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Geert van Istendael (o1947).
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La poésie de Geert van Istendael
Sire, y a-t-il des poètes belges? Je crains que Baudouin ne puisse immédiatement répondre à cette question. Ce sourire marmoréen. Sans doute finirait-il par affirmer que tout poète né entre la Gaume et le Zwijn peut être considéré comme un poète belge, et je ne contredirais pas le Roi. N'empêche que la plupart de ces poètes n'ont de belge que leur passeport, en quoi ils ne se différencient guère du reste de leurs compatriotes.
Qu'est-ce qu'un poète belge? Laissez-moi d'abord définir ce qu'est un Belge. La définition la plus brève est la suivante: est Belge qui s'estime heureux d'être Belge. Cela veut dire que nonobstant les diverses insanités popularisées à ce sujet, il voit des avantages dans cette appartenance à un état mi-germanique, milatin. Cet état en lui-même le laisse indifférent mais il sait gré à l'heureuse aberration historique qui le fait se sentir chez lui au sein de deux cultures - et l'apparente donc à une bonne partie de l'Europe. Il y a peu de Belges, Sire.
Un poète belge serait donc un Belge qui écrit des poèmes belges. Je ne veux pas dire qu'il compose des hymnes patriotiques, le patriotisme en soi étant parfaitement antibelge. Je pense à des poèmes d'où il ressort que l'auteur est un Belge et non pas un Français ni un Hollandais. N'en jugeons surtout pas à partir de particularités linguistiques: Gezelle ne s'avère pas être un poète belge mais un poète flamand. Il serait un poète néerlandais si son roseau avait frissonné en néerlandais, cette langue aurait aussi fort bien pu convenir à maudire la Belgique francophone.
Un des derniers poètes belges fut Emile Verhaeren, lequel, dans son beau français, écrivit à James Ensor qu'il regrettait la pauvreté de son néerlandais. Son noir mausolée se trouve à Saint-Amand, au bord de l'Escaut, là où le fleuve amorce un large méandre. J'ai visité le tombeau de Verhaeren pendant l'été de 1981. Assis sur la tombe, j'ai longuement regardé l'eau, toute cette eau lente qui, quelque part dans mon pays, s'en va rejoindre la mer.
Geert van Istendael est né en 1947, à Bruxelles, où il demeure toujours. Il est journaliste à la BRT, admire William Cliff et, dans les magasins bruxellois, s'exprime avec une implacable assurance en néerlandais.
Le poète Van Istendael débuta par un recueil d'un lyrisme un peu sucré dont j'ai oublié le titre: vers de caramel qui ne me firent pas la moindre impression. C'était il y a plus de dix ans. En 1980, il publia, sous le titre de Flandre, un ensemble de strophes satiriques dans lesquelles il ridiculisait une certaine Flandre tape-à-l'oeil et imbue d'elle-même, avec ses villas de mauvais goût, son paysage ravagé, sa langue morcelée. Ce recueil, écrit par amour d'une tout autre Flandre, parut à Anvers. Deux ouvrages importants ont, depuis, vu le jour à Amsterdam: De iguanodons van Bernissart (Les iguanodons de Bernissart - 1983) et Plattegronden (Plats pays - 1987). Amsterdam est à Van Istendael ce que Paris est à William Cliff: s'il existait de bons éditeurs à Bruxelles, ils publieraient chez eux.
Les iguanodons de Bernissart est une courte épopée de 39 poèmes qui décrit l'histoire des vingt-neuf dinosaures exposés au Musée d'Histoire Naturelle de Bruxelles. Les squelettes de ce troupeau furent découverts en 1878 dans le village minier de Bernissart, en Hainaut:
A la frontière belge était un village minier.
Dans un coin riche et noir. Le Borinage.
Dans le village insignifiant de Bernissart.
S'il fut jamais pris par Louis Quatorze
il resta hennuyer. Il est donc belge,
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non pas français mais wallon. Il est donc tourné vers Bruxelles.
Tout l'intérêt de Bernissart tient dans un fait.
Ce fait remonte à une époque - est-ce une époque? -
où les continents étaient différents,
où d'autres mers emplissaient d'autres dépressions,
moins encore était-il question d'une Belgique.
Nul être humain. Bêtes, chaleur, fougères.
La découverte de près de trente bêtes,
des iguanodons, rendit Bernissart célèbre,
rendit célèbre la Belgique, et pas la France.
rendit Bruxelles paléontologiquement grand
et fait que des gamins habitant à Bruxelles
entraînent des poètes chez les iguanodons
Au fil du temps mord la frontière jacobine.
Cent vingt millions d'années plus tard trône Bruxelles
et non le fier universel Paris.
Ainsi triomphe un jeune kilomètre
de ce continent disparu depuis longtemps.
C'est le poème 21, le plus long du recueil. Si je le cite en son entier, c'est qu'il résume admirablement la paléontologie poétique de van Istendael. De quoi parlent exactement ces vers, tout de même pas de reptiles disparus?
Gamins, poètes. C'est le pluriel de majesté ironique par lequel l'auteur désigne son fils et lui-même. Fasciné par les images des monstres, l'enfant emmène son père au musée et leur visite est, pour le poète, une leçon d'humilité: le fils apprend au père ce qu'il faut être: petit.
Le vers original est plus beau que sa traduction: en néerlandais, être se dit ‘zijn’ et rime donc avec ‘klein’ (petit). Les iguanodons mesurent six mètres de haut et dix mètres de long, jusqu'au bout de la queue. D'une autre façon que son fils, le poète ne se sent-il pas physiquement ramené à l'était de nain? S'il est trois ou quatre fois plus petit qu'un iguanodon, il est surtout trois ou quatre millions de fois plus jeune. J'ai moi-même visité le Musée d'Histoire Naturelle, la tête me tournait en songeant que je plongeais de cent vingt millions d'années dans le temps. Les poèmes de Van Istendael sont une résultante de ce tournis.
Les iguanodons de Bernissart est un romantique récit d'aventures dans lequel des monstres antédiluviens luttent pour leur existence, condamnés qu'ils sont par leur propre poids à sombrer dans les boues de la préhistoire: leurs pattes cherchant une terre absente.
Relisant le recueil, je ne pus m'empêcher de sourire: quel contraste entre la lourdeur des dinosaures et la légèreté du vers décasyllabique qui rend si bien le rythme de la langue parlée - chez Van Istendael, un iguanodon correspond à quelques tonnes d'agilité. Avec son s sonore, le pluriel ‘iguanodons’ évoque d'ailleurs, en néerlandais, une des choses les plus légères qui soient, ‘dons’ signifiant duvet... Et, quelque part, l'iguanodon flotte même sur l'eau, et l'on dit du garçon qu'il raffole des bêtes. Grâce à la langue, tout peut être légèreté.
Outre un romantique récit d'aventures, Les iguanodons de Bernissart est un chant actuel, philosophique, satirique, qui se termine par l'Apocalypse, l'inverse de la préhistoire, en somme. Entre les deux, l'histoire, quelques maigres siècles. L'époque préférée de Van Istendael est le dix-neuvième, lorsque, porté par la foi dans le progrès, le tout nouveau Royaume de Belgique s'avance dans le concert des nations.
Satire. Le long poème que je prends pour l'illustrer est tiré d'un chapitre intitulé Eloge de la Belgique. Satirique, oui, éminemment, mais très sérieux, la satire soutenant la vérité comme les pentamètres les iguanodons. Cette préhis- | |
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toire, quand il n'existait encore aucun Belge, Sire. Une farce. Ce seul, unique kilomètre qui rendit célèbre la Belgique, cependant qu'en France était établi le système métrique. Une blague. La fumisterie cachée sous le patriotisme du barbouilleur kitch Antoine Wiertz, auteur de ce chef-d'oeuvre qui s'appelle Bruxelles, capitale du monde, Paris, capitale de province. L'histoire aussi n'est-elle pas une farce?
Le sous-titre des Iguanodons de Bernissart précise: poème belge. Pour cerner de plus près Van Istendael, en sa qualité de poète belge, il me faut vous éclairer sur son autre livre Plats pays. Je le ferai à la lueur de deux poèmes, le lecteur comprendra que ce commentaire n'est peut-être qu'une légende.
Le recueil se compose de trois cycles: Ensor, Plats pays et La randonnée. La richesse de ma langue natale, une des plus méconnues d'Europe, en dépit de son immense vocabulaire et de ses innombrables subtilités sémantiques, auxquelles nulle traduction ne peut rendre justice, cette richesse apparaît dans Plats pays, notamment à partir des trois sens que Van Istendael donne à son titre. Ainsi La randonnée (Het lange lopen) est-il une réminiscence du mot allemand ‘langlaufen’ (randonnée) et le mot plat pays est, littéralement, le pays plat couvert de neige sur lequel le skieur de fond laisse sa trace: qui glisse dégrossit la barbarie.
C'est que Plats Pays met en scène un Bruxelles différent de la réalité, non seulement sur le plan poétique mais aussi autrement, dans la projection horizontale d'un véritable pays plat. De cette manière il s'ouvre sur Ensor, sur le monde bidimensionnel de la peinture, où, dans le cas de cet artiste bizarre, masques et squelettes figurent derechef comme schémas, comme traces. Et dans les trois parties il s'avère que les traces désignent aussi des ‘poèmes’. Que sont d'ailleurs ceux-ci sinon une façon de rendre, au-delà de l'espace, dans l'âme du poète et dans le monde qui l'entoure, tous les espaces imaginables? Le piteux français du Hollandais que je suis, même après dix ans vécus en Belgique, ne me permet pas de savoir si toutes les nuances de ce mot peuvent subsister dans une traduction. Le lecteur français voudra bien admettre que, pareil à tous les mots chargés de poésie, ‘traces’ brille comme un joyau que l'on présente à la lumière.
Faire une randonnée à skis dans les Ardennes, se promener dans Bruxelles, s'arrêter devant les tableaux d'Ensor: comme dans Les iguanodons de Bernissart, dans Traces, c'est la Belgique selon Van Istendael qui est décrite.
Le premier poème que je vais citer provient de la suite consacrée à Bruxelles, ville où j'ai appris à connaître Van Istendael. Cette suite m'est dédiée, ce dont je me réjouis d'autant plus qu'elle appartient au meilleur Van Istendael:
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Quartier de la gare. Le soir
Les trains sur le pont, la cloche, les signaux.
Une gare. Exactitude dirigée
qui ne m'avance en rien. Je perdrai mon chemin,
mes voies vont dévier, je veux la rue.
Ses voies changent sans cesse, divaguent,
un toujours imprévisible conseil
portes déteintes, lépreuses façades.
Voilà une porte ouverte. Trahison.
L'attrait froid du couloir désert,
les questions répétées des marches nues.
Des voix étouffées pullulent là-dedans.
Dehors on crie quelque chose. Il fait noir.
C'est l'été. Je ne sais ce qui m'attend.
En néerlandais, tout le poème repose sur le mot ‘rue’, ses rimes et ses assonances tournent
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autour de ce noyau central de réalité, au milieu de toutes les autres rues de la ville. La structure du poème pourrait d'ailleurs représenter un plan urbain, un aménagement de l'espace: des mots comme des maisons, des vers comme des rues, des enjambements comme des angles, où le poète change de direction. Quand je lis ce poème, je me promène dans Bruxelles - et, bien que je ne l'aie jamais demandé à Van Istendael, je suis presque certain qu'il décrit les environs de la gare du Midi. Mais Quartier de la gare ne relève pas aussi étroitement de l'anecdote, ou alors il peut s'appliquer à n'importe quel quartier analogue d'une grande ville d'Europe. Ce Bruxelles a uniquement valeur d'exemple. Toute la Belgique n'a d'ailleurs, chez Van Istendael, qu'une fonction emblématique. Par hasard, Bruxelles est aussi la capitale de l'Ancien Monde.
Le deuxième poème est tiré d'Ensor. Le titre, en français dans la version originale, décrit les yeux du peintre avec les mots d'Emile Verhaeren:
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‘... L'oeil gris vert, avide de nuances...’
Ses yeux sont gris vert et dur son regard.
Ils ne fixent ni son père ni sa mère
mais quelque chose entre eux, de l'Angleterre
jusqu'à la Flandre, un flou dans la mémoire
fixent comme de l'eau, troubles, changeants,
et soudain meurtriers. Rien ne l'approche
plus que le fluide. La lumière est sa
patrie, il confie son amour à la couleur.
C'est là mon poème favori, dans la série Ensor. Toute la mer du Nord se voit reflétée dans ses yeux et, dans la version néerlandaise, le dernier vers bewaring (conserver, confier) rime avec le mot ervaring (expérience, souvenir, mémoire) l'amour de la lumière est donc tout entier rappelé et gardé, la fin de la deuxième strophe enlaçant ainsi la fin de la première, comme si Ensor lui-même enlaçait la lumière. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, dans ce poème. Ensor d'Ostende, avec son patronyme anglais et sa mère flamande, que l'on vit farfouiller sa vie durant dans cette petite boutique pleine de masques et de coquillages peints. Ensor, qui baragouinait le flamand et donnait des titres français à ses toiles. Ensor le provincial, qui avait la lumière pour patrie et que la Belgique fit baron.
Lorsque je visitai la tombe de Verhaeren, le poète qui consacra tout un ouvrage à James Ensor, je songeai que, sous la pierre où j'étais assis, perdu dans maintes réflexions dont je vous ferai grâce, était à, vrai dire, enterrée la poésie belge, et que notre époque ne connaissait plus que des poètes flamands et wallons qui, malgré les rares manifestations d'un provincialisme douteux, font partie intégrante de la poésie néerlandaise ou française. J'entrai dans un café proche, j'y achetai une nostalgique carte postale en noir et blanc, aux bords dentelés, une vue du mausolée, que je destinais à ma collection Belgique. Mais, quand je voulus la glisser en poche, il m'apparut soudain à qui elle revenait, au grand dam de ladite collection. Et je l'envoyai donc de Saint-Amand à Brussel, Etterbeek, Kruisdagenlaan. Mais, si Van Istendael s'était trouvé assis près de moi, sur la tombe, nul doute que nous l'eussions fait parvenir à William Cliff.
BENNO BARNARD
Ecrivain.
Adresse: Cuperusstraat 39, B-2018 Antwerpen. |
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