Septentrion. Jaargang 5
(1976)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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henri de man: un portraitherman balthazarNé à Gand en 1938. Docteur ès sciences historiques à l'Université de l'Etat de Gand. Aspirant du Fonds national de la recherche scientifique. Assistant du professeur J. Dhont à l'université de Gand. Chercheur au Centre de recherches et d'études historiques de la seconde guerre mondiale. Actuellement professeur à l'université de Gand et à la Vrije Universiteit Brussel de Bruxelles. Il y a presque cinquante ans qu'Henri de Man publia à léna son premier livre de doctrine, Zur Psychologie des Sozialismus (1926), qui a suscité un vif intérêt à l'époque et qui est toujours resté la plus connue de ses oeuvres. Une première édition française, de valeur contestable, parut à Bruxelles sous le titre Au delà du Marxisme en 1927. Elle fut suivie d'une version condensée et commentée par le jeune André Philip et, enfin, d'une version intégrale françaiseGa naar eind(1). A partir de ce moment, Henri de Man vécut jusqu'en 1935 dans un climat de créativité intense. A la suite de la grande crise (qui marqua cette époque), ses idées pénétrèrent aussi dans un nombre considérable de milieux non socialistes où elles prêtaient également matière à discussion. La clarté de ses analyses contrastait très fort avec le désarroi qui régnait dans les milieux politiques et économiques. En 1933, De Man était devenu le vice-président du Parti ouvrier belge (POB) et, au Congrès socialiste de Noël 1933, il avait présenté son Plan du Travail. Ses idées semblaient donc permettre de forger des solutions concrètes qui pourraient s'appliquer dans la lutte contre la crise et le chômage qu'il fallait mener sur-le-champ. Ainsi le nom d'Henri de Man eut-il un grand retentissement pendant plusieurs années. C'était lui qui, pensait-on, saurait montrer la voie intermédiaire entre le communisme et le fascisme pour sortir de l'impasse de façon radicale et efficace. L'euphorie a été plutôt éphémère. Le 25 mars 1935, Henri de Man devint ministre des Travaux publics et de la Résorption du chômage dans le premier gouvernement d'union nationale dirigé par Paul van Zeeland, qui devait décider la dévaluation du franc belge, et renflouer l'économie. | |
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Henri de Man.
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Trois ans plus tard, le 12 mars 1938, au beau milieu de sa troisième expérience gouvernementale, alors qu'il était ministre des Finances du gouvernement tripartite de Paul-Emile Janson, il donna sa démission. Il resta une personnalité importante de la vie politique belge mais, en fait, accablé de sentiments de déception et d'amertume, il s'était mis en marge des réalités politiques. Il considéra l'attaque allemande de mai 1940 comme l'assaut définitif contre le système politique, économique et social auquel le mouvement social-démocrate s'était intégré et où il s'était désespérément sclérosé. Dans le bouleversement provoqué par Hitler, il crut voir une libération et s'efforça de se préparer à un rôle nouveau. Ce nouvel espoir, lui aussi, devait s'effondrer. S'étant retiré dans les Alpes, De Man réussit encore de justesse à gagner la Suisse à la fin de guerre. Pendant la période de la répression en Belgique, il fut condamné par contumace à une lourde peine. On s'attendait à une révision du procès, mais ce fut en vain. Tant en Belgique qu'à l'étranger, le silence se fit autour de la figure d'Henri de Man. D'aucuns parlèrent d'une ‘conspiration du silence’. C'était sûrement le cas, mais il y avait bien davantage. Il semblait qu'Henri de Man ne suscitait aucun intérêt, que ses idées n'étaient plus à même de nous guider dans les problèmes sociaux d'après la guerre. Cette époque semble maintenant révolue. Alors que des symptômes de crise s'accumulent depuis une quinzaine d'années, des dizaines d'articles et de conférences montrent qu'Henri de Man bénéfice d'un regain d'intérêt. Un colloque international a été organisé à Genève en 1973Ga naar eind(2). Au delà du Marxisme vient d'être réédité à Paris dans une traduction amélioréeGa naar eind(3). La plus importante des maisons d'édition d'ouvrages scientifiques en Belgique flamande réédite actuellement ses oeuvres complètes dans une série de six volumesGa naar eind(4). Les raisons de l'intérêt renouvelé que l'on porte à Henri de Man ne sont pas tout à fait claires. Il serait faux de n'y voir qu'un élément de la mode rétro particulièrement florissante à l'heure actuelle. L'intérêt que peut susciter un penseur est fonction, en particulier, de son aptitude à créer un dynamisme social et une cohésion dans l'action sociale. Sa grandeur réside dans la possibilité de montrer une issue libératrice qui soit en même temps créatrice et constructive. Je n'oserais affirmer que nous pouvons, aujourd'hui, retrouver cette aptitude et cette grandeur dans l'oeuvre d'Henri de Man. Cependant, son oeuvre aussi bien que sa personnalité semblent à nouveau retenir notre attention, et je tiens à accorder une importance égale à ces deux points. J'aimerais aussi établir un lien entre la raison de l'intérêt renouvelé que suscite actuellement la figure d'Henri de Man et une image d'ensemble de son oeuvre et de son action, de l'influence qu'il a incontestablement exercée et de ses échecs. Je m'oppose catégoriquement à toute forme dissimulée d'hagiographie qui tendrait à réactualiser la valeur de son livre Au delà du Marxisme et de son planisme en alléguant qu'il faut établir une distinction entre l'homme politique Henri de Man et le théoricien Henri de Man. Trop souvent, nous avons entendu affirmer que tout en étant un excellent penseur, il aurait été inapte à la politique pratique. Même si cette affirmation s'avérait exacte, un portrait d'Henri de Man ne peut avoir de | |
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sens, aujourd'hui, que si nous pouvons mesurer l'originalité de ses idées d'après leur élaboration ou leur réalisation dans la réalité de l'époque. Henri de Man est né à Anvers en 1885, dans un milieu néerlandophone qui appartenait à la bourgeoisie moyenne de tendance libérale modérée, et qui touchait principalement aux milieux commerciaux et culturels. Ne nous risquons pas à des extrapolations en esquissant un portrait psychologique d'Henri de Man qui se fonderait sur quelques éléments liés au milieu dans lequel il a grandi. Toute une série de caractéristiques, cependant, se retrouvent toujours dans les témoignages et dans les données autobiographiques: une certaine forme d'élitarisme inconscient s'appuyant sur la croyance à l'équilibre physique et aux valeurs du patrimoine culturel et historique, un goût prononcé de l'engagement, le refus de se perdre dans des intérêts mesquins. Arrêtons-nous là. En 1902, Henri de Man entre comme militant dans le mouvement socialiste. La Flandre ne compte guère d'intellectuels bourgeois engagés comme militants dans le mouvement. En outre, De Man n'était pas le type courant de l'intellectuel qui, issu d'un milieu libéral radical, passait au Parti ouvrier belge. Ce passage impliquait notamment un anticléricalisme exacerbé, accompagné parfois d'une adhésion à la franc-maçonnerie, et pratiquement toujours sous l'influence de la gauche française. On en trouvait le prototype dans la figure de Modeste Terwagne, le franc-maçon corpulent et cordial qui, jusqu'en 1914, a dirigé le mouvement socialiste à Anvers. Le néophyte Henri de Man était pour ainsi dire prédestiné à s'opposer d'emblée à un homme de ce genre. Lui serait le pur et allait s'engager à fond dans une forme d'ouvriérisme, tendance générale qu'il rejetterait ultérieurement avec beaucoup de véhémence. Sans doute cet esprit d'ouvriérisme fut-il à l'origine de son mariage avec une ouvrière gantoise en 1910. Le mariage devait se solder par un échec, mais De Man a beaucoup fait pour pouvoir assumer la responsabilité de l'éducation de ses enfants. Sans doute y a-t-il lieu de parler d'une contradiction fondamentale: en fait, son ouvriérisme était une idéalisation du prolétaire qui aspire à améliorer sa condition. Cette attitude explique en même temps les efforts remarquables qu'il a consentis pour créer une Centrale d'éducation ouvrière en 1912 et, après la première guerre mondiale, une Ecole ouvrière supérieure à Uccle (Bruxelles). Il y a consacré le meilleur de luimême, et tous ses élèves y ont été fort impressionnés par son enthousiasme et par son talent. C'est en Allemagne qu'Henri de Man a trouvé un mouvement selon son coeur. La Sozial-demokratische Partei Deutschland (SPD - Social-démocratie allemande) se trouvait au sommet de tous les partis socialistes de la IIe Internationale. Il s'agissait d'une organisation de masse puissante aux larges ramifications, au sein de laquelle les tendances de gauche étaient influentes vers 1905, tout en restant encore très attachées au parti. Elle comptait des idiologues tels que Karl Kautsky, qui pouvaient se prévaloir de façon convaincante de l'orthodoxie du marxisme. Ils représentaient un ‘attentisme révolutionnaire’ dont les conséquences néfastes ne se manifesteraient qu'en 1914. Cet attentisme impliquait une intégration effective et permanente dans le modèle social | |
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existant mais cette intégration se dissimulait sincèrement sous les hymnes du grand idéal révolutionnaire. Henri de Man put mettre au point son radicalisme dans la revue Die Neue Zeit de Kautsky. En collaboration avec Louis de Brouckère, il écrivit en 1911 une analyse virulente du ‘socialisme des entrepreneurs’ en Belgique, ce qui ne manqua pas de blesser un Edouard Anseele père ou un Louis Bertrand qui, au moyen de leurs imposantes coopératives de magasins et d'usines, croyaient tenir les leviers d'un certain pouvoirGa naar eind(5). Dans un excellent exposé qu'il a fait à Genève, Guy Desolre a démontré que le marxisme auquel Henri de Man a tourné le dos ultérieurement était un marxisme à la KautskyGa naar eind(6). Il s'agit là d'une position particulièrement séduisante. En effet, elle explique clairement dans quelle mesure 1914 et les événements qui s'en sont suivis ont contribué à sortir De Man d'une certaine euphorie. Il était devenu socialiste en 1902. Or, il n'était pas le genre d'homme à renier très vite ses idéaux de jeunesse. Ce n'est pas lui qui s'était détourné de l'idéal mais plutôt le socialisme lui-même, ou du moins les représentants vénérés qui l'incarnaient. Il est particulièrement difficile de se rendre exactement compte des différents aspects de cette expérience de 1914. Antimilitariste par principe et socialiste fidèle, Henri de Man devint soldat, et bientôt officier. Nous pouvons même affirmer qu'il le devint avec une incontestable satisfaction. En 1917, le jeune marxiste inflexible partit pour le front russe, non pas pour y respirer l'air de la révolution, mais afin de combattre le défaitisme et d'aider à sauvegarder le front. Est-ce là l'attitude d'un traître qui se perd dans des contradictions inextricables? Gardons-nous de juger cet épisode d'après des catégories de jugement d'ordre moral. Les grands schismes qu'a connus le socialisme depuis 1917 s'expliquent déjà par cette idéologisation a posteriori d'un nombre considérable d'accidents historiques. Il est incontestable qu'Henri de Man a dû faire face à une grave crise de conscience. Il s'est senti dans l'obligation de faire le bilan et de se justifier à ses propres yeux et à l'égard d'un socialisme qu'il avait embrassé en tant que fils de la classe bourgeoise et qu'il entendait servir sincèrement - et voilà un paradoxe de plus - d'une passion cérébrale. Peut-être son inquiétude explique-t-elle sa réaction de fuite en 1918? En effet, les pions étaient mis en place en vue d'une percée imposante sur le plan politique et syndical. S'il avait été animé d'un besoin d'activité pragmatique et du goût d'être ‘reconnu’, il serait entré au Parlement et serait devenu l'un des dirigeants du Parti ouvrier belge. Il accepta la mission plus discrète mais flatteuse de faire partie d'une délégation gouvernementale qui se rendait aux Etats-Unis. Deux essais remarquables, Au pays du Taylorisme et The Remaking of a Mind datent de cette époqueGa naar eind(7). Ils reflètent une conception non encore équilibrée des structures sociales et des possibilités de changement. En 1920, Henri de Man rentre en Belgique. Pendant deux ans, il se consacre à nouveau à l'éducation des ouvriers, au sein d'un mouvement dont le nombre de membres, les nouvelles missions et responsabilités à tous les niveaux, y compris la participation au gouvernement, ne cessent de s'accroître. Le président du Parti ouvrier belge, Emile Vandervelde, restait un Kautsky belge dont les écrits sur la révision du | |
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programme de base s'efforçaient de maintenir l'équilibre entre une attitude révolutionnaire intégrale et les besoins du Kleinarbeit, de la pratique politique quotidienne. Des conflits personnels, entre autres, furent à l'origine du départ de Henri de Man pour l'Allemagne en 1922. A cette époque, la république de Weimar faisait songer à un malade chronique qui, avec une lucidité exacerbée, veut fiévreusement profiter de la vie. Le commis voyageur et l'intellectuel allemands qui, avant 1914, avaient recommandé les produits allemands et la culture allemande, avaient perdu leurs illusions. Incrédules, le petit bourgeois, le cultivateur et l'ouvrier allemands avaient vu s'écrouler l'Allemagne: l'empereur était parti, les socialistes divisés s'étaient entre-tués lors de l'insurrection spartakisteGa naar eind(8), le mark était devenu une monnaie particulièrement incertaine... La relance économique, réalisée à l'aide de dollars américains de banques isolationnistes, avait quelque chose d'irréel. La droite s'exerçait à la mystique du sang et du sol. L'intelligentsia de gauche se réfugiait dans une créativité cosmopolite, un peu trop cynique et décadente aux yeux de certains, mais particulièrement enrichissante et novatrice. Henri de Man, lui aussi, vécut ses années les plus créatrices du point de vue intellectuel à Francfort, mais sûrement pas dans le style et l'atmosphère de son entourage intellectuel. Sa recherche de l'équilibre était toute différente. Elle se fondait sur des valeurs culturelles et historiques sûres, sans trop d'ironie défaitiste; elle voulait réaliser un idéal d'émancipation qui, à ses yeux, avait été tellement galvaudé. C'est dans ces conditions qu'il conçut Au delà du Marxisme. Le livre parut au moment où, un peu partout en Europe, le mouvement ouvrier social-démocrate était en régression et où les partis communistes étaient figés dans le dogmatisme. Voilà le premier attrait du livre. Il dénonçait ‘le conservatisme des arrivés, la pusillanimité des adorateurs du Dieu Organisation, l'étroitesse d'esprit des accablés par les petites besognes journalières, la peur des bureaucrates devant les responsabilités, l'égoïsme des trop aisément satisfaits qui font de la doctrine des révolutionnaires de naguère un confortable oreiller. Ils disent: “L'heure n'est pas propice!”, “Les masses ne sont pas mûres!”, “La faute en est au système!”...’Ga naar eind(9). Telle était la portée émotionnelle de l'oeuvre. Il faut y ajouter l'élaboration d'une conception nouvelle qui doit inspirer la lutte pour l'émancipation sociale. Le livre n'a rien perdu de son attrait et nous perdons facilement de vue à quel point le contexte de la personnalité et des expériences de Henri de Man a contribué à déterminer ses conceptions. Depuis un demi-siècle, un processus d'émancipation accéléré s'était déclenché dans l'Europe industrielle. Plusieurs groupes de la population, et non pas la seule classe ouvrière, étaient concernés. En effet, compte tenu de différences importantes selon les régions et les époques, des phénomènes analogues devaient se manifester partout. Lié à la classe ouvrière considérée comme un groupe social homogène toujours croissant, le socialisme en tant que théorie économique se profila, dans ce processus, comme la force la plus remarquée et la plus agressive. C'est la position qu'avait choisie d'emblée le jeune Henri de Man en proclamant que l'évolution était trop lente, que trop d'énergie était gaspillée en vue de l'auto- | |
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protection de l'organisation. Toutefois, il ne devint jamais le gauchiste considérant comme une puissance étrangère l'environnement social dans lequel il évoluait, ou rejetant toute affinité culturelle et historique avec cet environnement. Ainsi, ses déceptions de 1914 et ses expériences ultérieures s'étaient-elles trouvées à l'origine d'une conception élargie du socialisme. Celui-ci devait mieux répondre aux besoins et aux aspirations d'émancipation du peuple européen dans son ensemble. Il fallait clairement définir les obstacles économiques qui empêchaient de satisfaire ces besoins, bien sûr, mais la réalisation de cet objectif ne devait pas se limiter à une classe sociale déterminée et devait aussi dépasser l'analyse purement économique. Nombreux étaient les groupes sociaux - ouvriers, cadres, métayers, petits indépendants - qui devaient enfin se réunir dans ce long processus, dans cette longue lutte jalonnée de défaites et de victoires. Plusieurs éléments pouvaient en aiguiser la volonté. L'aspect volontariste y occupait, en effet, une place centrale. Pour Henri de Man, l'importance accordée à l'engagement personnel constitue une compensation pyschologique qui lui servait de motivation pour la lutte en vue de l'instauration du socialisme. Arrêtons ici cette paraphrase trop concise et, forcément, déjà falsifiante. La publication de son livre valut à Henri de Man une célébrité et un prestige accrus. Il est normal qu'il ait rencontré le plus grand succès auprès de plusieurs noyaux de socialistes religieux. Ceux-ci se voyaient confrontés plus encore que les autres à l'attitude déterminée par l'histoire des églises chrétiennes, dont l'antisocialisme fanatique avait contribué à freiner le processus d'émancipation. Dans les milieux protestants, la motivation éthique et l'accent mis davantage sur l'engagement personnel étaient considérés d'un oeil favorable. Les milieus catholiques se montraient plus réticents, et cette réaction devait handicaper gravement le demanisme au moment où il fallait faire son entrée concrète dans le monde ouvrier. Jusqu'en 1930, l'action se limita à des discussions passionnées. Très vite, Henri de Man se rendit compte de quelques ambiguïtés dangereuses que contenait son oeuvre. Il était dédouané dans plusieurs milieux intellectuels bourgeois, où l'on faisait preuve de largeur d'esprit en discutant de son socialisme, qui permettait à la fois d'être antimarxiste et de mettre les valeurs spirituelles au-dessus des valeurs matérielles. Vint ensuite la crise économique que suivit une crise globale du régime. Apparamment, personne n'était à même de concevoir autre chose que de défenses en hérisson improvisées. Nombreux furent ceux qui se rendirent compte qu'Henri de Man pouvait être bien plus encore qu'un critique intelligent du mouvement socialiste. Lui-même décupla son activité. A aucun autre moment de sa vie, son travail n'a été si rapide ni si fructueux. Il fut obligé de prendre position en face du nationalisme, du corporatisme et du fascisme, et il dut préciser ses conceptions. Dans ce contexte, il publia notamment Le socialisme constructif, Masses et chefs et L'Idée socialisteGa naar eind(10). Cette fois-ci, sa démarche est donc à l'inverse de celle de 1914. Aux yeux de De Man, l'évolution de la crise confirmait ses idées plus encore qu'il n'eût pu le souhaiter. Voici comment il évoquait cette situation dans son autobiographie et dans l'introduction à L'Idée socialiste: | |
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‘Toutes ces considérations m'ont fait aboutir à la conclusion pratique que le socialisme n'est pas un mouvement limité à une classe unique, mais qu'il est l'affaire de tous les hommes et de tous les peuples, et en premier lieu de tout peuple qui, sur la base de son organisation politique, dispose des moyens institutionnels lui permettant de procéder à une réforme des rapports sociaux. C'est pourquoi l'anticipation de la société nouvelle qui dirige la volonté politique pose d'abord en principe le passage d'une utopie vague et idéelle à un plan national élaboré avec précision. Il ne s'agit donc pas tellement de pures revendications de classe mais d'un plan de redressement général et même, en vue de la crise devenue chronique dans l'emploi, d'un plan de sauvetage qui réponde aux intérêts et aux désirs de la grande majorité de la population et que justifie l'intérêt général...
Je conclus la préface de mon livre de la façon suivante: La publication de ce livre clôt une période de ma vie qui a commencé il y a dix ans lorsque, d'une activité exclusivement pratique, je suis passé à une activité essentiellement théorique. L'objectif unique que je poursuivais était de trouver une réponse à la question: que faire?...Maintenant, j'y ai trouvé une réponse qui me permet au moins d'avoir à nouveau conscience du but à atteindre par mon action. C'est pourquoi j'abandonne mon travail théorique d'auteur pour reprendre ma place dans les rangs de ceux qui se préoccupent plus de la réalisation concrète du socialisme que de ses fondements scientifiques’Ga naar eind(11).
Henri de Man rentra en Belgique peu de temps après qu'Hitler eut pris le pouvoir. C'était un grand monsieur, qui avait retrouvé son assurance face à un mouvement qui, lui, était en train de perdre toute confiance en soi. Lors des grèves mouvementées de 1932, les ouvriers s'étaient également attaquées aux maisons du peuple. Nombreux étaient les jeunes gens et les intellectuels dont la révolte contre le parti s'exprimait dans une opposition de gauche toujours plus virulente. Les grands chefs du mouvement se faisaient vieux: Emile Vandervelde avait soixante-sept ans, Edouard Anseele père soixante-dixsept et Jules Destrée soixante-dix. Henri de Man finit par avoir beaucoup d'atouts. Il devint vice-président du parti et organisa un bureau d'action socialiste, une sorte de brain-trust composé d'un certain nombre de jeunes enthousiastes et brillants. Ensemble, ils préparèrent le Plan du Travail que De Man introduisit magistralement à l'occasion du 48e congrès du parti: ‘La grande différence entre le programme et le plan du point de vue politique et psychologique, c'est que le programme esquisse des désirs, tandis que le plan précise une volonté. Le programme dit à l'opinion publique: nous voudrions telle ou telle chose - et c'est généralement un tas de choses plus ou moins lointaines. Le Plan, par conre, dit: nous voulons faire telle chose, nous allons faire telle chose, à échéance fixe, ou du moins, à une échéance que vous, opinion publique, nous permettrez de réaliser en nous donnant le pouvoir.’ Ce fut un discours enthousiasmant, interrompu à des dizaines de reprises par des applaudissements. Pourtant, les hommes de l'appareil du Parti ouvrier belge ne suivaient pas de tout coeur Henri de Man, et leur attitude a été dénoncée à plusieurs reprises comme l'un des grands obsta- | |
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cles qui ont fait échouer le demanisme rénovateur. Dans ses oeuvres autobiographiques, De Man a violemment dénoncé la mauvaise volonté, l'impuissance et la léthargie du mouvement. Gardons-nous, cependant, de nous arrêter à cet acte d'accusation. Il faut chercher ailleurs les éléments les plus révélateurs, quand on discute de l'actutalité d'Henri de Man. Il s'agit principalement de l'interférence entre les notions de socialisme et de fascisme. Et voilà, le mot est lâché et il ne cessera de retenir notre attention dans l'élaboration de ce portrait. Tout d'abord, nous ne devons pas perdre de vue que dans la forme qu'il revêtait pendant l'entre-deux-guerres, le fascisme n'a entraîné aucun résultat constructif, aucune rénovation. C'est le contraire qui est vrai, puisqu'il contenait en germe une force destructrice qui allait en s'amplifiant et qui s'appuyait sur des slogans vides de sens, sur l'intolérance, l'angoisse, l'assassinat, l'extermination de peuples et, finalement, le chaos. Sans doute, les contemporains des années vingt et trente ne s'en rendaient-ils pas compte de façon si aiguë, pas plus qu'ils ne pouvaient entrevoir ce qui se préparait. Sans doute, le fascisme se caractérise-t-il par une rébelion autonome fondée sur un désir d'émancipation que peuvent expliquer les sentiments de malaise d'une masse importante face à l'impuissance de la démocratie libérale. Nous, la génération des incertaines années soixante-dix, nous ne pouvons nous soustraire à l'obligation d'étudier, dans notre analyse, aussi bien la genèse du fascisme que les résultats auxquels il a abouti. Sinon, notre effort serait vain et la mode rétro ne trahirait qu'un certain goût du macabre. Henri de Man est l'un de ces brillants penseurs et hommes d'action qui, initialement, se sont rendu compte de façon aiguë des motivations d'une fascisation croissante et qui, en tant que socialistes qui s'interrogeaient, en ont beaucoup souffert. Au cours de ses années les plus fécondes, de 1931 à 1935, il s'est efforcé avant tout de préciser ses idées en vue d'une autre solution qui pût y remédier. Sans doute les Thèses de Pontigny constituent-elles une excellente illustration de ces efforts. Du 14 au 16 décembre 1934 fut organisé dans l'abbaye de Pontigny un colloque international sur l'idée du plan socialiste. De Man y présenta ses conceptions en 14 propositions. J'en résume les principales: 1. Le capitalisme a abouti à une substitution de la prédominance du capital financier à celle du capital industriel, ce qui entraîne la monopolisation dans les secteurs clés et contribue à accentuer le nationalisme économique. 2. Sans réformes de structure radicales, les réformismes de répartition sont devenues irréalisables. 3. Le mouvement ouvrier doit remplacer sa doctrine déterministe des crises capitalistes par une politique volontariste dont l'objectif est de résorber le chômage et de vaincre la crise. 4. Les moyens d'action pour arriver à ce résultat, il faut les chercher sur le plan national. 6.7.8. Un régime d'économie mixte (secteurs nationalisé et privé) et dirigée (Plan impératif), voilà le premier objectif à atteindre. Le transfert d'autorité est plus important que le transfert de propriété. 9. ‘... A la doctrine classique de la démocratie bourgeoise, qui ne correspond plus aux réalités actuelles, il faut substituer | |
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une doctrine nouvelle fondée sur une conception différente de la séparation des pouvoirs. L'exécutif gouverne, les institutions représentatives contrôlent. De même, au sein de l'Etat économique nouveau en voie de constitution, les institutions représentatives, c'est-à-dire fondées sur l'exercice du droit de suffrage individuel, n'auront qu'un droit de regard et de contrôle; l'exercice du droit de gestion sera fondé sur la délégation de pouvoirs par l'exécutif et la représentation des intérêts corporatifs.’ 10.11. Contrairement à l'ancien ouvriérisme, le mouvement ouvrier doit tendre à faire front avec les classes dites moyennes sur un programme qui englobe l'ennemi commun des classes ouvrières prolétarisées et non prolétarisées, à savoir le capitalisme monopoliste et financier. 14. ‘Le Plan, rien que le Plan, tout le Plan’, devient le fondement de la nouvelle stratégie, et on ne participe pas à un gouvernement qui ne l'admet pas. Celui qui veut faire de l'exégèse repérera un certain nombre de contradictions dans ces propositions. Il constatera aussi qu' Henri de Man ne négligeait aucune occasion d'approfondir certaines de ces propositions. Il s'efforça, par exemple, dans son essai Corporatisme et socialisme, de préciser le terme à la mode assez vague de corporatisme, comme ‘vraiment l'expression d'une volonté progressive, réformative et libératrice; et... cette volonté, pour se réaliser, n'a pas besoin de se situer en dehors du socialisme’Ga naar eind(12). Tout ne fut pas aussi simple, cependant. Nombreux étaient les personnes et les groupes, tant en Belgique qu'à l'étranger, que s'étaient annexé le planisme d'Henri de Man. Ce fut notamment le cas en France. Dans une excellente étude sur les néo-traditionalistes français, Alain Gérard Slama écrit: ‘La pensée d'Henri de Man a été pour tous les mouvements que nous avons étudiés une véritable auberge espagnole. Elle a contribué à entretenir l'illusion d'un accord qui ne se faisait en réalité que sur un nom (et sur des mots)... Cette pensée a joué dans la dispersion de ces illusions un rôle d'accélérateur. Elle contenait, en effet, plus de promesses qu'elle n'en a tenu: la conscience de l'échec a été d'autant plus forte que l'espérance avait été plus vive’Ga naar eind(13). Il est difficile de refuser cette analyse. La grande crise économique plonge aussi bien l'économiste classique que le marxiste orthodoxe dans un grand brouillard. De leur côté, certains mouvements plus ou moins fascinants ne s'intéressaient guère à l'économie. Aussi Hendrik Elias décritil de quelle façon vague et rapide on formulait, en 1932, les positions économiques et sociales du nouveau parti, le Vlaams Nationaal Verbond (VNV - la Fédération nationaliste flamande)Ga naar eind(14). Peu de temps après, un nombre considérable des adhérents de ce parti allaient se rapprocher très fort des idées de De Man. La sympathie que le nouveau radicalisme de droite témoignait à l'égard des idées d'Henri de Man renforçait la méfiance d'un grand nombre de socialistes encore hésitants. Cette attitude ne manqua pas de l'influencer. Sans doute la raideur des camarades du parti et les encouragements et invitations intéressés de la part de bourgeois intellectuels furent-ils pour quelque chose dans le fait que De Man s'éloigna progressivement de sa famille idéologique. Mais ne nous précipitons pas. Ce n'est qu'à partir de 1938 que l'accumulation d'expériences nouvelles et de contacts | |
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nouveaux entraînera une véritable modification dans les fondements de son idéologie. En 1932-1935, De Man est toujours sur le chemin du succès. Au sein même du mouvement socialiste, la campagne en faveur du Plan provoqua un dynamisme que l'on n'avait plus connu depuis longtemps. L'un des principaux résultats fut notamment le fait qu'une partie des jeunes turcs gauchisants de l'époque allaient se grouper autour d'Henri de Man. Le plus important parmi eux était Paul-Henri Spaak qui, avec un talent remarquable, fit siennes quelques-unes des conceptions fondamentales de De Man pour en tirer l'image d'un homme d'Etat décidé qui contrastait avec la pusillanimité du groupe local du parti. La campagne en faveur du Plan battait son plein alors que le pays était encore plongé en pleine crise économique. Dans ce contexte, la faillite de la Banque du Travail devait porter un coup grave au parti socialiste. En revanche, Henri de Man eut des contacts de plus en plus nombreux avec une nouvelle génération d'économistes formés à l'école de John Maynard Keynes. La notion d'un exécutif plus puissant disposant de plus de pouvoirs de décision dans le secteur économique était plus ou moins parallèle à celle du planisme socialiste. Enfin, il y avait le problème monétaire: le redressement économique nécessiterait une dévaluation, ce qui justifierait la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Les autres éléments qui intervenaient sont moins clairs. Il est de fait, cependant, qu'à l'insu de ses collaborateurs les plus proches dans la campagne en faveur du Plan, Henri de Man a été le défenseur du premier gouvernement Paul van Zeeland (25 mars 1935 - 26 mai 1936), et l'un de ceux qui l'ont formé, une jeune équipe tripartite qui, parmi ses ministres, comptait aussi quelques techniciens extra-parlementaires. D'après un témoin, ‘Henri de Man... fut le premier ministre du roi à porter le béret basque. Sa pipe, ses cannes à pêche sont inséparables de ses grands ouvrages. Bohème, plus fait, selon ce qu'il a écrit lui-même, pour vivre sous la tente que dans le confort d'une ville moderne, il ne paraissait pas désigné pour tenir le ménage de la Belgique. Sa vive intelligence, l'originalité de ses vues, sa conception sportive de la vie et de la politique conféraient en ce moment à sa personne une séduction qui s'exerçait sur les plus prévenus’Ga naar eind(15). Henri de Man fut ministre sous quatre gouvernements. Sa première expérience au département des Travaux publics et de la Résorption du chômage coïncidait avec une période de redressement économique, mais elle se termina par le scrutin désastreux du 24 mai 1936, qui constituait une victoire électorale pour le parti rexiste de Léon Degrelle (21 sièges), pour le parti nationaliste flamand (VNV, 16 sièges) et pour le parti communiste (9 sièges). Le 13 juin 1936 fut reconduit un nouveau gouvernement composé selon la même formule. Toutefois, les accents de son programme furent mis davantage sur les aspects politique et défensif: il fallait surmonter la crise du régime et concevoir une nouvelle politique étrangère fondée sur le principe des ‘mains libres’. A la suite de virulentes campagnes de scandale, le second gouvernement Van Zeeland tomba le 25 octobre 1937. Après un mois de crise gouvernementale, le libéral Paul-Emile Janson constitua un nouveau cabinet tripartite (23 novembre 1937 - 13 | |
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mai 1938). A Henri de Man, il confia le difficile département des Finances. Malade et déçu, De Man démissiona le 12 mars 1938. Henri de Man a été ministre pendant trois ans. Une fois, il fut même désigné pour former le gouvernement. Ce ne fut pas une expérience heureuse. Il est difficile de dire pourquoi. Henri de Man n'a jamais été un homme politique élu. C'est par la grande porte qu'il était entré au parti, qu'il avait accédé à la gestion du pays. Il devait apprendre la différence entre le fait d'avoir raison et le fait qu'on lui donne raison. Ce n'était pas commode. A ses yeux, tout le système était figé par la mauvaise volonté, la léthargie, l'ignorance et la niaiserie. Puis, il y avait encore la principale cause du mal, impossible à maîtriser, celle-là, à savoir le ‘mur de l'argent’. Il ne faut pas perdre de vue les conséquences de cette amertume croissante et à moitié exprimée, qui détermine une évolution psychologique à une époque où il se maintient aux grands leviers de commande. Après la mort d'Emile Vandervelde, en 1939, De Man devint le président du parti au mois de mai. Il s'aggissait là d'une situation curieuse, car la majorité du bureau du parti ne lui était pas favorable; ces sentiments étaient d'ailleurs réciproques. Dès 1936, on assistait à des prises de position émotionnelles en matière de politique intérieure et étrangère. Etre de gauche signifiait se manifester ouvertement comme antifasciste, adhérer au mythe de la république espagnole, cultiver la peur de l'ordre nouveau, etc... Toutes ces positions comportent un certain nombre de nuances: on pouvait être un militant de la Ligue contre la guerre, on pouvait adopter un pragmatisme libéral prudent mais on savait clairement de quel côté on se trouvait. Or, Henri de Man ne se trouvait (plus) de ce côté gauche. Ses connaissances plutôt relatives en matière d'économie et ses déceptions concernant des hommes tels qu'un Van Zeeland avaient fait évoluer unilatéralement ses conceptions de Pontigny vers des idées sur une démocratie encore inexistante qui serait autoritaire, nationale et vaguement ‘solidariste’. Dans la nouvelle politique étrangère de la Belgique, De Man devint le grand défenseur de la neutralité active. Ceux qui prennent connaissance des archives allemandes de l'Auswärtiges Amt se rendent compte de ce que cela signifiait. L'Allemagne nazie exigeait au moins une neutralité idéologique; c'est ce que proposa Henri de Man. Il se rapprochait de la sorte des conceptions du roi Léopold III. Il est encore plus remarquable qu'à la fin de 1938, à la demande secrète du roi, il soit parti en voyage et se soit efforcé, via des relations d'antichambre, d'amener les chefs de gouvernement européens à organiser de nouvelles négociations de paix. Le fait qu'il fut chargé d'une mission de ce genre, l'autorité à laquelle il devait rendre des comptes, la définition de son pacifisme, la conception des voies que pouvaient prendre les délibérations politiques, tout, dans cette mission, revêt un caractère vraiment irréel. Lorsque la guerre éclate, le 3 septembre 1939, il se constitue sans difficulté un cabinet d'union nationale, le troisième gouvernement dirigé par Hubert Pierlot. Personne ne contesta fondamentalement la politique tendant à tenir la Belgique en dehors du conflit. Henri de Man devint vice-premier ministre. Il semble qu'il ne devait pas jouer un rôle de premier rang, car il démissionna le 5 janvier 1940. Au | |
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moment des grands événements historiques, le théoricien rénovateur, l'homme d'Etat, le grand président du parti se fit simplement officier, actif dans le Welfare et dans l'OEuvre Elisabeth Pour nos Soldats. De temps à autre, il accomplit des missions diplomatiques officieuses dont le chargea le roi Léopold III. Cette retraite dura jusqu'en pleine Campagne des dix-huits jours. J'en viens ainsi au dernier volet de ce portrait. Il faut signaler en premier lieu qu'après le 10 mai 1940, les hommes politiques belges, les groupes de pression belges, l'opinion publique belge ne savent où ils en sont. La supériorité allemande dans l'Occident ébranle les conceptions et l'attitude de la grande majorité. Plusieurs études parues au cours des cinq dernières années l'ont suffisamment démontré. La Campagne des dix-huits jours est à l'origine d'un conflit très grave: les ministres belges veulent quitter le pays, le roi veut rester dans le pays. A posteriori, ce moment historique se trouve figé dans un type d'explication déterminé: d'une part, les ministres partent afin de poursuivre la lutte aux côtés des Alliés; d'autre part, le roi agit en chef de l'armée, est fait prisonnier de guerre et n'accomplit aucun acte politique pendant la guerre. Tous ceux qui ont agi en dehors de ce schéma couraient le danger de payer la note en 1945. Je ne dis pas à juste titre ou à tort; je constate. Le type d'explication figé est simpliste et faux, du moins en ce qui concerne les premiers mois qui ont suivi la capitulation du 2 mai 1940. Les historiens travaillent lentement mais sûrement. Tout n'est pas encore élucidé, mais un certain nombre de faits sont acquis. Ainsi le roi a-t-il songé, dès avant le 28 mai 1940, à former un nouveau cabinet restreint en vue d'essayer de négocier avec les Allemands, dans une nouvelle Europe, pour une Belgique indépendante. Ce n'est qu' en juillet 1940 que des directives assez précises d'Hitler mirent fin à cet espoirGa naar eind(16). Dès le 24 mai sûrement, Henri de Man était disposé à entrer dans un nouveau gouvernement. Nous n'examinerons pas ici tous les aspects de la question. Disons globalement que du point de vue formel en intentionnel, Henri de Man restait un patriote belge qui, tenant compte de la réalité plausible d'une victoire allemande définitive, se rangeait du côté du roi afin de chercher un compromis politique qui permît au pays de préserver son indépendance. Il se retira et limita ses activités dès que cette solution se révéla impossible et, en 1941, il s'abstint de toute activité politique. Ce qui précède ne peut guère susciter d'objections. A la lumière de tout cela, le jugement porté au lendemain de la guerre se présente comme une condamnation erronée et injuste. En effet, le problème se situe à un niveau différent, un niveau qu'Henri de Man lui-même n'a pas pu ou voulu envisager dans ses mémoires et dans ses mémorandums de défense. Dans le portrait d'une figure qui, en 1975, suscite à nouveau notre intérêt, il est pourtant nécessaire de regarder plus loin. Nous avons suivi l'évolution d'un brillant fils de la bourgeoisie flamande devenu militant socialiste en 1902. Il prend position dans la zone de combat; le marxisme était son arme contre un mouvement qui prenait une extension rapide mais qui, à ses yeux, perdait sa pugnacité dans l'alternative non résolue de la finalité révolutionnaire et du réformisme banal. Comme ce fut le cas chez beaucoup d'autres, | |
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1914 lui cause une vive déception. Loyal, il devient soldat et jusqu'au-boutiste; il perçoit avec déplaisir la flamme révolutionnaire de 1917 et il contribue à l'éteindre à Pétrogard, sur le front russe. Ensuite, il part à la recherche d'une nouvelle inspiration, d'un nouveau dynamisme, pour un socialisme démocratique qui devenait un géant impuissant aux pieds d'argile. Pour beaucoup de gens, ouvriers et autres, il formule à nouveau une volonté de socialisme. La grande crise devient son ‘moment de gloire’. Une fois de plus, il est disposé à la lutte, prêt à la victoire. Cet espoir se change en malaise, impatience et fierté blessée, tous sentiments particulièrement dangereux pour la pensée et l'action politiques. Liés à la structure de base de son caractère et de son milieu, ils se trouvent à l'origine d'un processus qu'il faut estimer plus important pour ses activités de 1940 à 1942 que la question de la collaboration formelle avec l'occupant. Son manifeste du 28 juin 1940 était plus qu'une étape pragmatique en vue de la constitution d'un nouveau gouvernement belge. Il s'agissait d'une déclaration d'aversion à l'égard d'un régime politique, complétée de perspectives qui étaient absolument aux antipodes de son vieux rêve de renouveau du socialisme. Chaque terme y avait presque perdu son contenu concret: ‘... pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d'un monde décrépit est une délivrance;... la voie est libre pour la paix européenne et la justice sociale;... une époque où une élite, préférant la vie dangereuse et rapide à la vie facile et lente, et cherchant la responsabilité au lieu de la fuir, bâtira un monde nouveau;... un mouvement de résurrection nationale, qui englobera toutes les forces vives de la nation... dans un parti unique, celui du peuple belge, uni par sa fidélité au Roi et par sa volonté de réaliser la Souveraineté du Travail’. Les termes de ce genre, exprimés sur un ton lyrique ou non, De Man les a multipliés au cours des années 1940-1942, et c'est tragique. Il est tragique également qu'il ait dû se rendre compte que l'occupant allemand lui offrait encore mille fois moins de possibilités que le monde décrépit qui l'exaspérait tellement. Il a refusé de l'admettre, et il est parti pour une tragique solitude de dix ans dans son exil en Suisse. | |
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Deux études récentes sur Henri de Man: Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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