Marguerite Yourcenar reçoit le prix de l'Ecrivain européen
Du 16 au 18 octobre 1987 s'est déroulé à Strasbourg le premier Festival européen des écrivains. Entreprise d'envergure: on avait invité pas moins de deux cent vingt écrivains (surtout français, hélas) et on disposait d'un budget de trois millions de FF. Parmi les nombreuses manifestations, on aura noté l'attribution du (premier) prix de l'Ecrivain européen à Marguerite Yourcenar.
Personne ne contestera le bien-fondé de ce choix: à quatre-vingt-quatre ans, Marguerite Yourcenar (Française née à Bruxelles) est entrée vivante dans la légende. En effet, toute sa prose narrative a déjà eu les honneurs de la Pléiade (1982), elle a été la première femme à entrer sous la coupole de l'Académie, le cinéaste André Delvaux tourne actuellement un film dont le scénario est basé sur L'oeuvre au noir, des numéros spéciaux de revues lui sont consacrés, des professeurs d'université s'organisent pour explorer cette oeuvre dans tous ses recoins. En ce sens, ce prix ne fait qu'ajouter une fleur de plus aux lauriers dont on couvre l'auteur depuis bientôt vingt ans. Le jury composé de quinze auteurs et de quinze libraires de quinze pays européens n'a donc pas fait une découverte. Sans doute n'a-t-il pas prétendu en faire une non plus. Une mesure pour rien alors? Certainement pas, car Yourcenar risque de subir le sort réservé aux très grands: celui d'être cité par tous mais de n'être lu que par quelques-uns. Espérons que l'appui que les libraires européens viennent d'apporter à ce choix atteste leur volonté de mettre au service de la littérature de qualité tout leur dispositif de promotion.
A ceux qui voudraient s'initier à cette oeuvre originale et forte, je conseillerais de commencer par les volumes ‘autobiographiques’:
Souvenirs pieux (1974), qui retrace son ascendance maternelle - à savoir une famille d'aristocrates liégeois - et
Archives du Nord
Marguerite Yourcenar (o1903).
(1977), qui évoque son ascendance paternelle. Ce deuxième volet surtout ne doit pas être confondu avec d'autres produits analogues où un monsieur ou une dame d'un âge certain s'émeut sur sa jeunesse et tente après coup de se créer un ‘destin’ ou de se forger une ‘personnalité’. Rien n'est plus étranger à Yourcenar que ce nombrilisme pitoyable qui affecte malheureusement trop souvent la littérature française (je paraphrase ici les déclarations de Yourcenar elle-même!). Non,
Archives du Nord retrace la lente évolution de la société paysanne et petitebourgeoise dans laquelle les cultures latine et germanique (flamande) s'entrechoquent depuis des siècles, société dans laquelle sa famille Cleenewerck de Crayencour (dont Yourcenar est l'anagramme) a joué son petit rôle depuis le
xvie siècle au moins, société où Marguerite a passé sa jeunesse, tantôt à Sint-Jans-Capelle sur le mont Noir, tantôt à Lille. Il est d'ailleurs hautement significatif que les deux volets ‘autobiographiques’ ne dépassent pas 1903, l'année de sa naissance!
Parmi sa prose romanesque, le roman L'oeuvre au noir (1968) reste le plus proche des canons traditionnels du roman du xixe siècle, à cette différence (capitale) près que les feux de l'analyse sont braquées sur un enjeu culturel et non pas psychologique: le protagoniste Zénon évolue en effet à cette époque de transition tourmentée entre le Moyen Age et la Renaissance où une culture nouvelle se fraye péniblement un chemin. Sa percée définitive sur le marché français, Yourcenar la doit pourtant à ses Mémoires d'Hadrien (1971), les célèbres souvenirs (fictifs) que cet empereur romain du deuxième siècle après J.-C. destine à son successeur. Sans doute le public français s'est-il senti davantage en terrain connu avec cet ouvrage qui s'annonce comme des mémoires bien qu'il propose en fait une réflexion de qualité sur la culture latine et la condition humaine.
L'originalité de Yourcenar consiste donc entre autres dans l'aversion qu'elle éprouve à l'égard des sempiternelles analyses psychologiques si chères à certains lettrés français. Son domaine à elle, c'est le choc des cultures, que ce soit entre la germanique et la française, entre la médiévale ou l'antique et la moderne. Et je devrais même ajouter: entre l'occidentale et l'orientale ou l'africaine: n'a-t-elle pas tenté d'explorer l'âme japonaise dans Mishima ou la vision du vide (1983), n'a-t-elle pas traduit et commenté les negrospirituals (Fleuve profond, sombre rivière, 1964)?