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louis couperus
traduit du néerlandais par willy devos.
la lorgnette
Il y avait à peu près cinq ans qu'un matin, à l'Opéra de Dresde, un jeune touriste Indo-néerlandais, journaliste, jeune homme raffiné de nature légèrement nerveuse, mais doux en dépit de son sang tropical, avait pris un billet pour une place au premier rang de la quatrième galerie pour entendre La Valkyrie. A l'époque, la quatrième galerie était celle où s'installaient tous les étrangers qui ne se payaient pas le luxe de prendre une loge. Même ceux qui auraient pu se le permettre, préféraient souvent la quatrième galerie à la troisième ou à la deuxième parce que, même s'il y avait l'abîme profond qui la séparait de la scène, on y entendait et voyait à merveille. C'était une journée splendide. Les parcs étaient ornés de feuillages dorés, l'air était chargé d'une douceur de vivre et, dans sa solitude passagèrement mélancolique, le jeune touriste se sentait heureux, flânant à travers la jolie ville, entrant dans quelque musée et déjeunant sous quelque gloriette au bord de l'Elbe qui clapotait sous le soleil. Et il caressait le doux rêve que le soir, il entendrait La Valkyrie, opéra qu'il n'avait pas encore vu; il ne se le pardonnait pas, du reste, car il était un fanatique de Wagner.
Sans qu'il parlât avec des personnes autres que la serveuse et le wattman, les heures passèrent. Il prit le thé, mangea quelque nourriture car, l'opéra commençant à une heure assez avancée, il savait qu'il ne lui resterait pas le temps de dîner. Puis, content et calme, tranquille et heureux, tel qu'il était en dépit de sa nature nerveuse et des accès de mélancolie dont il souffrait périodiquement, il se promena lentement - car il avait encore le temps - en direction de l'Opéra. Plusieurs magasins de la rue de Prague fermaient déjà leurs portes et cessaient leur activité. En voyant un opticien qui ordonnait à son employé de fermer les volets des fenêtres, il se rendit compte qu'il n'avait pas de lorgnette. L'idée lui vint soudain que la quatrième galerie - où il avait déjà pris une place à une autre occasion, mais plus à l'arrière - se trouvait à une distance considérable de la scène, et qu'une lorgnette lui serait très utile... Il se dit en même temps que la journée avait été peu coûteuse et que le prix de la place était de trois mark seulement, et lorsque son regard rencontra par hasard les yeux vifs de l'opticien, il lui fit un signe, comme par intuition, pressa le pas et cria, encore sur le trottoir:
- Le magasin est-il déjà fermé? Pourrais-je encore m'acheter une lorgnette?
D'un ricanement bienveillant, l'opticien, qui était grand et maigre, acquiesça de la tête et l'invita à entrer dans le magasin à moitié obscurci. A peine le touriste était-il entré, qu'il eut le pressentiment qu'il commettait une erreur et qu'il ferait mieux de quitter le magasin, parce que le visage de l'opticien ressemblait désagréablement à une tête d'oiseau. Mais cette impression fut si rapide, si gratuite et si vague qu'elle ne se mua
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pas en une idée clairement formulée. C'est pourquoi le jeune homme resta dans la magasin et reprit:
- J'aimerais avoir une lorgnette, un modèle simple et qui ne soit pas trop cher.
L'opticien lui en montra quelques-unes en désignant d'un geste louangeur la marque des objectifs.
- Celle-ci est si petite, objecta timidement le jeune homme qui, étant de stature petite et maigre, aimait les grandes dimensions pour les objets usuels, et croyait inconsciemment qu'il en imposait parce qu'il se servait d'un grand mouchoir ou qu'il mettait des gants trop larges.
- Dans ce cas, prenez celle-ci, lui proposa l'opticien.
- Ce sont plutôt des jumelles pour les courses, rit le jeune touriste. Elles sont assez lourdes...
Il les mit devant ses yeux en réglant les objectifs. Il voyait très clairement la rue.
Le prix lui plaisait moins. S'il achetait cette lorgnette, il aurait une journée coûteuse. Mais quelle claire perspective de la rue ces objectifs ne lui offraient-ils pas!
- Soit, tant pis, dit le touriste. Je prends celle-ci.
Il paya. Il sortit, emportant la lorgnette dans son étui. Maintenant, il devait se dépêcher. Soudain, il pensa qu'il avait jugé la tête d'oiseau de l'opticien vraiment rébarbative. Mais il n'approfondit pas cette aversion; il lui arrivait assez souvent d'avoir ce genre d'antipathies ou de sympathies bizarres qui, parfois, ne manquaient pas de lui compliquer la vie de tous les jours.
Maintenant, il pressait le pas. Voilà l'Opéra. Déjà, un flot de silhouettes noires traversait la place qu'enveloppaient les lueurs vespérales, pour entrer par les larges portes éclairées. Bien qu'il sût qu'il n'était pas en retard, il se dépêcha, nerveux, et escalada allègrement les nombreux escaliers en se frayant un chemin au milieu des autres personnes qui montaient à leur aise. Ayant vite repéré sa place au premier rang, il s'y installa, tout heureux à la perspective de jouir de la musique.
Il sortit la lorgnette de l'étui et les posa tous les deux sur le large rebord devant lui. A côte de lui, à gauche et à droite et derrière lui, les places furent bientôt occupées. Comme toujours, la salle était comble; en bas aussi, les rangs des loges et le parterre se remplirent.
Soudain, le jeune homme pensa que la lorgnette pouvait tomber... dans la salle maintenant à moitié assombrie, et il la mit sur ses genoux. La représentation débuta dans un climat de pieuse attention et de solennité en honneur de Wagner. Dans la grande salle, qui était comble, on entendait à peine un bruit ou un mouvement, à peine un toussotement ou une main qui prenait une lorgnette, en dehors des ondes majestueu- | |
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ses de la musique. Le jeune touriste, lui aussi, braqua sa lorgnette sur Siegmund, dont la voix le berçait chaleureusement, pour le rapprocher de lui.
Soudain, le plaisir esthétique qu'il éprouvait fut traversé par l'idée que de la place où il était assis, la salle faisait penser à un précipice, et que la lorgnette pesait lourd. Au même instant, un peu plus loin, un programme s'envolait dans le vide en tournoyant. Cela détourna son attention: il vit tourner le programme qui alla se poser sur la coiffure grise d'une dame. La main de celle-ci s'en empara comme s'il s'agissait d'un oiseau. A côté de la dame était assis un monsieur chauve au crâne luisant.
Mais déjà, Sieglinde captivait à nouveau l'attention du jeune touriste. La jeune et blonde fille germanique le passionnait, absorbait toute son âme, qui s'abandonnait au charme du chant. Il la trouvait éminemment poétique et émouvante lorsqu'elle était avec Siegmund dans la cabane de Hunding.
La lorgnette lui pesait lourd sur les genoux. Il la remit sur le rebord, où sa silhouette noire se dressait comme si c'était une double tourelle. Pourtant, elle y était en lieu sûr.
Puis, dans un réflexe presque humoristique, le jeune homme se pencha en avant pour voir qui était assis juste en dessous de lui, et sur qui la lorgnette tomberait éventuellement... si jamais elle tombait.
C'était une curiosité presque malsaine que lui inspirait cette idée d'une éventualité quasi impossible qui l'avait effleuré un bref instant. Car, maintenant qu'il s'était rendu compte que la lorgnette pouvait tomber, elle ne tomberait certainement pas.
Il ne distinguait pas nettement qui était assis juste en dessous de lui. La salle y était trop assombrie. Mais précisément à cause de cette obscurité, qui atténuait les contours des spectateurs, il revoyait à nouveau plus nettement, là-bas, la dame gris pigeon qu'il avait déjà remarquée, et qui avait saisi le programme volant. Et, à côté d'elle, le monsieur au crâne chauve...
Le crâne brillait. Parmi les milliers de silhouettes écoutant passionnément, qui étaient assises l'une à côté de l'autre, parmi toutes les coiffures des femmes et d'autres crânes chauves d'hommes, brillait ce crâne lointain... Il luisait à la hauteur des trois quarts environ de la distance qui séparait la quatrième galerie de la scène, là-bas, au loin... Rond comme une pleine lune obsédante, il brillait, perdu parmi toutes ces silhouettes entourées d'ombre, ces occiputs dévots et ces dos raides d'attention, il brillait comme une cible, il brillait, tout blanc, il luisait...
Se reprochant son étrange distraction, son absence qui l'importunait lui-même, le jeune touriste s'obligea à concentrer toute son attention sur Hunding. Ensuite, il jouit beaucoup du Liebeslied, de la brillante voix de ténor qui chantait l'amour et le
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printemps en éclosion. Mais il n'arrivait plus du tout à chasser de son esprit la boule luisante d'en bas, tellement elle l'obsédait. Chaque fois, son regard obliquait vers le crâne qui, dans l'obscurité de la salle, semblait briller maintenant telle une énorme bille blanche.
Un mouvement d'impatience et de répulsion envers lui-même, secoua le jeune homme. En même temps, il saisit la lorgnette de peur qu'elle ne tombât. Et la lorgnette ne tombait pas, et les mains du jeune homme la serraient plus fort qu'il ne fallait... et elles la braquaient sur Siegmund et Sieglinde...
Puis, ce fut comme s'il ne devait plus parvenir à se dominer... comme si quelque force impérative le contraignait à lancer la lorgnette dans l'espace de la salle, en visant la boule provocante, cette bille géante, la cible luisante, là-bas, aux trois quarts environ de la distance qui le séparait de la scène.
Dans un mouvement de résistance véhément, il se jeta en arrière... et, tremblant de tout son corps, il réussit encore à déposer la lorgnette. Il n'y arrivait presque plus. Puis, il serra les bras contre son corps, pour ne pas saisir la lorgnette, pour ne pas la lancer vers la cible ronde qui luisait là-bas, au loin.
Sa voisine lui jeta un rapide coup d'oeil de côté. Ce geste lui apparut comme un sauvetage maternel.
- Je vous demande pardon, murmura-t-il, pâle et à moitié fou. Je ne me sens pas bien. Je me sens très malade. Permettez que je vous dérange un instant. J'aimerais m'en aller.
C'était à la fin du premier acte. Il se leva. Tremblant, mais sans faire le moindre bruit, il se glissa le long des genoux des cinq, six personnes qui le séparaient de l'extrémité du rang.
- Vous oubliez votre lorgnette, lui souffla encore la voisine.
- Ne vous inquiétez pas, madame, je reviendrai tout à l'heure, j'espère.
Il descendit et monta quelques marches en trébuchant. Chut!, soufflaient des voix exaspérées. Puis, le rideau tomba, la clarté se fit dans la salle, et les applaudissements fusèrent. Dans la salle maintenant éclairée, son obsession d'il y a quelques instants lui semblait une sottise, une mauvaise blague, une impulsion gratuite à laquelle il ne serait jamais laissé aller, du reste! Il n'était pas fou, tout de même! Lancer sa lorgnette dans la salle? Allons, maintenant il saurait surmonter cette folle impulsion; un rien de volonté et de raison y suffirait. Il avait faim et se rendit au buffet pour y manger un sandwich avec un verre de bière. Voilà qui pourrait le calmer après la folie de tout à l'heure.
Lorsque la salle s'obscurcit au début du second acte, il pensait cependant que ce qui
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lui avait pris devait être une sorte d'acrophobie, ce que les Français appellent le vertige de l'abîme... Il ne s'était pourtant pas senti l'envie de se jeter en bas. Peut-être ferait-il mieux de ne plus prendre dorénavant une place au premier rang, si haut audessus de l'abîme de la salle... Non, il ferait mieux de rester debout, à l'arrière, dans le passage. Car même si cette obsession avait été une sottise, il se pourrait qu'elle le reprît s'il s'asseyait à nouveau sur le même fauteuil, et elle gâcherait tout le plaisir qu'il prenait à la musique.
Il restait debout. Là-bas, sa place restait inoccupée, et les deux tourelles de sa lorgnette noire se dressaient, sarcastiques mais inoffensives, sur le large rebord devant le fauteuil vide. Mais il lui suffisait de se dresser sur la pointe des pieds pour apercevoir encore tout juste, dans la salle, la crâne blanc qui brillait telle une cible...
Tourmenté, il haussa les épaules, claqua de la langue pour chasser son irritation et écouta attentivement les cris triomphants que lançait Brunhilde du haut du rocher où elle était apparue. Il devint plus calme et se mit à savourer.
Le Feuerzauber le submergea délicieusement, et sa pure jouissance lui rendit tout à fait son équilibre.
Lorsque l'opéra fut terminé, il se proposa cependant de ne plus jamais prendre une place au premier rang de la quatrième galerie. En tout cas, jamais plus il ne prendrait une lorgnette si grande. En outre, il n'emporterait pas la lorgnette qui lui avait pesé si étrangement dans les mains et qui, jointe à ce précipice et à cette cible idiote, là-bas, lui avait inspiré cette folle impulsion... Il la laisserait là... avec les deux tourelles noires... sur le large rebord... face au précipice et à la salle qui se vidait de tous les côtés.
C'était comme s'il s'enfuyait par les escaliers, craignant que quelqu'un ne lui criât qu'il avait oublié sa lorgnette.
C'était cinq ans plus tard. Il avait réussi dans sa carrière. Il était marié. Il avait effectué plusieurs petits voyages en été, en hiver, aussi bien pour son travail que pour son plaisir. Il n'était plus revenu à Dresde mais, cette année-là, il y repassa par hasard. Au début de l'automne, lorsque les parcs prennent leurs teintes dorées, les affiches de l'Opéra annonçaient une série de représentations de L'Anneau du Nibelung. Ce soir-là, on donnait La Valkyrie. Il se souvenait encore de la magnifique représentation d'il y avait cinq ans. Le souvenir de son obsession s'était estompé; il ne lui restait plus qu'un souvenir très vague du vertige qui, depuis, l'avait fait quelquefois sourire et hausser
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les épaules. Bien sûr, ce soir, il irait réentendre La Valkyrie. A la location, on lui dit que la salle était complète.
Il le déplora. Il se détourna pour s'en aller. A ce moment précis, quelqu'un s'approcha et annonça au préposé qu'il mettait à sa disposition la place qu'il avait réservée au premier rang de la quatrième galerie. Il lui était impossible d'assister au spectacle.
Le jeune homme s'empressa de reprendre la place et se demanda où il avait encore vu cette tête d'oiseau rébarbative... Allons, il serait à nouveau assis au premier rang de la quatrième galerie, si haut, mais cette fois-ci il n'aurait pas le vertige, et il ne se laisserait pas désorienter par une folle impulsion. D'ailleurs, il ne prendrait même pas de lorgnette. Il n'en avait pas, et il ne s'en achèterait pas.
Le soir, il arriva un peu en retard. La salle était déjà assombrie et comble; l'ouverture venait de commencer. Il hésitait à déranger les spectateurs du premier rang, mais l'ouvreuse estima que, ne devant déranger que quatre personnes, il pouvait parfaitement atteindre sa place. Il se glissa donc le long de leurs genoux en mumurant quelques excuses et s'assit.
Puis, l'ouvreuse se pencha vers lui en murmurant, et lui présenta une grande lorgnette en demandant:
- Peut-être désirez-vous louer une lorgnette? C'est un mark.
Il crut déceler quelque sarcasme dans la voix de l'ouvreuse, s'effraya et regarda la lorgnette qu'elle lui présentait. C'était sa lorgnette à lui, celle qu'il avait abandonnée ici même, cinq ans auparavant, qu'il n'avait jamais réclamée, qui n'avait jamais été déclarée au bureau de police, et que l'ouvreuse louait à quelque spectateur si l'occasion s'en présentait. C'était sa lorgnette à lui. Avant qu'il eût pu refuser, il avait saisi l'objet d'un geste irrésistible. Des voix exaspérées faisaient: chut!, et déjà l'ouvreuse se retirait, lui faisant signe qu'il payerait tout à l'heure...
Puis, au beau milieu du duo entre Siegmund et Sieglinde, en haut, au premier rang de la quatrième galerie, quelqu'un se tortilla en criant comme s'il était frappé d'une attaque d'épilepsie, comme s'il luttait avec une force plus puissante que lui, et à travers la salle arrachée à sa pieuse attention, une main lança un lourd objet qui, telle une pierre, se précipita dans l'abîme en esquissant une large courbe.
Et au parterre où, à côté d'une dame gris pigeon, était assis un homme chauve, un autre, bien que jamais visé ni jamais remarqué, fut frappé fatalement et expira en poussant un hurlement, tandis que son cerveau éclatait. |
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