[Vertaling]
Le geste le plus humble ne porte nulle atteinte à l'éclat de notre amour, non, il l'augmente. Car - paradoxe autant... - nous ne sommes enceints jusqu'aux yeux de l'amour que lorsque nous nous sommes perdus nous-mêmes. L'objet de notre amour - cet autre - a pris possession de nous. Nous voyons par les yeux de cet autre, nous sentons avec ses mains, vivons dans son corps. Ce sont nos propres ongles que nous coupons.
Ainsi règne une paix frémissante. Sans défense nous voici sous notre propre feu roulant. Et pendant qu'ainsi nous nous sommes perdus - y aura-t-il jamais un terme aux contradictions? - nous nous sentons au même instant en possession accrue de toutes nos facultés. Avec plus de perfection les vers coulent de notre plume, les mouvements du corps sont plus souples et plus entiers, toujours nous faisons ce qu'il convient de faire, nulle dissonance, aucun nain bossu ne croisent notre oreille ou notre chemin, notre sens de l'humour et des absurdités de l'existence a atteint le plus haut degré du raffinement et tout ce qui nous fut imparti de bonté rayonne de notre front, même la bonté que nous n'avons point.
Si cela nous était imputé nous serions insupportables: de bienheureux idiots. Mais cela ne pourrait nous être imputé: nous sommes un autre. Nous connaissons la béatitude en commission. Nous sommes amoureux.
Combien de temps cet état dure-t-il? Pour beaucoup, pas plus de temps qu'il n'en faut à un ongle pour repousser. Pour moi, l'état dans lequel je me trouve presque sans cesse. Je suis amoureux de l'amour même. Il fait de sorte que, le matin, au réveil, je n'accueille point le jour plein de nausée, que pendant la journée je puisse me faire un clin d'oeil flatteur sans qu'une quelconque vanité n'entre en jeu, que le soir je m'endorme sans angoisse ni douleur.
Malheur, toutefois, si l'amour m'abandonne un seul jour. Alors me voilà, astéroïde solitaire, ciseaux à ongles flottant entre les sphères terrestres, hagard, à la recherche de son orteil bienaimé. ■
Extrait de ‘Humeuren en Temperamenten’ (Humeurs et tempéraments), De Arbeiderspers, Amsterdam, 1989, pp. 100-101.