nent d'être votées par les Chambres et Avermaete prophétise l'aboutissement inéluctable de ces décisions. Appartenait-il alors au nombre des partisans, nationalistes à tous crins, de la Belgique de papa? Nullement: anarchiste lucide et cultivé, il ne tenait l'Etat belge qu'en piètre estime. A ses yeux, la Belgique valait surtout comme cette unité pluriculturelle, unique et spécifique, dont la disparition devrait affliger tout intellectuel européen. Ce belgicisme culturel explique par exemple son indignation devant la création d'une Académie royale de langue et de littérature françaises (à Bruxelles) en 1920, conçue comme une riposte à l'Académie royale flamande (à Gand) fondée en 1866. Il eût mieux valu, dit-il, créer deux sections, l'une flamande, l'autre francophone, au sein de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, communément appelée la Théréséenne en souvenir de sa fondatrice Marie-Thérèse d'Autriche (en l'an 1772). Pour lui, la leçon de l'histoire est péremptoire: ‘le bilinguisme
n'a jamais nui à la culture d'un peuple’. Il montre d'ailleurs que ‘la mystique de l'unilinguisme est une notion strictement moderne’. Il récuse aussi les arguments couramment invoqués par certains Flamands pour expliquer la francisation du pays flamand: ce serait la faute aux Français qui ont dominé cette contrée de 1793 à 1815. Or, constate-t-il, les Français ne sont pas plus parvenus à franciser les Flamands que les Hollandais - qui ont contrôlé la future Belgique pendant une durée sensiblement égale, de 1815 à 1830 - à les hollandiser. Non, le grand drame de notre histoire, ce sont les guerres de religion du
xvie siècle, responsables du déchirement des dix-sept Provinces. Sous les archiducs Albert et Isabelle, ces princes très catholiques, le néerlandais a été ressenti de plus en plus comme la langue des hérétiques du Nord, d'où son lent déclin à travers les deux siècles à venir. Quoi qu'il en soit, cet
Roger Avermaete (1893-1988) (photo Paul van den Abeele).
ouvrage constitue l'un des témoignages les plus toniques et l'une des analyses les plus lucides sur le conflit linguistique et communautaire en Belgique.
Mais les activités de Roger Avermaete ne s'arrêtent pas là. Qu'on se reporte à l'étude de Désiré Denuit, Roger Avermaete le non-conformiste (Eds. Arcade, 1979) et l'on verra les domaines innombrables dans lesquels cet homme-orchestre s'est illustré. Ayant arrêté ses études à l'âge de seize ans, il entra au Bureau de bienfaisance de la ville d'Anvers où il resterait jusqu'à sa retraite, gravissant tous les échelons jusqu'à celui de secrétaire de la Commission d'assistance publique. Dans cette fonction, il transforma les orphelinats en homes pour enfants, modernisa les hôpitaux de la ville (dont le Stuyvenberg), se battit pour le triomphe de l'hygiène et de l'esthétique. De 1926 à 1968 il dirigea également l'Ecole professionnelle des Métiers d'art où il fit des cours, tant en français qu'en néerlandais, car il était un de ces rares parfaits bilingues. A preuve, les quatre ouvrages de souvenirs anversois et certaines grandes monographies (sur James Ensor, Frans Masereel, etc.).
Pour les lettrés, le nom de Roger Avermaete reste évidemment associé à Lumière, cette revue (août 1919 - février 1923) qui colportait des idées parfois saugrenues mais toujours ravigotantes d'une poignée de jeunes avides de révolutionner, dès la fin de la guerre, les domaines artistique, littéraire et social. La revue - disons Avermaete, son directeur - intervient par exemple dans le conflit opposant Henri Barbusse, tenant de la cause marxiste, à Romain Rolland, désireux de rester ‘au-dessus de la mêlée’; elle publie un numéro spécial sur l'U.R.S.S., chose inouïe en 1922, cinq ans après la révolution russe! Avermaete consigna d'ailleurs ses souvenirs dans un savoureux ouvrage, L'aventure de Lumière (Eds. Arcade, 1969).
Homme d'action, donc. Mais aussi polygraphe impénitent. On dénombre plus de quatre-vingts ouvrages qui couvrent les genres les plus divers: le théâtre, le roman, le conte, la biographie, l'essai, et nous en passons. Il est sans doute trop tôt pour évaluer à leur juste mérite tous ces écrits. Mais on peut au moins affirmer dès à présent que par son érudition historique sans faille, ses connaissances techniques dans les domaines de la peinture, de la sculpture et de la gravure sur bois, comme par ses partis pris parfois violents, Roger Avermaete nous a fourni de grandes monographies dans au moins deux genres: celui de la biographie politique (Guillaume le Taciturne, 1939; Lamoral d'Egmont, 1943) et celui de la biographie artistique (Rubens, 1933; Rembrandt et son temps, 1952; Permeke, 1970). Ce sont là des titres sûrs à la gloire, bien que Avermaete eût été le premier à s'en moquer, lui qui écrivit dans sa dernière lettre ouverte aux Ecrivains de Belgique (3e trimestre 1988): ‘Seul compte le travail. C'est une force. Elle vous trouvera toujours indomptables, mes chers confrères, même si le monde se transforme et si nous glissons vers la civilisation des boutons où régnera l'homo cretinus!’ Quel beau testament tout à fait dans la ligne de sa pensée: travaillez à épanouir la culture même si vous savez qu'elle est condamnée à périr!
Vic Nachtergaele