyens financiers substantiels. La Flandre et la Wallonie devinrent compétentes chacune pour l'enseignement, l'aménagement du territoire, le logement, l'énergie, les travaux publics, les communications, l'économie, l'environnement, la
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recherche scientifique, l'emploi. Les 19 communes de l'agglomération bruxelloise devinrent la Région de Bruxelles-capitale, disposant également d'un exécutif régional.
Du fait que les assemblées régionales se composaient toujours des parlementaires élus au niveau national - le célèbre ‘double mandat’ -, cette révision de la Constitution non plus ne fut pas considérée comme la phase terminale de la fédéralisation. En 1989, Martens essaya de procéder à une adaptation encore plus poussée, sans toutefois y réussir. Les élections du 24 novembre 1991 mirent fin à une période de plus de dix ans pendant laquelle Martens exerça la fonction de premier ministre. Celui-ci passa le flambeau de la réforme inachevée à son successeur.
Lors de l'installation de la coalition de centre gauche dirigée par Jean-Luc Dehaene (o1940), le nouveau premier ministre entama un ‘dialogue de communauté à communauté’ auquel participa également l'opposition parlementaire. Les accords dits de la Saint-Michel furent votés au cours de l'automne 1992, sans l'appui des libéraux mais avec l'apport des votes des écologistes et des nationalistes flamands. Conformément à ces accords, la Constitution fit une fois de plus l'objet d'une révision. C'est cette Constitution que le roi Baudouin a encore sanctionnée en juillet 1993.
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La structure nouvelle
La structure dorénavant fédérale de l'État belge s'appuie sur les éléments mis en place précédemment: les communautés principalement compétentes sur le plan socio-culturel (la Communauté néerlandaise, la Communauté française et la Communauté germanophone) et les régions plus spécifiquement compétentes dans le domaine économique (la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxellescapitale).
L'ensemble des nouveaux États fédérés se présente comme une architecture asymétrique. La Flandre demeure une unité homogène. Du côté francophone, la Communauté française ne disparaît pas mais se voit partiellement déman- | |
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telée en faveur de la Région wallonne et de la Commission communautaire des Bruxellois francophones. Il s'agit là d'une évolution qui n'est pas encore achevée. (Les Bruxellois néerlandophones font partie de la Communauté flamande mais disposent d'une représentation à part au sein des institutions bruxelloises.)
Après les prochaines élections parlementaires, les quatre États fédérés (la Flandre, la Wallonie, la Communauté germanophone et Bruxelles) disposeront chacun d'un parlement élu directement, avec des mandataires qui, à quelques exceptions près, ne pourront pas exercer d'autre mandat parlementaire.
Les parlements des États fédérés seront élus tous les cinq ans. Ils ne pourront pas être dissous prématurément par les gouvernements des États fédérés. Les parlements des États fédérés flamand et wallon peuvent, par décret spécial (voté à la majorité des deux tiers), recourir à l'‘autonomie constitutive’, c'est-à-dire agir en tant qu'assemblée constituante.
Au niveau national (fédéral), le bicaméralisme est maintenu. La Chambre verra le nombre de députés ramené de 212 à 150, tous élus directement. Elle seule pourra faire tomber le gouvernement et décider des budgets. Le Sénat comptera 71 membres: des sénateurs élus directement, des délégués des parlements des États fédérés et des cooptés. Il s'occupe des questions communautaires et a un droit de participation en ce qui concerne un certain nombre de matières sur lesquelles la Chambre se prononce en dernier ressort.
Le gouvernement fédéral sera limité à 15 ministres, qui, lors de leur nomination, renoncent à leur mandat de député.
Les États fédérés pourront dorénavant agir en tant qu'interlocuteurs valables à part entière au niveau international pour les compétences qui leur sont attribuées. Ils disposent du droit de négocier et de conclure des conventions et des traités. Le droit d'envoyer et de recevoir des missions diplomatiques ainsi que le ‘ius belli’ demeurent des prérogatives du gouvernement fédéral.
Les États fédérés peuvent également faire poursuivre au pénal le non-respect de leurs décrets; les sanctions peuvent déroger aux peines prévues par le code pénal fédéral. Les compétences résiduaires sont dévolues aux États fédérés, mais ce principe doit encore être précisé davantage.
Le Brabant sera scindé en deux provinces: le Brabant flamand et le Brabant wallon. Les compétences de Bruxelles-capitale seront transférées à la Région de Bruxelles-capitale.
La loi de financement de 1988-1989, qui dote les États fédérés de moyens financiers provenant du Trésor fédéral, n'est pas modifiée fondamentalement, mais les États fédérés se voient accorder de nouveaux moyens fiscaux, notamment le produit des redevances radio et télévision.
Un certain nombre d'autres décisions ont encore été prises en marge de la révision de la Constitution. Il y aura une nouvelle répartition des sièges pour le Parlement européen: 14 pour les Flamands, 10 pour les francophones et 1 pour la Communauté germanophone. Un article de la Constitution instaure une plus grande ouverture d'information. Le contrôle du respect des lois linguistiques est renforcé. Le code électoral sera modifié. Les conseillers provinciaux seront dorénavant élus pour une période de six ans, le même jour que les conseillers communaux. Toutes ces dispositions nécessitent encore des lois et arrêtés d'exécution.
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Cette révision de la Constitution met-elle un point final à la réforme de l'État belge? Dans son discours du trône du 9 août 1993, le roi Albert II (o1934) déclara devant les Chambres réunies: ‘Au lendemain des votes achevant de faire de la Belgique un État fédéral, je vous demande de traduire dans les faits les nouvelles institutions, de les faire fonctionner au mieux dans un esprit de concorde, de bonne volonté, de tolérance et de civisme fédéral.’ Interrogé sur cette déclaration, le premier ministre Jean-Luc Dehaene a répondu, le 14 août, dans une interview: ‘Je puis comprendre ce conseil du point de vue émotionnel, mais la vie continue. La récente réforme constitue un pas important pour sauver l'ensemble des institutions, mais personne ne peut empêcher qu'elles évoluent. Les institutions sont toujours l'oeuvre des hommes.’
Tout semble indiquer, en effet, qu'il n'y aura pas d'arrêt. Des hommes politiques flamands se posent des questions concernant la répartition des moyens financiers destinés aux soins de santé entre les États fédérés et prétendent que la Flandre est délestée annuellement de plusieurs milliards de francs belges. Toute discussion sur une éventuelle scission de la sécurité sociale semble toutefois provisoirement inacceptable pour la Wallonie.
D'autres points de dissension sont l'inviolabilité du territoire flamand sur le plan linguistique et administratif, que n'acceptent pas tous les francophones, ainsi que la position des francophones qui se sont établis dans la périphérie flamande de Bruxelles. Ils y disposent de ‘facilités’ en matière administrative et sur le plan de l'enseignement, mais nombre d'entre eux aspirent à l'annexion de cette périphérie à Bruxelles. Du côté flamand, on continue d'insister sur la scission de l'arrondissement électoral de Bruxelles (qui comprend actuellement une partie exclusivement néerlandophone à côté de la régioncapitale bilingue) pour les élections législatives (pour la Chambre et le Sénat) et européennes (pour le Parlement européen). La Volksunie (Union populaire) nationaliste, qui a apporté son soutien à la réforme de l'État, émet des critiques sur les compétences à son avis trop larges et sur la composition hybride du nouveau Sénat.
Lorsque les États fédérés disposeront d'un parlement élu directement, qui sera totalement indépendant du Parlement national, ce nouvel état de choses dégagera probablement une dynamique propre, qui contribuera à accélérer la fédéralisation. Apparemment, la réforme de l'État n'en est toujours pas arrivée à son dernier chapitre.
MANU RUYS
Ancien rédacteur en chef du quotidien flamand ‘De Standaard’.
Adresse: Londenstraat 2 (Zeedijk), B-8380 Zeebrugge.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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